Pour l’historien Olivier Le Cour Grandmaison*, le rapport Stora est de nature éminemment politique et il correspond aux attentes de celui qui l’a commandé, Emmanuel Macron, dans une logique électoraliste. Pour lui, Benjamin Stora est en régression par rapport à ses propres positions en occultant l’impératif de la reconnaissance des faits. L’historien explique pourquoi les termes de « repentance » ou « d’excuses », font partie du lexique de diversion des courants les plus hostiles à la reconnaissance des faits et des actes perpétrés par l’Etat français.
24H Algérie: Quelle lecture faites-vous du rapport remis par Benjamin Stora au chef de l’Etat français. Est-ce la bonne méthode pour avancer ?
Olivier Le Cour Grandmaison: Comme je l’ai déjà écrit dans un article publié par Médiapart, la nature du rapport remis par Benjamin Stora au président de la République est éminemment politique. Tout d’abord en raison de la personnalité de celui qui l’a commandé – Emmanuel Macron donc -, des objectifs poursuivis par le chef de l’Etat ensuite : tenter d’obtenir le soutien de diverses fractions de l’électorat sans lesquelles il ne peut espérer l’emporter lors des prochaines élections présidentielles en 2022, et des propositions faites enfin par l’historien que l’on sait. Que ce dernier soit un spécialiste reconnu de l’Algérie contemporaine et de la dernière guerre (1954-1962) ne change strictement rien à l’affaire. Le prouvent, entre autres, les différentes préconisations avancées. Toutes réussissent le tour de force d’esquiver cet enjeu essentiel, qui est aussi une revendication majeure de nombreuses associations et collectifs français et algériens : la reconnaissance officielle, par les plus hautes autorités de l’Etat, des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité commis par la France en Algérie de 1830 à 1962.
Défendues par de nombreux juristes, par des spécialistes de la colonisation et par Benjamin Stora-historien lui-même, ces qualifications ne sont jamais employées par Benjamin Stora-conseiller. Ainsi, ce dernier désavoue-t-il le premier pour des raisons qui n’ont rien à voir avec l’établissement et la nature des faits ce qui confirme le caractère opportuniste de ce rapport qui obéit principalement à des préoccupations franco-françaises.
De là, l’emploi réitéré par Benjamin Stora-conseiller des termes vagues d’exactions et de massacres pour se plier par avance aux desiderata d’Emmanuel Macron et de la majorité hétéroclite qui le soutient. Singulière régression motivée d’abord et avant tout par des enjeux hexagonaux et électoralistes. Et ce sont ces derniers qui l’ont emporté ce pourquoi, une fois encore, nulle volonté de nommer de façon claire et précise ce qui a été perpétré par l’Etat français, ses forces armées et de police en l’Algérie coloniale.
Prendre de telles libertés, qui ne seraient pas pardonnées à un-e- étudiant-e- de master, avec les réalités historiques n’est pas seulement inadmissible au plan académique, c’est également indigne au plan politique et moral car c’est ajouter aux violences physiques subies par les victimes de la dernière guerre d’Algérie, la violence langagière et symbolique de l’euphémisation des actes qu’elles ont subies. De plus, c’est redoubler les discriminations systémiques, qui frappent les héritiers de l’immigration coloniale et post-coloniale vivant en France, par des discriminations mémorielles et commémorielles qui ne devraient pas être.
Enfin, c’est faire de ces victimes et de ces héritiers moins de cas qu’il n’est juste en refusant d’accorder à leur histoire singulière la place qu’elle devrait avoir. C’est d’autant moins acceptable qu’ils sont nombreux à exiger la reconnaissance des massacres du 8 mai 1945 à Sétif, Guelma et Kherrata comme crimes contre l’humanité et de ceux du 17 octobre 1961 à Paris comme crime d’Etat.
Benjamin Stora et le président de la République pensaient sans doute, conformément aux éléments de langage mobilisés en de telles circonstances, « œuvrer à une histoire commune », mettre un terme à la pseudo-guerre des « mémoires » et favoriser « la réconciliation ». Les nombreuses réactions venues de milieux et d’horizons très divers, que ce soit en France ou en Algérie, tendent à prouver qu’il n’en est rien.
Les premier-e-s- concerné-e-s ne se reconnaissent ni sur le fond, ni sur la forme de ce rapport lénifiant, partiel et partial où l’abondance des gestes symboliques, à destination de la droite et de la gauche, sont là pour mieux faire oublier l’absence de véritable reconnaissance officielle, claire et précise. Les recommandations faites par Benjamin Stora restent en effet très en-deçà des revendications soutenues par diverses associations et collectifs mobilisés depuis longtemps en France pour la reconnaissance des crimes coloniaux et leur qualification précise.
Le vocabulaire de la « repentance » relève d’une « ignorance crasse » et d’un « aveuglement »
Ne pensez-vous que la question de la « repentance » ou des « excuses » qui ressort à chaque fois sert avant tout de moyen pour esquiver la question de la reconnaissance de la réalité violente et raciste de l’ordre colonial ?
La « repentance » et les « excuses » sont des termes employés, à l’origine, par celles et ceux qui sont les plus hostiles à toute reconnaissance des crimes commis par la France en Algérie. Pis, c’est le langage de la droite parlementaire et revancharde, qui multiplie les signes en direction de l’électorat le plus ultra en braconnant sur les terres électorales du Front national hier, du Rassemblement national aujourd’hui. C’est cette même droite qui a voté la loi scélérate du 23 février 2005 établissant une interprétation officielle et positive du passé colonial français en Algérie et dans les autres territoires de l’empire. Et ce scandale politique et démocratique perdure puisque cette loi n’a jamais été abrogée.
De plus, les termes précités visent à transformer des enjeux politiques en enjeux psychologiques pour mieux accuser ceux qui estiment cette reconnaissance indispensable d’être mus par le ressentiment, un coupable désir de revanche, leur « enfermement victimaire » voire par un « communautarisme » jugé dangereux pour l’unité de la République. Démagogie, accusations hyperboliques, stigmatisation, confusionnisme entretenu à dessein : tels sont les ressorts principaux de l’usage politique de ce vocabulaire particulier désormais couramment utilisé, hélas, par de nombreuses personnalités médiatiques sans oublier les défenseurs agressifs de la mythologie nationale-républicaine. Ceux-là mêmes qui préfèrent les images d’Epinal à la vérité historique et qui réhabilitent des discours que l’on croirait élaborés aux heures réputées « glorieuses » de la Troisième République.
Enfin, employer ce vocabulaire, c’est faire preuve d’une ignorance crasse ou d’un aveuglement qui ne l’est pas moins, à l’endroit des revendications des personnes mobilisées en France qui n’ont jamais exigé ni « repentance », ni « excuses » mais une reconnaissance claire, précise et circonstanciée des actes perpétrés par l’Etat français. »
Sans reconnaissance des faits, la réconciliation des mémoires est un vœu pieux
Suite aux polémiques qui ont suivies son rapport, Stora parle de « méthode qui privilégie l’éducation, la culture, par la connaissance de l’autre, et de tous les groupes engagés dans l’histoire algérienne » et assure que « les discours d’excuses ne doivent pas être des mots prononcés un jour pour se débarrasser le lendemain d’un problème si profond »? Encore une fois est-ce une question d’excuse ou de reconnaissance des faits ?
On voit mal comment pareille méthode pourrait parvenir aux objectifs escomptés dès lors que les faits ne sont pas clairement qualifiés et reconnus pour ce qu’ils sont, savoir des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. De même, cela ne saurait permettre d’accéder à une connaissance aussi précise et complète que possible de cette histoire criminelle. Enfin, les victimes et leurs descendants ne peuvent évidemment pas se reconnaître dans ces atermoiements réitérés et ces faux-fuyants. Comment le croire et l’espérer alors que ce qu’ils ont enduré : exécutions sommaires, déportations de masse, viols, disparitions forcés, tortures, etc…, ne sont pas nommés adéquatement mais noyés dans ces grands mots vagues et imprécis d’exactions et de massacres.
Cela vaut aussi pour la « réconciliation des mémoires » car pour se réconcilier, encore faut-il que la partie ayant commis des actes particulièrement condamnables, l’Etat français dans le cas présent, admette leur existence ce qui peut permettre aux victimes d’accepter cette réconciliation souhaitée. Tant que ce premier pas, qui est un préalable indispensable, n’est pas effectué, on ne saurait à proprement parler de réconciliation mais de tentative d’imposition laquelle conjugue une forme de mépris à l’endroit des victimes à l’arrogance de celui qui tente d’échapper à ses responsabilités écrasantes. Voilà qui résume bien, me semble-t-il, l’attitude ancienne et actuelle des autorités françaises. Dans de telles conditions, « la réconciliation des mémoires » ne peut être qu’un vœu pieu destiné à donner le change et à alimenter des discours ronflants et creux qui n’engagent à rien et ne changent strictement rien à la situation que nous connaissons.
Quelles sont les raisons qui font que la France officielle refuse d’appréhender la réalité de son passé colonial en Algérie ? L’establishment français continue-t-il, d’une certaine manière, de regretter son « Empire » dont l’Algérie était le joyau ?
Les causes de ce refus sont multiples et l’on peut considérer que, pour les questions qui nous intéressent, la situation s’est dégradée en raison de la radicalisation d’une partie significative de la droite parlementaire et du poids politique croissant de l’extrême-droite. L’une comme l’autre ne se contentent pas nier la réalité des crimes commis ; plus grave et plus sinistre encore, elles sont depuis longtemps engagées dans une opération de réhabilitation du passé colonial français en Algérie, notamment. De là les atermoiements réitérés d’une certaine gauche socialiste hier, d’Emmanuel Macron aujourd’hui qui peut désormais s’appuyer sur le rapport de Benjamin Stora pour justifier ses orientations mémorielles et commémorielles. Quant aux autres formations des gauches, elles se signalent soit par une pusillanimité stupéfiante, je pense en particulier au communiqué d’Europe Ecologie Les Verts (EELV) sur le sujet, soit par un silence assourdissant.
Selon des historiens français alors que le discours officiel évoque l’accès aux archives, dans la réalité cet accès a été rendu encore plus difficile. N’est-ce pas symptomatique d’un refus d’un établissement des faits ?
En cette matière aussi, la duplicité du Chef de l’Etat français et de son gouvernement est complète puisqu’ils prétendent ouvrir largement l’accès aux archives alors que des dispositions actuelles violent la loi du 15 juillet 2008 relatives aux dites archives. C’est la raison pour laquelle un certain nombre d’associations ont saisi le Conseil d’Etat il y a peu et que de nombreux historiens, universitaires et chercheurs ont signé une pétition pour dénoncer la situation actuelle. A ma connaissance, Benjamin Stora n’a publiquement soutenu ni les unes ni les autres. Désolant, pour le moins.
*Olivier Le Cour Grandmaison est un universitaire français. Derniers ouvrages parus : « Ennemis mortels ». Représentations de l’islam et politiques musulmanes en France à l’époque coloniale, La Découverte, 2019 et avec O. Slaouti (dir.), Racismes de France, La Découverte, 2020.
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