Le samedi 20 août 1955, une insurrection éclate dans le Nord-constantinois selon la terminologie de l’époque. Ce jour-là, la France, grande nation civilisatrice devant l’Eternel, s’est hissée encore une fois au sommet de l’indignité et de l’ignominie. Ce jour-là, en Algérie, la police et l’armée françaises, les pied-noirs devenus miliciens ont écrit une des pages les plus sombres de la répression coloniale. Ce jour-là marque en fait la fin définitive du rêve colonial tel qu’imaginé pour notre pays par des étrangers que l’histoire a portés un jour d’été de 1830 sur nos resplendissants rivages. Ce jour-là marque la fin d’une fiction : l’Algérie département français.
Ce jour-là est un jour d’août que rien ne distinguait en apparence des autres jours. Une journée chaude et lumineuse. Seuls Zighoud Youcef et ses frères d’armes savaient que ce jour-là ne serait pas un jour comme les autres. Les services de police français avaient évidemment des informations sur ce qui se tramait secrètement. Mais eux aussi étaient aveuglés par leurs illusions et leurs préjugés sur « ces arabes bons à rien » et que rien ne pouvait faire sortir de leur léthargie. La leçon du 8 mai 1945 n’a décidément servi à rien et les impérialistes, comme disait Giap, sont encore et toujours de mauvais élèves.
A Skikda, la Philippeville des colons, tout commence à partir de onze heures et demie environ avec des coups de feu qu’ on entendait d’un peu partout. J’avais sept ans et demi et c’était une première pour moi. Ne comprenant pas ce qui se passait réellement, j’étais plutôt terrorisé par l’affolement des grandes personnes à vouloir nous cacher au plus profond de la maison. La suite des événements est devenue un épisode majeur de la guerre de libération algérienne et est connue de tous, même si l’appréciation historique diffère selon les parties impliquées dans le conflit.
Les militaires français, passé l’effet de surprise et ayant retrouvé leur esprit vengeur, se sont attaqués en premier lieu aux plus faibles, c’est-à-dire ceux qui habitaient les gourbis sur les hauteurs de la ville. Les hommes étaient rassemblés et menés au stade municipal où leur destin était scellé définitivement. Terrés dans les recoins de la maison, on entendait les pas pesants de ceux qu’on mène au supplice.
Le bulldozer qui a servi à ensevelir les victimes algériennes de la fureur sanguinaire est toujours exposé au stade municipal de Skikda. Jamais pièce à conviction ne pesât si lourd. Jamais pièce à conviction ne résistât aussi longtemps au temps qui passe. Le stade municipal allait être le théâtre de la mise à mort de milliers d’Algériens, une gare de triage de l’horreur.
Jean-Louis Comolli, à l’époque jeune pied-noir de Skikda et fils d’un médecin très modéré, raconte, dans un livre de souvenirs, un épisode dramatique de cette journée auquel il assistât. Revenant de la plage au moment où l’insurrection éclate, il assiste à une scène terrible : « …une file d’une centaine peut-être d’Arabes, hommes en djellabas, en chemises, turbans défaits et, autour d’eux, deux douzaines de ces gardes-mobiles …fusils braqués. Un officier s’avance. Papiers ! Les prisonniers tendent les mains pour présenter quelque chose…que je ne vois pas bien. Mais je vois l’officier prendre ces bouts de papier…et les déchirer un à un et les laisser tomber sur l’asphalte. Avec ou sans papiers, ils savaient la mort à deux doigts et le bruit du papier déchiré était en sourdine la petite musique de la mort. »
Les appels au meurtre ont été claironnés dès que l’attaque de la mine de Fil-Fila, à quelques kilomètres de Skikda, a été connue. Le maire de l’époque, Benquet-Crevaux, s’est tristement illustré lors des obsèques des victimes françaises, en foulant au pied la couronne de fleurs envoyée par le Gouverneur Général de l’Algérie et en appelant une nouvelle fois à la vengeance et au meurtre des Algériens. Disparu dans la nature quelques mois après les événements, ce triste sire réapparaît à Skikda après l’indépendance où il est accueilli presque officiellement, en tout cas avec sympathie. Les perplexités de l’Histoire.
Le nombre des victimes des massacres du 20 août et des jours qui ont suivi reste un sujet de discussion entre historiens et n’est pas prêt d’être clos. Une chose est certaine : tous les massacres perpétrés en Algérie pendant la période coloniale relèvent soit du crime de guerre, soit du crime contre l’humanité. Il n’y a aucun doute là-dessus. Le doute est à chercher dans la volonté du pouvoir algérien, depuis 1962, d’en faire une question d’actualité.
De toutes les victimes, ma mémoire d’enfant n’a gardé que le souvenir du marchand de «crème » comme on disait. Il avait sa baratte à glace traditionnelle installée sur un trottoir, tout près du quartier arabe. Paris-Match avait publié une photo de sa machine, abandonnée, avec une légende accusant son propriétaire de cacher des armes. Naturellement , tous les morts algériens étaient pour les Français des criminels dangereux abattus dans un cadre de légitime défense.
Si pour les initiateurs de l’insurrection du 20 août l’objectif était d’installer durablement la lutte armée dans l’esprit des Algériens non encore acquis à ce principe et de créer un fossé entre les deux communautés en présence, le succès est total. L’insurrection et les représailles féroces qui s’ensuivirent ont réduit à néant toutes velléités de solution amiable. La rupture est définitivement consommée, si tant est qu’ elle ne le fût pas auparavant.
Le 20 août 1955 a permis d’inculquer dans la tête des Algériens que le combat final a commencé, que le mouvement était irréversible, et que la reconquête de la liberté ne pouvait se faire sans violence et sans le sacrifice suprême de beaucoup d’Algériens; que la communauté de vie entre deux parties que tout oppose est une utopie que l’histoire a condamné, surtout quand l’une, minoritaire, a brimé l’autre, majoritaire, pendant si longtemps.
Le maître d’œuvre de l’insurrection mérite d’être connu. Zighoud Youcef est né en 1921 à Condé-Smendou, près de Constantine, village qui porte aujourd’hui son nom. Tous les témoignages font état de son engagement absolu, depuis son plus jeune âge, dans la lutte pour l’indépendance de l’Algérie, de son intégrité morale ainsi que de ses qualités de chef et de dirigeant politique hors du commun.
Le Docteur Lamine Khène, ancien officier de la Wilaya II historique et dernier membre vivant du GPRA, déclare à propos de Zighoud Youcef : « Un personnage extraordinaire. Un génie politique et militaire. »
Le forgeron de Condé-Smendou avait une personnalité trempée dans l’acier. Au Panthéon de la Révolution de 1954, il occupe une place à part. Tombé dans une embuscade de l’armée française, il meurt le 18 février 1956 à Sidi-Mezghiche, dans la wilaya de Skikda.
Pour les Skikdis, cette journée est restée particulière des années après l’indépendance, chacun gardant au fond de sa mémoire un souvenir précis, et très peu de familles ont été épargnées . Pour tous, il signifie l’intrusion de la guerre dans le quotidien, mais aussi le moment où ce qui n’était qu’ un simple mirage commence à prendre une forme réelle.
Ok, mais les femmes pieds-noires violées et éventrées, et les bébés fracassés contre les murs à la mine de El-Halia, on en parle ou c’est tabou? La petite Bernadette Mello âgée de 5 jours découpées en tranches devant sa mère avant d’être remise de force dans ses entrailles, on en parle?
La plus grosse ignominie de cette journée à été commise par les algériens. Ressembler des hommes dans un stade et les abattre d’une balle c’est pas cool, mais massacrer des bébés c’est un autre niveau….
[…] Nous ne sommes pas sortis du Congrès de la Soummam où on voulait la séparation du politique et du militaire. C’était le 20 août 1956. […]