Cet entretien extraordinaire a été réalisé en janvier 2012 par notre confrère Nordine Azzouz. On y retrouve Ali El Kenz avec son extraordinaire finesse d’analyse parler d’exil, de la crise, des années 90 et du système algérien devenu “autophage” où les “les conflits, durs, violents commenceront, comme dans une famille d’héritiers qui commence à s’entredéchirer dès la fin annoncée du « patriarche-patrimoine »
Vous venez de publier chez Casbah Editions «Ecrits d’exil», un livre qui restitue à la fois une partie de votre itinéraire personnel et des fragments de quelques-uns de vos travaux de recherche en sociologie. Pourquoi ce besoin de «vous raconter» avant d’aborder des sujets, disons, strictement universitaires ?
Sans vouloir écrire mes mémoires, ce n’était pas mon ambition en tous cas, j’ai considéré que le temps était venu de restituer une partie de mon vécu: de l’enfance à Skikda dans les années 50 à la période actuelle à Nantes où j’enseigne et poursuis mes travaux de recherche. L’expérience de l’exil à partir des années 90 et dans les conditions que certains d’entre nous ont connu m’ont sans doute incité à revenir sur mon parcours individuel, à en restituer certains aspects en quelque sorte, mais la partie qui lui est consacrée dans le livre reste courte par rapport au reste qui recouvre presque une trentaine d’années de recherche et de travaux universitaires. Bien qu’importante- elle m’a coûté environ une année de réflexion puis de rédaction- cette partie-là ne me paraît pas moins essentielle que les autres chapitres même si l’ouvrage qui les contient est un « tout » et qu’il répond à la motivation de questionner et de décrypter la société. J’ai adopté alors, presque spontanément, le style d’un récit, la description plus que l’analyse, un peu dans la tradition – je ne sais pas si j’y parviens d’ailleurs ?- d’un David Hume ou d’un Jean-Paul Sartre ou pour rester dans « notre monde », d’un Jahiz plus qu’Ibn Khaldoun.
Le premier était « sceptique », le second était « existentialiste » et «engagé »; un philosophe tapageur qui ne mâchait pas ses mots, . Vous, vous donnez plutôt l’air d’un intellectuel» qui préfère décrypter tranquillement, loin du tumulte de l’actualité. Même dans vos écrits actuels dans El Watan par exemple vous rechignez à dire et à écrire ce que vous pensez par exemple de la conjoncture politique. Vous êtes un intellectuel prudent, disent certains…..
Oh !, je n’ai pas la moindre prétention d’établir une quelconque filiation entre moi et ces immenses philosophes je les ai cités pour dire que ce sont pour moi,des repères majeurs et des modèles de comportement à partir desquels j’essaie de me situer en tant qu’intellectuel et en tant que sociologue réfléchissant sur le monde et sur la manière dont bouge et fonctionne la société. Ceci dit, je ne me considère pas comme un intellectuel prudent. Je ne le suis pas et ne me souviens pas l’avoir été, même au temps de Boumediene et au temps où j’ai signé Tahar Benhouria, le bouquin sur l’économie algérienne ou encore, mes interventions dans « Algérie-actualités » sous le pseudo de Hocine Lotfi et réunis plus tard dans le livre, « Les maîtres penseurs ». Vous savez, mon grand maître, c’est Gramsci et avant Gramsci c’était Ernst Bloch et son «principe d’espérance ». Je dis cela parce que je considère que la critique de la société et de l’Etat par un intellectuel doit ramener les gens à réfléchir, vous comprenez, à réfléchir et à se poser des questions. Pas à calomnier ni à insulter. Quand vous vous apprêtez à passer une dure épreuve, traverser une montagne ou subir un examen, par exemple, il ne sert à rien d’insulter ou de maudire l’une ou l’autre même si votre humeur vous pousse à cela. Il vous faut au contraire calmer votre émotion et analyser l’obstacle pour le vaincre. Pour ce qui qui me concerne, tout se passe entre mes observations, leur analyse et enfin, le plus dur, les écrire. L’écriture est ma seule arme et je dois maîtriser ma plume, mon clavier, sans trop les brider pour, avec les mots choisis, exprimer avec le plus de simplicité possible (je suis à la lettre Jahiz) communiquer ma pensée.
Vous détestez la pensée pamphlétaire. Pourtant, y a de quoi être indigné dans ce pays et dans ce monde, non ?
Je ne sais pas s’il faut parler de parole pamphlétaire plutôt que de pensée pamphlétaire mais les deux ne m’intéressent pas. Je crains que dans le pamphlet on ne devienne prisonnier de l’événement et qu’on oublie – c’est ce qui arrive toujours dans ce cas de figure- qui tire les ficelles et dans quel but. Souvent en effet, « l’événement » qui fixe les regards des gens et l’attention des pamphlétaires est un artefact construit à cet effet. « Une star » qui durera le temps d’une mode : un concept comme la pauvreté , un fait de société comme la mort de M. Jackson où un événement comme les élections en Georgie. Dans son roman « Manhattan Transfert », le romancier américain Dos Passos, parlant de la mort d’un grand acteur américain notait cette observation très fine : il est mort à la première page du New York Times et a été enterré quelques jours plus tard, dans une petite notice nécrologique , à la dernière page. En fait, je suis tout simplement mal à l’aise dans la dénonciation à chaud et dans les répliques instantanées. De plus, je n’aime pas blesser mes adversaires. Enfant, quand je me bagarrai, j’étais plutôt un défensif qu’un offensif mais je savais me défendre quand on cherchait à m’agresser. Adulte, je n’ai pas changé et suis resté comme tel. Si l’on doit parler de prudence, elle est donc plutôt dans l’expression et dans la prise de distance. Au niveau de l’écriture et de la réflexion, je pense comme Gramsci qu’à la différence de la guerre où on attaque l’ennemi à son point le plus faible, dans la culture on doit l’affronter à son point le plus fort. Lequel est le plus souvent masqué par les évidences du sens commun.
Durant les années 90, période terrible mais ô combien significative au sens politique et historique, on a considéré que vous n’aviez pas beaucoup ou pas du tout parlé. Peut-être que ce reproche de « prudence » qui est vous fait vient-il de cette époque ?
Mais qui c’est ce «on» ? C’est un paradoxe que de se tapir dans l’anonymat et de reprocher à quelqu’un comme moi de ne pas s’exprimer. Mais passons… Sur la question des années 90, j’aimerai rappeler un point : en quittant le pays pour la Tunisie, je pensais que j’allais revenir chez moi au bout d’une année. Cela ne s’est pas passé ainsi et j’ai dû partir en France. La seule attitude qui me paraissait juste et raisonnable était alors de m’abstenir de tout commentaire sur l’Algérie. Non pas par crainte ou par esquive mais parce que j’étais intellectuellement convaincu de l’idée qu’étant à l’étranger, loin de la tragédie et de ses morts, je n’avais plus le droit, au sens éthique du terme, de parler de l’Algérie et de ce qui s’y déroulait. Jusqu’à mon retour en 1998, je m’étais interdit d’intervenir sur la situation de mon pays et de ne pas répondre aux invitations pourtant nombreuses pour des colloques ou des rencontres d’ONG. Ce jeu-là ne m’intéressait pas, j’en connaissais les enjeux, et je ne voulais surtout pas passer pour une victime. Pour être recruté à l’université de Nantes, j’ai passé des auditions comme tout le monde pour mon poste de professeur,et je me souviens avoir dit à la vingtaine d’universitaires qui devaient se prononcer sur mon élection : « s’il vous plait, ne me jugez pas comme un Algérien en exil, mais comme un sociologue. Je ne voulais pas et je ne veux pas de points supplémentaires ou « de discrimination positive » ; je déteste cette posture !
Restons dans les années 90. Que pensiez-vous de la lutte contre les islamistes radicaux ? Est-il vrai que la communauté catholique de Sant’egidio a tenté de vous solliciter pour prendre part au « dialogue pour la paix » ?
Je n’étais pas « un éradicateur », si c’est ce que vous voulez dire . Il est vrai aussi que j’ai refusé de répondre aux sollicitations de Sant’Egidio, tout simplement parce que je n’approuvai pas l’idée d’une paix en catimini dans un couvent. On ne fait pas la paix en catimini et l’urgence de l’époque était de trouver, de construire un cadre national pour débattre des problèmes cruels dans lesquels le pays se trouvait. L’initiative de cette organisation catholique me paraissait aussi donner aux islamistes radicaux – c’est ce qu’ils voulaient d’ailleurs – une légitimité internationale et surtout l’illusion qu’ils allaient l’emporter sur le terrain de l’affrontement armé . Ce qui ne pouvait pas être le cas et devait provoquer un prolongement de la guerre avec un nombre plus important de morts, pour rien. Et c’est ainsi qu’à l’inverse de ce qui était recherché, San’t Egidio a contribué à enflammer et à prolonger la logique de guerre au lieu d’accélérer le processus de paix.
Dès lors, je me suis refusé à tout commentaire et je suis resté catégorique : ne rien signer.
N’y avait-il pas dans cette posture et dans l’ «embarras» qu’avaient beaucoup d’universitaires et de penseurs face à la vague islamiste l’aveu d’une génération d’intellectuels qui s’est trompée sur la question de l’histoire, de la modernité, et qui n’a rien vu venir de la menace intégriste ?
Il n’y a pas que moi qui me se suis « planté ». Pendant des années, j’ai travaillé comme beaucoup d’intellectuels sur l’identité des classes sociales pas seulement en Algérie mais dans la sphère arabe, au Maghreb, en Egypte, au Liban, etc. Or, personne dans cette sphère, n’a vu venir la vague nouvelle, et surtout , sa force. Y compris le « grand maître », l’historien marocain Abdallah Laroui et sa classification qui distinguait les étapes : le clerc, le politicien pour finir avec le technophile. Aujourd’hui, les trois sont là, et il nous faut comprendre et analyser cette réalité complexe dans laquelle s’imbriquent dans un mélange étonnant ces trois dynamiques et acteurs sociaux. Mais l’erreur de Laroui qu’il doit à son hégélianisme et son évolutionnisme était révélatrice de celle de toute une génération d’intellectuels maghrébins et arabes. Il a été simplement celui qui l’a le mieux formalisée.
La tentation devant un intellectuel comme vous – sociologue de surcroît- est de lui demander de jouer aux oracles et de nous dire comment la société évolue-t-elle. Estimez-vous possible un retour de l’islamisme radical et destructeur tels que nous l’avons connu ?
Je ne suis pas sûr que l’islamisme puisse revenir sous la forme qu’il avait dans les années 80 et 90 – ce serait terrible. La société pose des questions « terre à terre » comme le droit au logement, à une vie décente, etc. Mais elle reste dangereusement vulnérable aux manipulations symboliques de toutes sortes et les ingrédients de la radicalisation sociale sont toujours réunis, avec ses dérives possibles, dans le populisme autoritaire, l’islamisme radical ou même et pire la fragmentation nationale. D’autant que l’impression dominante, aujourd’hui, est celle d’une société autophagique, sans mémoire, où les mécanismes de solidarité se fragilisent et se cassent les uns après les autres; une masse qui fonctionne sans flèche, sans direction je veux dire, avec, en face, un État fermé sur lui-même et qui nourrit et se nourrit de l’autoritarisme- versus- actions émeutières et attentats terroristes.
Les populations “sans frontières” et les “cadenassées”
Vous dites société autophagique, un terme fort… Quels seraient selon vous les symptômes de cette autophagie: la harga ?
La harga est, en effet, un indice frappant de cette absence de lien social et de cette pulsion de mort qui poussent des personnes qui ne sont pas toutes jeunes à quitter coûte que coûte le pays et à s’embarquer, le plus souvent pour la mort. Elle est un phénomène qui exprime la fragilité des liens sociaux, et qui révèle l’incapacité de l’Algérie, en dépit de ses moyens, à répondre aux besoins de ses enfants et donner un sens à leur vie. Sans doute aussi la représentation tragique de l’absence d’un projet de société qui anime et mobilise la société, une absence qu’on retrouve selon moi dans le nouveau système économique, rentier et peuplé de «voleurs», «que des voleurs», comme on dit dans la rue. Il faut ajouter à cela, la terrible sensation d’enfermement que les nouvelles formes de mobilité internationale mise en place par l’Occident ont rendu insupportable. Pour les habitants des pays « faibles », les plus jeunes d’entre eux surtout, « le visa » crée dans un monde « mondialisé », un sentiment d’inégalité et de frustration qui aggrave les fardeaux de la vie quotidienne locale. A cette échelle « globale », il y aujourd’hui deux populations : celles « sans frontières » de l’Occident, et celles avec des « frontières cadenassées » des autres pays. Cette nouvelle topologie mondiale rappelle à beaucoup d’égards les systèmes féodaux anciens où les « pauvres », serfs, paysans et autres étaient astreints à résidence dans les fiefs des seigneurs. Je suis étonné, quant à moi, par la relative inertie des associations de droits de l’homme, nationales et internationales vis-à-vis de cette question. Elle est un des noyaux durs de la mondialisation en cours et j’imagine bien, quant à moi, gauchiste radical que je suis, de larges mouvements de masses, organisés internationalement, encombrant pacifiquement les accès aux ambassades des pays riches. Je rêve…. peut-être.
« Des voleurs » qui existent et que la société, dans les questions qu’elle pose, dénonce en un discours résolument contre l’Etat. Un intellectuel comme vous ne doit-il pas lui aussi dénoncer ?
Bien sûr qu’il faut dénoncer les voleurs, mais il faut aussi aller au-delà, ce que j’ai essayé de montrer dans ma chronique « Kenwood II , Intérêt et politique» de fin juin dernier dans El Watan où j’essaye de sortir de la question de corruption qui est de type moral pour saisir ce nouveau modèle d’entrepreneur qui a mis les charges de l’État, du bien commun, au service de l’intérêt particulier et un moyen d’appropriation privative sous toutes ses formes. Nous sommes devant un système économique et social et donc aussi politique redoutable. Il faudra beaucoup d’écrits, de travail d’analyse, une reformation des expressions de lutte même, pour pouvoir faire face à cette gangue, à cette glue plutôt que classe. Car, à la limite, si on avait une bourgeoisie industrielle, des intérêts et un morphisme visible de classes et de conflits de classes, l’action politique étant plus transparente serait plus aisée. Mais on ne l’a pas.
Naissance du système “autophage”
A qui la faute ? A Boumediene ? Et à son «industrie industrialisante » ?
Je ne suis pas d’accord avec cette lecture simpliste, un poncif de paresseux même. L’erreur de Boumediene est de Belaïd Abdeslam, ce n’est pas d’avoir créé un secteur public dominant – il fallait le faire- mais d’avoir interdit à la bourgeoisie industrielle privée d’exister face au système étatique. Le secteur public, qui n’avait que des assises politiques « monopartisanes », s’est retrouvé laminé dès la disparition de Boumediene ; le chef, le « César » sur le pouvoir duquel reposait tout l’édifice . Un exemple : le complexe comme celui d’El Hadjar ,qui ne pouvait pas tout faire , s’est trouvé à un moment de son histoire contraint de sous-traiter certaines tâches. Le passage à une forme de production industrielle, plus complexe et associant le secteur privé national était lancé J’ai moi-même assisté à des réunions où on commençait à faire appel à de petits industriels du coin: des sous traitants en forge, en chaudronnerie pour libérer l’usine de certaines séquences industrielles. Sauf que quand on a commencé cette opération, Boumedienne décède, le système politique se rééquilibre. Autour d’autres acteurs qui ont alors surgi et sont venus faire de la restauration, le transport du personnel, des opérations et des interventions qui n’ont aucune valeur industrielle mais sont génératrice d’argent et de puissance : 14 000 repas par jours, 70 000 Kms de rotation par jour pour le transport du personnel, vous vous rendez compte, cela représente une source de richesse importante. L’obtention des contrats s’est faite évidemment à partir de pressions venus « d’en haut ». L e système « autophage » venait de naître.
L’émergence d’un nouveau paysage économique ?
Exactement. Tout le malheur de l’Algérie est que Boumediene est mort avant d’avoir fini le cycle de trente ans nécessaire à la construction des fondamentaux de l’économie nationale : des grandes entreprises industrielles nationales progressivement insérées dans un maillage serré d’industries privées. La Corée du Sud, tous les grands pays émergents, ont eu ce cycle de trente ans, le nôtre non. Le virage de 1982, année durant laquelle le congrès du FLN a pris des résolutions qui ont affaibli le secteur public industriel, a été fatal. Mais en en l’affaiblissant, on affaiblissait en même temps les possibilités de croissance d’un secteur privé industriel consistant. Les conflits entre les deux secteurs et donc entre les deux groupes ont été exagérés dés l’Indépendance et ont masqué des dérives plus graves. En se focalisant sur cette ligne de front, attisée plus par des rivalités culturelles, historiques et politiques héritées du mouvement de libération du type UDMA,Ulémas, PPA, MTLD, FLN mais aussi socialistes et communistes, on n’a pas vu venir, se former lentement pour devenir centrale, celle plus grave de l’appropriation rentière des richesses du pays. Celle là étouffera les deux secteurs.
Pensez-vous que la « casse » du secteur public industriel s’est faite délibérément ?
Au sens du concept, je ne le crois pas. Il ne s’agit pas d’un complot ourdi quelque part mais de dynamiques politiques et sociales qui se sont construites petit à petit, pragmatiquement. D’autant plus qu’on a raté à la fois un secteur public fort et un secteur privé industriel créatif. Aujourd’hui, on n’a ni l’un ni l’autre. Pour le privé, on a quelques industriels mais ils se comptent sur les doigts d‘une main ; pour le public, ses entreprises sont tout le temps dans les dettes, la restructuration. Entre les deux est venu se placer ce monstre qu’est l’entrepreneur de type nouveau prédateur et « cannibale »qui s’inscrit dans l’action politique comme « serviteur proclamé » de l’intérêt général et dans la sphère économique et sociale comme « individu privé » agissant discrètement pour ses intérêts particuliers.
Combien de temps cela durera-t-il ?
Ah ! Ça durera le temps de la diminution de la rente et de son déclin dans la part de notre PNB . Car la fin de la rente, ce n’est pas se réveiller un jour et dire, hop et c’est fini. Les conflits, durs,violents commenceront avant, comme dans une famille d’héritiers qui commence à s’entredéchirer dès la fin annoncée du « patriarche-patrimoine ». Ce qui est sûr est que plus on avance dans le temps plus les choses vont être tendues. La lutte entre les rentiers pour la sauvegarde et la protection de leurs intérêts respectifs va donner à la marche sociale une allure sinueuse et aléatoire, imprévisible donc. Elle va s’exacerber sur fond de problème de reproduction du système, notamment dans la sphère politique. Car une grande partie de ses rentiers n’a pas investi dans la culture, l’éducation et la formation de leurs héritiers, ce qui aurait pu, à la limite, les qualifier pour diriger « les affaires ». La future génération dominante n’ayant pas les compétences managériales et technologiques nécessaires pour gouverner, ses efforts se déplaceront alors sur la sphère politique qui continuera à être « embouteillée » parce qu’elle continuera à être le pivot central de toutes les décisions, sociales, économiques, culturelles etc. La surpolitisation de la vie sociale dans son ensemble est le revers inéluctable de l’absence ou pour le moins de l’extrême faiblesse d’autonomies des autres sphères Je vous laisse imaginer le reste.
Et pourtant il y en a parmi eux qui envoient leurs enfants étudier en Europe et aux Etats-Unis ?
Oui mais ils n’étudient pas ou ne font pas les bonnes études. Je suis en Europe et, là-bas, tout est transparent. Il suffit par exemple de consulter le site payant « World of Learning » sur lequel vous pouvez consulter toutes les portails des universités en Europe et dans le monde occidental et vous pouvez constater que le nombre des étudiants algériens, en France par exemple, est « epsilon » dans les classes de « prépas ». Contrairement aux Marocains, ou aux Tunisiens, il n’y pas beaucoup d’Algériens non plus dans les écoles polytechniques, les grandes écoles de commerce. Quand il nous arrive (nous c’est-à-dire les quelques collègues algériens professeurs dans les universités de la région) de recenser un Algérien dans ces circuits, c’est l’euphorie, on se met tous à l’accompagner et à le prendre en charge, il y en a si peu !. Les héritiers du système rentier n’ont pas ou peu les compétences managériales et politiques nécessaires pour gouverner à la place de leurs pères qui eux mêmes ont faiblement investi ce créneau pour leur progéniture. Les « fuites « aux bac et dans les diplômes universitaires montrent bien « le faible intérêt » qui est accordé aux études et à la formation, qui est masqué, encore un paradoxe, par le « fort intérêt » qui est accordé aux diplômes. Ils vont se trouver héritiers d’une position dominante qu’ils n’ont pas construit par eux-mêmes et dont ils vont vouloir garder les privilèges. Ça sera plus dur, parce qu’ils vont être plus brutaux pour défendre leur position.
[…] Après l’entrée du pays dans la décennie de violences dans les années 1990, Ali El Kenz va s’exiler en 1993, au lendemain de l’assassinat de son ami, Djilali Lyabes. Il passe deux ans à Tunis en tant que professeur associé à l’Université de Tunis 1. Il va s’établir à partir de 1995 à Nantes, en France, où il a exercé en tant que professeur de sociologie à l’université. Ecrivain, philosophe, sociologue, politologue, franchement marqué à gauche, Ali El Kenz, a été constamment distant à l’égard d’un régime qu’il qualifiera dans un remarquable entretien avec Nordine Azzouz, “d’autophage”. […]
[…] Pour en savoir plus sur la trajectoire de Ali El Kenz et son travail, voici trois articles publiés dans le média 24H DZ : Le sociologue Ali El Kenz s’en est allé… ; Un texte inédit de Ali El Kenz : le futur antérieur de notre présent et un entretien de El Kenz avec Noureddine Azzouz À bâtons rompus avec Ali El Kenz : sur la société, la crise et le système « autophage ». […]