L’histoire nationale est au centre des polémiques qui émaillent la scène politique. Cela aurait pu constituer une source d’échanges d’informations et d’idées. Malheureusement, l’intervention de l’État, par les poursuites judiciaires et l’emprisonnement, saborde le débat.
Elle remet à l’ordre du jour la question des libertés d’opinion et d’expression sans lesquelles prolifèrent les préjugés et l’ignorance historiques.
Cette manifestation autoritaire est le signe évident d’une volonté d’imposer une lecture historique unique. Elle exprime la partialité idéologique de l’État, partialité qui soumet sa représentativité à questionnement.
Pourquoi, 60 ans après l’indépendances de leur pays, les Algériens continuent d’aborder leur histoire comme on emprunte un champ de mines ? Quel est ce boulet si lourd à porter qu’il suscite interdits, censures et répression ? Quelle prétendue maladie honteuse pousse à imposer l’omerta ?
L’Histoire nationale dogmatisée
La fierté nationale est à son comble aux premiers jour de l’Indépendance. La quasi-totalité des Algériens aspiraient à vivre dans une Algérie indépendante. Les 7 années de durs sacrifices suffisaient à justifier cette fierté. Mais elles se révéleront insuffisantes pour les gouvernants qui, expression de leur faible confiance dans ce « peuple » vénéré dans les discours, décident de prendre en charge « l’écriture de l’histoire ».
Parti unique, université, école et presse sous contrôle, l’histoire officielle est élaborée et la propagande d’État va faire le reste. La Nation est élevée au rang de religion. Elle a ses prophètes, des personnalités nationales éminentes choisies dans l’histoire contemporaine. La déification de ces personnalités politiques leur enlève tout caractère humain. Ils sont infaillibles et la perfection devient leur attribut naturel.
L’État devient l’église de cette nouvelle religion. Il menace en permanence de recourir à l’inquisition. C’est dans ce contexte que toute contestation des versions officielles de l’histoire nationale pousse à la dénonciation d’entreprises « d’atteinte à l’unité nationale », « d’atteinte aux symboles » « d’offense aux personnalités » et autres motifs qui recouvrent en fait les opinions différentes.
Les dogmes du nationalisme officiel sont posés et la recherche historique placée sous pression. Les libertés d’opinion et d’expression sont limitées et sous surveillance étroite. Cette attitude de l’État renvoie à deux idées erronées. La fragilité de l’État algérien qui, privé de la construction idéologique officielle, serait soumis aux risques de division et d’anarchie. Et la partialité des intellectuels algériens, historiens compris, et leur incapacité à assurer une élaboration sereine de l’histoire nationale. Ces idées erronées reposent en dernier lieu sur la volonté de préserver le monopole politique instauré depuis 1962.
Ce monopole politique a longtemps proclamé sa légitimité révolutionnaire. Il a privilégié la lutte armée alors que la victoire des Algériens est politique. Le déclenchement de la lutte armée a certes joué un rôle décisif dans le processus d’adhésion des Algériens à la revendication de l’indépendance nationale.
Mais la suite de la lutte a plus reposé sur l’adhésion politique interne et l’activité diplomatique. C’est ce que ne comprirent pas les généraux français auteurs du putsch d’Avril 1961. Ils reprochaient à de Gaulle de faire des concessions insensées à « la rébellion » alors que selon eux « l’ALN est défaite ».
Les manifestations populaires du 11 Décembre 1960 et les Assemblées générales des Nations-Unies où l’Algérie manifestait toujours sa présence, ne pouvaient pas être correctement comprises par ces militaires bornés. Mais la militarisation de la victoire du peuple algérien couvre la lutte de libération. L’immense chantier de l’idéologisation de l’histoire se situe dans la période d’avant 1954.
Ce qui paralyse ou tétanise les tenants de l’histoire officielle, c’est la possibilité admise par les différents courants proto-nationalistes, tous ceux qui ont précédé le nationalisme moderne, de trouver la satisfaction des revendications algériennes dans le cadre français.
L’idée galvaudée que le 1er novembre 1954 s’est opérée une rupture, a pour conséquence, de nier que le nationalisme moderne radical qui prit les armes, est l’aboutissement de l’expérience antérieure et de l’évolution des idées dans le mouvement national. Bien au contraire, ces tenants de l’histoire officielle vont projeter leurs conceptions révolutionnaires dans le passé et reconstituer une histoire taillée sur mesure.
Pour cela, ils sont condamnés à censurer ou ignorer des faits historiques. L’histoire passée doit être digne de la présente sublimée. Cette incapacité à comprendre le passé et l’évolution fait fi des conditions historiques et des rapports de force qui ont prévalu. Ce qui fragilise l’image de nos personnalités historiques.
L’Émir Abdelkader, cette immense personnalité de notre histoire, en fait aujourd’hui les frais. Remarquons que, au final, la conception de l’histoire officielle n’est pas le monopole du pouvoir et de ses affidés. Elle est partagée par ceux dans l’opposition qui veulent déconstruire cette histoire officielle sans appuis sur des études historiques sérieuses.
L’évolution de l’idée de nation
Une personnalité éminente, un digne fils de l’Algérie, privé la plupart du temps de liberté pendant sa vie post indépendance, peut résumer l’itinéraire du mouvement national algérien. En 1936, pharmacien âgé de 37 ans, homme politique engagé dans la lutte pour les droits des Algériens, Ferhat Abbas fait une déclaration rarement citée. Il déclare :
« Si j’avais découvert la nation algérienne, je serais nationaliste, et je n’en rougirais pas comme d’un crime. Les hommes morts pour l’idéal patriotique sont journellement honorés et respectés. Ma vie ne vaut pas plus que la leur. Et cependant, je ne mourrai pas pour la patrie algérienne, parce que cette patrie n’existe pas. Je ne l’ai pas découverte. J’ai interrogé l’histoire, j’ai interrogé les vivants et les morts, j’ai visité les cimetières, personne ne m’en a parlé… ».
Ces paroles n’ont pas été prononcées par n’importe qui. Elles émanent du futur premier Président du GPRA, du futur premier Président de l’Assemblée Nationale de l’Algérie indépendante. A la tête du parti nationaliste UDMA, son opinion va évoluer dès 1942 pour se rapprocher de l’indépendantisme et s’intégrer totalement en 1955 dans le mouvement de libération nationale.
Nous trouvons chez Abdelhamid Benbadis, le Président des Oulémas décédé en 1940, injustement accusé d’assimilationnisme, la revendication d’une nation ethnique algérienne fondée sur la langue et la religion dans le cadre d’un État français multinational. Là aussi, l’indépendantisme n’est pas encore au rendez-vous.
Les communistes algériens furent, un moment, tentés par l’idée de « Nation en formation » qui réaliserait la fusion de la population algérienne et du peuplement européen. Il a fallu attendre les années 50 pour que l’indépendantisme, après des hésitations exprimées par le maintien « des liens fédératifs avec la France », ne s’impose totalement.
Même le courant le plus radical représenté par le PPA-MTLD a marqué des hésitations avant d’aboutir à l’insurrection. Le PPA-MTLD est issu de l’Etoile Nord-Africaine (ENA). L’ENA est née en 1927 à Paris dans une cellule du Parti communiste français et est interdite par le gouvernement français. Il est l’illustration de l’apport des « idées étrangères » au nationalisme algérien.
Le PPA qui succède à l’ENA en 1937 inscrit dans son programme « l’émancipation du peuple algérien ». Cette précaution sémantique exprime au moins une appréciation prudente du rapport de force et un recul par rapport au programme de l’ENA qui affirmait l’indépendance complète de l’Algérie.
Personne ne peut contester à l’Émir Abdelkader l’initiative et la direction de la première résistance à l’occupation coloniale. Il ne s’est pas contenté de résister, il a voulu lui opposer un État. Ce qui relève d’un mérite historique exceptionnel par rapport notamment au Bey de Constantine qui défendait l’ordre ottoman.
De sa défaite, l’Émir Abdelkader a considéré avec réalisme, la supériorité de l’armée française, le contexte régional défavorable et enfin l’insuffisante maturation de l’idée nationale comme en témoigne le refus de nombreuses tribus de se joindre au combat contre l’occupant. Homme d’honneur, il s’en est tenu à ses engagements pris lors de sa capitulation en 1847. Il dut par contre payer d’années de privation de liberté les manquements à la parole donnée par le général Lamoricière.
L’histoire officielle qui glorifie les insurrections qui ont jalonné la deuxième moitié du 19eme siècle algérien, fait l’impasse sur l’absence de relations de solidarité entre les différentes régions du territoire sous occupation française. Là encore, n’est-ce pas le signe d’une insuffisante conscience de l’appartenance à une même Nation ?
Le nationalisme tardif
Le rappel de ces quelques éléments de notre histoire nationale donne un aperçu de l’évolution de l’idée nationale. L’historien Mohamed Harbi parle, dans son ouvrage « L’Algérie et son destin. Croyants ou Citoyens », d’un « nationalisme tardif ».
S’il faut comprendre par nationalisme la revendication d’une Algérie indépendante, alors oui cette revendication est née au 2ème quart du 20ème siècle. Il n’est pas étonnant que les élites algériennes en soient venues, en l’absence de la perspective jugée irréaliste d’une Nation algérienne indépendante, à envisager auparavant l’avenir dans le cadre français. À la différence des Ottomans, les Français réalisent en Algérie des transformations impressionnantes. Des élites algériennes accèdent à l’enseignement secondaire et supérieur, à la langue et à la culture françaises.
Jusqu’à la conviction que l’ordre colonial refuse la citoyenneté et ses libertés, l’idée que les Algériens devaient tirer profit de la civilisation française pouvait gagner les esprits. C’est un sentiment exprimé par Abdelhamid Benbadis. Il a été à des degrés divers partagé par les différentes personnalités et les partis composant le mouvement national. Leur moralité n’est nullement en cause. Ce qui est en cause, c’est le regard porté sur les évènement historiques passés à partir des postures politiques d’aujourd’hui. C’est le défaut partagé par l’histoire officielle et certains de ses contempteurs.
La nation se nourrit de liberté
Aujourd’hui, la justice est convoquée pour se prononcer sur des opinions exprimées à propos de faits historiques. Or, la justice qui prononce déjà une première condamnation en recourant à la détention provisoire, n’est pas compétente pour juger des opinions sur des faits historiques. Elle ne peut s’appuyer sur la présence d’exposés d’histoire officielle dans les chartes et les constitutions.
L’histoire de l’Algérie appartient aux Algériens. Le monopole de la lecture de cette histoire nationale revendiquée par ceux qui dirigent l’État est illégitime. On ne peut envisager une histoire nationale soumise à la volonté de ceux qui dirigent momentanément l’État. On ne peut concevoir une histoire soumise à l’alternance politique.
Les Nations civilisées et leurs États démocratiques s’en tiennent au consensus que dégagent leurs historiens tout en respectant les libertés d’opinion et d’expression des citoyens. C’est la seule voie pour créer un climat apaisé, soustrait aux joutes politiques, et propice aux échanges et aux débats libres. Le sentiment d’appartenance à la Nation est profondément ancré. Nul besoin d’agiter des menaces imaginaires et susciter des peurs. C’est le sentiment de liberté qui conforte le sentiment d’appartenance à la Nation.
Ce qui est sacré, ce n’est plus seulement le sang déjà versé, c’est aussi la construction d’un système politique qui rende sacrée la préservation du sang des algériens. Et cela ne sera possible que dans le cadre d’un Etat de droit, construit précisément par les gens pour respecter et faire respecter le droit des gens.
Il serait léger de croire qu’il suffirait de dissoudre des institutions ou des partis pour que sortent de leurs décombres d’autres institutions et d’autres partis tous prêts pour un usage démocratique.
Mais pour autant il serait vain de se mentir et de ne pas voir que le mur de la peur a été remplacé et aggravé au plus profond de la société par un mur de lassitude et de dégoût devant la vénalité et la vassalité des fausses élites imposées à l’ombre de la terreur, de la mafia politico-financière, des élections truquées, des médias sous haute surveillance.
Avec le déclenchement d’une dynamique de débat national qui porte sur les préoccupations quotidiennes des citoyens
Avec l’éclairage des intellectuels, des universitaires et des experts engagés auprès de leur société sur la base des préoccupations et des souffrances vécues par cette même société.
Avec la force de conviction et d’engagement des citoyens et des militants, et avec le retour de la confiance en soi et entre soi, le lien social et le lien politique seront de nouveau tissés.
On ne peut faire l’Histoire en négligeant son histoire. Et notre histoire récente a montré les limites sanglantes des aventures que l’on engage la fleur au fusil et que l’on termine sur un champ de ruines.
Ce moment est un moment important.