La société civile connait actuellement à travers le Hirak sa phase descendante. Elle l’a entamée dès la reprise des manifestations. Elle suit la courbe de tout mouvement politique. Ascendant de février 2019 à l’élection présidentielle d’octobre 2019. Puis stabilisation dans sa phase plateau après l’élection présidentielle d’octobre 2019 jusqu’à Mars 2020, au moment de suspension des manifestations pour cause de pandémie covid.
Le Hirak subit évidemment les effets de la répression policière et judiciaire et de la lourde campagne propagandiste hostile. Cela n’est évidemment pas sans lien avec ses orientations internes et sa forme d’action. Le Hirak se présente comme une contestation radicale du pouvoir en place depuis l’Indépendance. Le pouvoir mobilise tous ses moyens pour le juguler. Il restreint ainsi sa composition sociale, réduit son affluence et contient son influence. Une question essentielle se pose à tout mouvement politique : Quelle part prennent les orientations internes et la forme d’action dans la survenance de cette phase descendante ?
LE HIRAK, UNE FORME IMMUABLE DE LA SOCIETE CIVILE ?
Il semble entendu pour beaucoup que le Hirak est devenu une institution permanente ou durable configurée par les manifestations en cours depuis février 2019. Ce point de vue est assez répandu. Il exprime le souhait de voir la société civile intervenir massivement dans la vie politique. Il reflète le besoin de soumettre l’État autoritaire à la pression des citoyens pour promouvoir les libertés individuelles et collectives. Il soumet cependant le mouvement de la société civile à une forme unique.
L’affaiblissement du Hirak au cours des derniers mois montre le défaut d’une telle conception. La société civile dispose de multiples formes de lutte en relation avec les objectifs et les capacités de mobilisation. Les formes de lutte ne peuvent être figées. Il est bien entendu que la stratégie d’endiguement mise en œuvre par les services de sécurité contribue pour une part à ce reflux.
Contrairement à une idée également répandue, les services de sécurité ne procèdent pas à une répression aveugle. Ils ne sont pas réductibles aux forces anti-émeutes où aux fonctionnaires brutaux des salles d’interrogatoire. En 60 ans d’existence, ils ont accédé aux études sociologiques et psychologiques et aux techniques modernes de gestion des mouvements de masse.
Ils agissent donc en étudiant l’évolution des manifestations. C’est pourquoi une question s’impose : qu’est-ce qui dans le Hirak a favorisé le reflux actuel ? Il est incontestable que l’héroïsme a prédominé chez tous ceux qui ont maintenu leur présence aux manifestations hebdomadaires. Mais l’héroïsme est une qualité des minorités. Marquer sa présence tous les vendredis ou mardis avec le risque d’être emprisonné exige un niveau de sacrifice peu commun.
Une sélection inévitable s’opère. Les rangs du Hirak étaient condamnés à être progressivement réduits. Ce constat fut voilé par la presse et les personnalités universitaires et politiques soucieuses d’encourager le mouvement. Mais le désir et la réalité ne coïncidaient pas. Le reflux s’annonçait inéluctable.
La forme adoptée par le Hirak, les manifestations hebdomadaires ininterrompues, arrivait à ses limites. La société civile avait peut-être besoin de cette expérience pour comprendre qu’aucune forme de lutte n’est immuable. Si c’est le cas et malgré le coût élevé, la société civile sortira renforcée de cette épreuve. Mais la forme du mouvement de la société civile n’est pas la seule question soulevée. Une polémique récente le laisse déjà penser.
CONTESTATION OU PARTICIPATION, UN VRAI OU FAUX DILEMME ?
Deux écrivains et chroniqueurs se sont contradictoirement exprimés sur la toile. L’un prône la participation aux législatives du 12 juin 2021. Il estime que la politique de la chaise vide favorise les « radicaux et les islamistes ». Il s’agit selon lui de ne pas « laisser l’espace vide aux autres », les ennemis des libertés. Il soutient que les conditions de participations aux élections ne peuvent être améliorées que par la participation.
La réponse apportée par le contradicteur se résume dans la dernière phrase d’un texte assez long : « Tu ne peux pas te plaindre de la ruine d’un peuple et d’un pays, en nous demandant d’aider dans leur magouille ceux qui l’ont ruiné ! ». L’auteur place de très grands espoirs dans l’opposition radicale au pouvoir. Fortement enveloppée par l’émotion, son argumentation prise à la lettre laisse entendre que la chute du « système » apporterait également réponse à nombre de problèmes de la société. « Tu ne peux pas montrer le chemin à un peuple, si lui est déjà en avance et qu’il t’a précédé » assène-t-il.
Autant dire que nous assistons à un véritable dialogue de sourds. D’un côté, la participation pour un changement progressif, autrement dit la réforme. De l’autre, la contestation radicale, autant dire la révolution. La première se présente comme réaliste et concrète. Elle vient en droite ligne d’un constat d’échec du Hirak prononcé bien auparavant.
La deuxième approche est générale et abstraite. Elle place tout son espoir dans le combat du « peuple » contre « le fanatisme et l’intégrisme ». Les deux points de vue paraissent inconciliables. C’est là un problème essentiel de la société civile. Il est posé sous forme de dilemme : participer ou contester. Mais participer ou contester, manifester ou pétitionner en vue de quoi ? C’est la question préalable aux formes d’action qu’il ne faut pas éluder.
LE RADICALISME POLITIQUE DU HIRAK
Il n’est pas inutile de rappeler que le Hirak est d’abord une manifestation des citoyens contre la Présidence à vie de Bouteflika.
Il devint la contestation de l’État autoritaire instauré depuis l’Indépendance. La revendication des libertés individuelles et collectives émergea et ouvrit la perspective de l’État de droit. Mais les développements hostiles qu’il connut le poussa à la contestation radicale du pouvoir. Il parut revendiquer la chute immédiate du pouvoir en place. Beaucoup de participants et en premier lieu ceux considérés comme leaders ou animateurs parlèrent de « révolution populaire irréversible ».
Tout poussait à l’épreuve de force entre un mouvement traité comme « subversif » et un pouvoir intransigeant et incapable d’amorcer un processus de représentation démocratique progressif. Le Hirak qui a naturellement créé l’enthousiasme s’est vu en retour influencé par la surenchère de ceux qui ont naïvement ou délibérément ignoré l’état réel des forces en présence.
N’a-t-on pas parlé, à propos du pouvoir, « d’un fruit mûr qui va finir par tomber tout seul ». Ce qui a rendu possible la chute de Bouteflika, c’était la conjonction du mouvement massif de la société civile et du commandement de l’Armée. Mais dès que ces deux acteurs se séparèrent, le rapport de force changea. Non seulement par cette cassure, mais également par l’affaiblissement du Hirak qui perdit une partie de sa composante initiale.
L’illusion d’une révolution pacifique immédiate constitue la base du radicalisme politique qui prévaut dans le Hirak. Le mouvement de la société civile n’a ni la vocation, ni les moyens réunis pour un mouvement insurrectionnel. Dans les récits révolutionnaires qui encombrent les mémoires, nombre de coups d’État sont sublimés et présentés comme des mouvements populaires insurrectionnels. C’est le cas de la révolution d’octobre russe.
C’est le cas de la révolution cubaine. D’autres changements brutaux de régimes politiques consécutifs à des mouvements populaires massifs ont été rendus possibles par la démission ou la neutralité des forces armées. C’est le cas de l’Iran et de la Tunisie. En Algérie, rien n’indique un processus de déliquescence des appareils du pouvoir.
Bien au contraire, malgré le discrédit des partis FLN et RND, le pouvoir dispose de relais suffisants dans la population pour organiser la Présidentielle et les Législatives. Le rapport des forces en présence n’indique pas un fléchissement de l’État régalien. Il est certes marqué par la montée en puissance du mouvement de la société civile. Et une surestimation de cette puissance. Ce qui encouragea la mise en avant de la revendication maximaliste de « changement de système ».
CHANGER SON FUSIL D’ÉPAULE
Le Hirak n’est pas une organisation. Il n’a pas vocation à se permaniser. Il est un mouvement spontané des citoyens. Il est une des formes que peut revêtir le mouvement de la société civile. Mais pas la forme unique. Il est la forme de mobilisation maximale. Il est un recours ultime. Son utilisation exceptionnellement longue fait courir le risque d’usure et de défaitisme lorsque le résultat escompté n’est pas au rendez-vous. C’est l’écueil principal.
D’autant que le résultat escompté ne correspond pas au rapport de force et comporte des ambiguïtés qui n’ont pas été levées. La revendication d’un « changement de système » porte sur la nature de l’État. D’une part, cela ne relève pas d’un coup de baguette magique. D’autre part, la société civile n’est pas exempte de toute pesanteur dont s’alimente l’État autoritaire.
Le « changement de système » est dans tous les cas une œuvre de longue haleine. Mais le changement au profit de quel « système » ? Il est question « d’État social », « d’État démocratique », « d’État islamique » et enfin d’État de droit. Cette diversité de qualification de l’État espéré marque toute l’ambiguïté de la revendication de « changement de système ». Cela explique peut-être pourquoi les manifestants ont trouvé commode de promouvoir le slogan « État civil et non militaire ».
Cela préserve l’unanimité des manifestants et reporte à plus tard la clarification fondamentale qu’il convient d’apporter sur la nature de l’État revendiqué. Le clivage idéologique vivace entre modernistes et islamistes donne déjà la mesure des conflits à venir au sein de la société civile. Ce constat devrait inciter à quitter le terrain de la division autour de l’État pour se concentrer sur ce qui semble réunir les composantes de la société civile. Il doit être admis comme une évidence de départ que le changement d’État est une construction progressive, graduelle.
Il doit être également admis que l’État autoritaire est un État qui étend ses prérogatives par la réduction des libertés individuelles et collectives de la société civile. Ceci admis, il faut s’inscrire dans la stratégie de la paix civile, c’est-à-dire de la stratégie de la coexistence pacifique de tous les courants d’opinion et de toutes les convictions individuelles ou collectives. Autrement dit le rejet de toute exclusion et l’acceptation des différences idéologiques, culturelles et communautaires de la société algérienne en pleine mutation.
À partir de ces trois principes de base, l’orientation principale qui doit guider le mouvement de la société civile dans sa diversité c’est la conquête progressive des libertés. C’est la réduction progressive des ingérences de l’État autoritaire dans la vie privée du citoyen et dans les choix de son mode de vie. C’est de nouvelles conquêtes dans la liberté de la presse, dans le droit de s’organiser, dans le droit de manifester.
Il faut quitter le mot d’ordre général et abstrait de « changement de système » pour les mots d’ordre concrets favorisant l’action et dont l’avancée pratique fonde la construction graduelle de l’État de droit. Dans ce cadre, il est possible de contester, de participer, de manifester et de pétitionner pacifiquement dans les limites du rapport de force en évolution.
Il est possible de concilier le mouvement autonome de la société civile avec l’action parlementaire ou gouvernementale pour la modification des lois qui entravent les libertés des citoyens. Tout doit converger vers plus de libertés, plus d’initiatives et plus de coexistence entre les Algériennes et les Algériens.
Tous les résultats de ces luttes multiformes commenceront à dessiner progressivement le contenu du futur État de droit. Tous les courants politiques et idéologiques seront appelés à se déterminer concrètement pour chaque objectif de liberté et dedémocratie. N’est-ce pas la meilleure manière de s’éloigner des proclamations de foi et des procès d’intention. Le maçon sera jugé au pied du mur. Pour tout cela, et toujours dans le pacifisme, il faut changer son fusil d’épaule.
[…] bientôt six décennies d’indépendance, les Algériennes et les Algériens aspirent à cette harmonie. Mais l’enjeu est plus important. Il s’agit de sauver le pays qui, faute de changement réel, […]
[…] divisions de la société, l’effondrement de l’économie et le chaos. L’Algérie dispose des ressources nécessaires pour cela et les Algériens ne peuvent admettre qu’il n’existe pas en leur sein suffisamment de […]
[…] La société civile vit actuellement un moment de reflux. Il est imposé par la répression policière et judiciaire qui contraint les énergies encore disponibles à se focaliser autour de la revendication de libération des détenus. Le passage de la revendication de changement de nature de l’État, « État civil et non militaire », à celle de libération des détenus d’opinion donne la mesure de l’évolution du rapport de force. Le reflux d’un mouvement est un moment à la fois pénible et difficile. […]