A Constantine, le Palais de Ahmed Bey, construit entre 1826 et 1833, reste un témoin vivant de la présence ottomane en Algérie. Il abrite actuellement le Musée national public des arts et des expressions traditionnelles. Reportage.
Hadj Ahmed Bey n’est resté que onze ans à la tête du Beylicat de Constantine, entre 1826 et 1837, et n’a habité cette résidence, qu’il a ordonné de construire, que deux ans. Il s’est installé en 1835, cinq ans après le début de l’occupation française de l’Algérie, pour mener une forte résistance aux soldats français, soutenus par les Constantinois et par les tribus de l’Est algérien. Il ne voulait pas rester à Dar El Bey.
Lieu de résidence et de régence
Le Palais de Ahmed Bey, qui s’étale sur 5600 m², était un lieu de résidence et de régence pour le Bey, désigné Bacha, après la chute d’Alger et la capitulation de Hussein Dey en 1830. Aujourd’hui, le diwan, d’où Ahmed Bey donnait ses ordres, est reconstitué avec trois mannequins, habillés des costumes d’époque, représentant le dernier bey de Constantine, son Premier ministre Ali Ben Aissa et son ministre de la Défense Ben Othmane.
« Le diwan est constitué de quinze fenêtres. Elles permettaient au Bey de suivre ce qui se passait à l’intérieur du Palais », explique Khalil, guide au Palais du Bey. Il désigne du doigt l’emblème du Beylicat de Constantine, un drapeau rouge avec une épée fourchue blanche qui ressemble à Dhu’lfikar, l’épée à deux pointes d’Ali Ibn Abi Talib, compagnon du Prophète Mohamed. Du blanc, l’épée est passée au jaune après la prise d’Alger par les militaires français.
« Et ce drapeau vert portant le verset de la sourate Al Fath louant la victoire des croyants. C’était le drapeau exhibé lors des combats contre les occupants français », précise Khalil.
121 chambres et « un pavillon d’hiver »
Dans le même espace, sont exposées des lettres et des pièces monnaie. « Ces pièces étaient fabriquées à base d’or, d’argent et de bronze. Le sceau du Bey y a été apposé après sa désignation Bacha par La Sublime Porte. A l’époque, on utilisait le dinar, le dirhma et le fil’s », indique Khalil.
Le Palais du Bey compte 247 colonnes, 47 000 carreaux de faïence et 121 chambres. Il est divisé en plusieurs ailes dont une réservée à la famille du Bey. Les quatre épouses du Bey, sa mère et sa fille y vivaient. Le deuxième pavillon est réservé aux domestiques et servantes. « Il y a dans le Palais un pavillon d’hiver. Il est exposé au soleil. Dans le sous-sol, on y trouve un bain. La chaleur se diffuse vers le haut. Pendant le printemps et l’été, la deuxième partie du palais est réservée aux invités », souligne Khalil.
Toutes les chambres ont des fenêtres basses pour permettre « une meilleure aération ». Chaque chambre a une autre fenêtre haute qui évacue l’air chaud. « Les chambres sont communicantes. C’est un système de sécurité avec une petite porte ressemblant à une armoire. Le Bey, qui accédait à ses invités à partir de cette porte, prenait ses précautions surtout avec l’arrivée des français », détaille-t-il.
Trois tribunaux, hanafites et malékites
Au milieu du Palais, il y a un petit bassin où se reposaient les domestiques. Elles s’installaient autour d’un bassin et prenaient du café les pieds dans l’eau. Les français avaient tenté de faire disparaître le bassin pour en faire « le jardin des jasmins ». Le bassin a été rétabli après les travaux de restauration dans les années 1980. Les architectes s’étaient appuyés sur les mémoires d’Ahmed Bey, lequel avait fourni des détails sur la construction du Palais.
Au palais, les servantes et domestiques avaient plusieurs grades. Les favorites accompagnaient les épouses, la mère et les filles du Bey, assuraient la toilette, la coiffure et le maquillage. Les autres servantes faisaient les travaux ménagers et préparaient les repas.
Le pavillon administratif du palais est composé de trois tribunaux dont un militaire. Sur le plan juridique, les sentences étaient rendues selon la doctrine hanafite et malékite. Deux juges assurent les audiences entre samedi et jeudi. Et le vendredi, c’est le Bey lui-même qui tranche dans les grandes affaires. Les justiciables entraient par une porte extérieure, n’accédaient pas à l’espace privé.
Le Palais est doté d’un sous-sol de 1000 m² dont 517 réservées à l’étable et 483 au hammam. « Ce hammam a été détruit par les français. L’espace a été ensuite utilisé comme administration d’état civil. L’étable était devenu un lieu de torture », indique le guide.
Jardins d’orangers et de palmiers
Le Palais du Bey a la particularité d’avoir deux jardins : Jnan el tchina et jnina el kbira. « Le premier est riche de ses orangers et le deuxième de ses palmiers. Ahmed Bey a voulu lier les jardins à ses origines. Cela rappelle jnane el hama, situés en dehors de Constantine, connus par les orangers, plantés par le grand père d’Ahmed Bey qui avait régné sur Constantine pendant quinze ans (Ahmed Bey El Kolli, avait régné sur Constantine de 1756 à 1771) », souligne Anissa Felak, spécialisée en archéologie islamique, et guide au Palais.
Elle ajoute : « Il faut rappeler qu’Ahmed Bey a passé une grande partie de son enfance dans le Sahara (sa mère avait peur qu’il soit assassiné). Il a donc ramené des palmiers pour le grand jardin ».
Sur le plan architectural, le palais est construit selon un style mauresque et baroque tardif. « Comme en Andalousie, les jardins du palais sont à l’intérieur. Il y a aussi du style local avec la présence du patio. Les constructions similaires en Algérie (à Alger surtout) se font sur deux niveaux uniquement. Le niveau premier est généralement consacré aux invités, le deuxième étant destiné aux familles qui y habitent », note Khalil.
Marbre d’Italie et bois de cèdres des Aurès
Selon une note du Centre national de recherche en archéologie (CNRA), Ahmed Bey eut recours à deux artistes réputés, El Hadj El-Djabri, originaire de Constantine, et El-Khettabi, de Kabylie, pour la construction du Palais. « Pour construire son palais, Ahmed Bey n’hésit pas à utiliser des matériaux de toutes provenances. Les colonnes et autres pièces de marbre furent achetées en Italie (en contrepartie de cargaisons de blé), et transportées, par l’entremise du Génois Schiaffino, de Livourne à Bône (Annaba), où les attendaient des caravanes de muletiers et de chameliers.
Le bois de cèdre fut demandé aux tribus de l’Aurès et de la Kabylie. Les pierres de taille furent prélevées sur les ruines de l’antique Cirta », précise le CNRA.
Au deuxième niveau du Palais, les Moucharabieh, fabriqués de bois et de verre, gardent toute leur beauté. Ils permettent d’avoir une vue sur le jardin et les allées basses du Palais. A l’époque, ils permettaient une aération naturelle des lieux et offraient la possibilité aux épouses du Bey de voir « sans être vues » !
Une peinture qui évoque un voyage
Autre curiosité du Palais du Bey : la polychromie. Sur plus de 2000 m², cette peinture donne des couleurs aux murs intérieurs. « Elle raconte les voyages du Bey depuis son jeune âge, à travers la Méditerranée notamment (en 1818), et les batailles qu’il a livrées. A l’époque, il n’y avait pas de caméras ou d’appareils pour perpétuer les événements. Alors, ils recouraient au dessin pour laisser des traces », explique Khalil.
On reconnaît dans les dessins détaillés, des villes telles que Tunis, Tripoli, Alexandrie, Le Caire, Al-Ismaïlia, La Mecque, Médine, les îles grecques et Istanbul… Une fresque authentique et précieuse, selon les spécialistes. Elle est considérée comme une œuvre d’art où l’on peut distinguer des mosquées, des arbres, des voiliers, des canons, des moulins, des maisons, des palais, des palmiers et des oiseaux.
« Les français ont essayé de dénaturer ou de faire disparaître ces peintures. Dans certains endroits, ils ont introduit d’autres dessins que nous avons pu effacer. Dans d’autres, ils ont construit des murs. Et en d’autres encore, ils ont enduit les peintures de l’huile d’amande qui a un effet nocif puisqu’elle développe des champignons destructeurs », relève Khalil.
« Une délicieuse décoration d’Opéra »
D’après une étude du Musée national public des arts et des expressions populaires, l’administration coloniale française avait superposé six couches de peinture pour dénaturer l’originalité de la première. En 1865, les Français avaient ajouté une extension au Palais, ce qui a déséquilibré quelque peu l’harmonie architecturale.
Les Français n’avaient pas caché leur émerveillement en découvrant le Palais. « Figure-toi une délicieuse décoration d’Opéra, tout de marbre blanc et de peintures de couleurs les plus vives, d’un goût charmant, des eaux coulant de fontaines ombragées d’orangers, de myrtes, etc., enfin un rêve des Mille et Une Nuits», avait écrit le peintre Horace Vernet dans une correspondance après une visite au palais d’Ahmed Bey, au lendemain de la prise de Constantine en 1837.
L’écrivain Guy de Maupassant, le roi des Belges Léopold II et Napoléon III avaient visité le palais. Mac Mahon, qui avait mené l’attaque contre Constantine en 1837, y tenait ses quartiers. Le Palais servait d’hôpital aux troupes françaises et de bureau du commandement militaire et prenait le nom « d’Hôtel de la division ».
La porte du palais de Ahmed Bey a plus de 400 ans
Heureusement qu’aucune modification n’avait touché un bijou du Palais, l’ancienne porte qui date de plus de 400 ans. « Cette porte était à Dar El Imara, à Constantine. Elle a été transportée par Ahmed Bey vers son palais après sa construction. C’est une porte fabriquée avec du bois de noix et avec des teintures naturelles, sans aucun clou. Une calligraphie est inscrite en haut de la porte portant des louanges au Bey », explique Khalil. Le maître des lieux avait confié à son serveur de café, la personne la plus proche de lui, les clefs de la porte.
Le Palais d’Ahmed Bey, situé à la place Si El Houes (ancienne Foch), au cœur de Constantine, est devenu une attraction touristique, après plusieurs travaux de réhabilitation. Il a été ouvert au public en 2009. Il est classé « monument historique » et géré par l’Office national de gestion et d’exploitation des biens culturels.
« Je n’ai jamais entendu parler de cet endroit. C’est ma première visite. J’adore son architecture. Elle est originale », confie Samia, étudiante d’Annaba. « Ce palais nous plonge dans le passé. Nous découvrons ce que nous ne connaissons pas sur l’Histoire de notre pays en tant que jeunes. En venant ici, on vit cette Histoire « , reprend sa camarade Najwa.
« Ce palais raconte une Histoire »
« Je ne connais pas grand-chose à Ahmed Bey. Je ne m’intéresse pas trop à l’Histoire. Après cette visite au Palais, je fais mes propres recherches pour mieux connaître cette Histoire », promet Salim, étudiant. Il dit être attiré par l’architecture du Palais.
« Ce palais raconte une Histoire. Je suis impressionné par le travail qui a été fait pour le maintenir en état. C’est un héritage culturel important pour nous. Personnellement, j’ai rectifié beaucoup de fausses informations en discutant avec la guide », confie-t-il.
« Le Palais du Bey est le cœur de Constantine », lance le journaliste et critique cinéma Djamel-eddine Hazourli, avant de poursuivre : « Ahmed Bey représente le défi et la résistance devant les colonisateurs. Ce Palais est un témoin du génie algérien de cette époque. Les grandes œuvres rappellent les grands hommes ».
Il regrette que l’intense histoire du dernier Bey de Constantine n’ait pas été racontée dans le cinéma algérien. « Le seul long métrage consacré à Ahmed Bey est resté dans les tiroirs », note-t-il.
Samira Hadj Djilani, productrice de ce film, est actuellement en prison à Alger.
[…] Ottomane est présenté au visiteur. La ville avait beaucoup prospéré à l’époque d’Ahmed Bey, dernier Bey de Constantine, qui a notamment construit le fameux Palais, devenu siège du Musée […]