L’affaire a donc fait pschitt. En moins de quarante-huit heures, le projet de création d’une Super Ligue de football européenne réservée à vingt clubs (1) s’est dégonflé en raison de la vigueur des protestations. Gouvernements, fédérations nationales de football, UEFA, FIFA, supporters et la majorité des journalistes – exception faite des habituels nervis néolibéraux (on y reviendra) – ont ainsi fait entendre leur réprobation et, de façon concrète, le retrait des six clubs anglais de ce projet a signé sa fin prématurée.
Mais ce serait une erreur de croire que l’affaire est définitivement réglée car ce qui vient de se passer est plus qu’un ballon d’essai. Ce n’est rien d’autre qu’une péripétie parmi tant d’autres qui s’inscrivent dans une tendance lourde. De quoi s’agit-il ?
Faisons d’abord un détour par la mini-série L’Effondrement — diffusée à la fin 2019, quelques mois avant la pandémie, elle demeure disponible sur Youtube (2). Inspiré par les thèses de la collapsologie – discipline qui connaît actuellement un fort engouement en ces temps de réchauffement climatique et de crise sanitaire, le programme décrit en huit épisodes à quoi ressemblerait la fin de notre civilisation.
A deux reprises, il évoque en filigrane ces riches qui se préparent à l’inéluctable en investissant dans des lieux de repli réservés aux plus fortunés. Sentant venir l’effondrement, les riches se préparent à ne vivre qu’entre-eux. On dira que c’est déjà le cas avec ces Gated communities ou quartiers résidentiels fermés qui pullulent dans le monde, Algérie comprise. Mais ce que nous révèle cette série, c’est que les riches anticipent et se préparent au chaos.
Super ligue, une anticipation et un foot malade
L’initiative des douze grands clubs, dont le moteur est, hachakoum, le président du Real Madrid Florentino Pérez (candidat à sa réélection l’été prochain), doit se lire d’abord comme une anticipation. Le football européen, et plus généralement mondial, est profondément malade. Trop d’argent en circulation, trop de matchs et surtout trop de dette. Depuis vingt ans, une inflation incontrôlée s’est emparée du sport roi.
Les droits que paient les télévisions pour retransmettre les rencontres explosent, les salaires des joueurs vedette aussi, les emprunts aux banques suivent la même courbe, les agents se gavent à chaque transfert et rares sont les clubs qui présentent une situation financière saine. N’est pas le Bayern de Munich qui veut. Ainsi, le FC Barcelone présente un passif d’un milliard d’euros…
Au lieu d’opter pour une cure d’austérité qui ne serait qu’un retour à des conditions plus saines, les promoteurs de la Super Ligue ont donc opté pour la fuite en avant ; Ce qu’ils veulent, c’est plus d’argent (ils prétendent que leur circuit aurait rapporté 3,5 milliards d’euros dès la première année, chiffre à comparer aux 2 milliards d’euros que verse l’UEFA aux clubs qui participent à la Ligue des champions).
N’allons surtout pas croire que leur projet est mort. Ils reviendront à la charge. Cela fait trente ans qu’ils ne rêvent que de ça. Cela fait trente ans qu’ils souhaitent une compétition fermée, où n’entreraient que quelques rares invités, un peu à la manière de la NBA américaine ou encore de la Major League Soccer (MLS) qui compte désormais 27 franchises.
La Super Ligue serait ainsi Un « circuit » où l’argent appelle l’argent et où un club de football est ramené à sa nouvelle dimension : une entreprise de spectacle dont l’unique but est de rémunérer ses actionnaires avec, Bourse oblige, une croissance à deux chiffres des bénéfices. En outre, être dans une Ligue fermée aurait présenté l’avantage de se mettre à l’abri d’une élimination surprise et précoce, de celles que les amoureux du football adorent mais qui tendent à disparaître. « Le football n’est plus un jeu, mais un secteur industriel, et il a besoin de stabilité » a ainsi déclaré Andrea Agnelli, président de la Juventus Turin, et acolyte de Pérez.
Dans cette (triste) affaire l’UEFA et la FIFA se sont donnés le beau rôle en menaçant de sanctions les sécessionnistes. Mais dans la réalité, ces organisations sont les vraies responsables du gâchis. Le gigantisme des compétitions qui ne cessent d’étendre le nombre de participants (et donc de matchs), l’argent roi des sponsors, les choix controversées des organisateurs, la multiplication d’affaires de justice et de corruption, tout cela existe depuis longtemps à cause d’elles.
Ainsi, le projet tarabiscoté de l’UEFA pour réformer la Ligue des champions prévoit 225 matchs à partir de 2024 contre 125 actuellement. Résultat, le foot se meurt à cause de l’argent et d’une overdose de rencontres. Ou, du moins, il se transforme. C’est désormais « une expérience », pour reprendre les termes d’un communiqué des promoteurs de la super ligue, que l’on propose à des clients ou alors du « contenu » que l’on vend à des télévisions ou, plus important encore, des plateformes de streaming.
Longtemps, on pouvait considérer que le football joué sur un terrain de tuf ressemblait beaucoup à celui de haut niveau. Mêmes règles, mêmes principes. A moyen terme, demain, les choses auront évolué. Des joueurs jouent déjà avec des puces gps dans leurs chaussures, les entraîneurs sont alimentés en statistiques en temps réels et on parle de réduire le nombre de joueurs sur le terrain, ou le temps de jeu, pour que les rencontres gagnent en intensité. Dans le football de demain, un Riquelme ou un Hagi n’auront pas leur place. Il nous restera le plaisir d’assister à un match de quartier en espérant qu’aucun Pérez ou Agnelli ne viennent s’en mêler.
(1) Six clubs anglais : Arsenal, Chelsea, Liverpool, Manchester City, Manchester United, Tottenham. Trois clubs espagnols : FC Barcelone, Atletico Madrid, Real Madrid. Trois clubs italiens : AC Milan, Inter Milan et Juventus Turin. Trois autres clubs, vraisemblablement
(2) Créée, écrite et réalisée par le collectif Les Parasites : Guillaume Desjardins, Jérémy Bernard et Bastien Ughetto. Huit épisodes.