La société civile à l’épreuve du Hirak

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La société civile à l'épreuve du Hirak
La société civile à l'épreuve du Hirak
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La société civile vit actuellement un moment de reflux. Il est imposé par la répression policière et judiciaire qui contraint les énergies encore disponibles à se focaliser autour de la revendication de libération des détenus. Le passage de la revendication de changement de nature de l’État, « État civil et non militaire », à celle de libération des détenus d’opinion donne la mesure de l’évolution du rapport de force. Le reflux d’un mouvement est un moment à la fois pénible et difficile.

Pénible car le sentiment de défaite fait perdre des forces, celles qui étaient déjà hésitantes ou pas enclines à de forts sacrifices. Difficile car ce moment impose de prendre du recul pour tirer les enseignements du mouvement.

La société civile, la définition préalable

Par société civile, il est entendu la communauté des citoyens dans leur diversité, avec les particularismes de tout ordre. Cette diversité et les particularismes ne tendent pas vers des « contradictions antagoniques ». Bien au contraire, la société civile est perçue dans sa tendance à l’harmonie des intérêts. La relation juridique avec l’État, la nationalité, est le dénominateur commun des citoyens qui forment la société civile.

La société civile est perçue ici comme l’association libre d’individus en capacité de penser, de faire des choix et d’agir. Ce qui n’exclut aucunement les influences de toutes sortes que les individus subissent dans leur opinion. Ces déterminations restent cependant difficiles à cerner. C’est tout le secret des diversités culturelle, idéologique et politique de la société civile.

L’idée d’un mouvement aussi large soit-il, aussi représentatif soit-il, qui se confond avec toute la société civile ne peut être retenue. Il faut considérer également que État et société civile ne peuvent être considérés comme des entités étanches. Dans tous les cas de figure, l’État puise toujours sa base sociale dans la société civile.

Cette évidence rappelée doit permettre de revenir sur le Hirak. En tant que mouvement de la société civile, sa représentativité ne pouvait à aucun moment être absolue. Il a pu faire prévaloir à ses débuts une forte adhésion de la société civile. Puis, sa représentativité s’est réduite même si sa force restait appréciable. Il se présente nettement comme un mouvement contestataire du pouvoir en place.

La société civile à l’assaut du pouvoir

Tout le monde s’accorde à considérer le Hirak comme le mouvement de la société civile née de l’opposition à un 5ème mandat de Abdelaziz Bouteflika. Ce mouvement a été couronné de succès. Bouteflika a démissionné. Sur cette lancée victorieuse, le mouvement a continué. Il a dénoncé pêle-mêle corruption, népotisme, absence de libertés et de démocratie. Puis il s’est focalisé sur la revendication d’un « État civil et non militaire ». Cette évolution du Hirak repose en premier lieu sur un grand malentendu. La démission de Bouteflika est le résultat de la convergence du mouvement de la société civile et de l’Armée. Dès ce résultat atteint, l’état-major de l’ANP a retiré sa caution au Hirak et a engagé sa feuille de route pour l’élection du Président de la république, pour la nouvelle constitution et les législatives du 12 juin 2021.

Par cette feuille de route, l’État reconstitue ses principales institutions tout en consolidant le pouvoir de l’Armée. En réalité, c’est le renforcement des attributions du Président de la république qui constitue la garantie décisive pour l’Armée. La Présidence de la république est paradoxalement l’institution la plus fragile.

À la différence d’un parlement, elle repose sur un seul homme. Le Président Tebboune s’est récemment félicité de ses relations très étroites avec l’Armée. Il ne peut en être autrement. Se rappeler les démissions des Présidents Bendjedid et Zeroual, pourtant tous deux issus de l’Armée. C’est sur cette « relation étroite » que réside tout l’équilibre du « système ». Pendant que se réalisait ce processus de consolidation de l’État autoritaire, le Hirak continuait ses manifestations tout en ignorant l’évolution du rapport de force.

L’Armée ne soutient plus le Hirak. Bien au contraire, les services de sécurité et la justice appliquent un plan d’endiguement dont les résultats apparaissent dans cette période. Les manifestations perdent en effectifs et en représentation sociale. Malgré la présence d’éléments de l’Université et de cercles intellectuels, La présence des couches moyennes a considérablement faibli.

Il faut ajouter à cela que si les trois scrutins organisés témoignent incontestablement d’un manque de confiance dans les institutions de l’État, il indique aussi que le pouvoir a disposé d’un peu moins du cinquième des électeurs pour légitimer ses scrutins. Pour un État autoritaire, c’est une base non négligeable. Ce sont tous ces éléments du rapport de force qui sont restés ignorés. Des analyses anecdotiques qui fleurissaient dans les réseaux sociaux et dans la presse électronique braquaient les projecteurs sur le rôle monté en épingle de tel ou tel Général en exercice ou à la retraite.

Tout poussait à faire croire que l’État était à la portée du mouvement de la société civile. Tout poussait à aller à l’assaut du pouvoir, à l’assaut de l’État. Cette propension à s’orienter prioritairement vers l’État trouve son origine dans la culture politique ambiante, la culture politique étatiste.

La culture politique étatiste

L’histoire contemporaine de l’Algérie conduit à la culture politique étatiste. La guerre de libération nationale fut dirigée par un « État insurrectionnel ». Cette expression utilisée par un auteur pour qualifier la résistance de l’Émir Abdelkader de 1832 à 1847, peut parfaitement être étendue à la guerre de libération nationale. Dès le Congrès de la Soummam en 1956, le FLN se propose de créer, au niveau des localités, une administration et une justice pour supplanter l’ordre colonial.

Toute la guerre de libération, de 1954 à 1962, connut une organisation hiérarchique fondée sur la primauté du sommet sur la base. Le volontarisme et la coercition constituaient le contenu de la démarche du FLN pour entrainer la grande majorité des populations algériennes. Le même Congrès de la Soummam affirme « l’impératif stratégique de subordonner tout au front de la lutte armée ». Ce qui pousse à la centralisation et au commandement vertical. C’est donc imprégnés d’une culture de la soumission que les Algériens émergent dans l’Algérie indépendante.

Le choix du socialisme, forme extrême de l’étatisme, confirme les Algériens dans un rôle de subordination à l’État, de perte de tout libre arbitre et de toute autonomie individuelle. Les quelques allègements apportés à la politique économique trop rigide du socialisme à partir des années 80 sont toujours frappés du sceau de l’étatisme. La gestion par l’État de l’importante rente pétrolière ne pouvait que donner une consistance matérielle et « sociale » à la culture étatiste. Jusqu’à présent, les revendications économiques ou sociales des citoyens s’expriment dans cette culture.

Le Hirak n’y a pas échappé malgré cette splendide banderole qui éclaira un instant les consciences, et qui proclamait : « nos revendications ne sont pas matérielles, elles sont politiques ». Les partis et associations de gauche n’ont raté aucune occasion pour essayer de réintroduire « la cause sociale » et réaffirmer leur conception économique étatiste. Paradoxalement, sous la pression de la nécessité, c’est du côté du pouvoir autoritaire et répressif que, de temps en temps, quelques voix timides, se prononcent pour des « ouvertures économiques » par rapport à l’étatisme rigide.

L’étatisme économique, une contestation des libertés

C’est donc un lourd fardeau, la culture étatiste, que la société civile traine et qui embrouille sa revendication des libertés. Ce boulet idéologique a pour conséquence de réclamer sur le plan économique, social et culturel, « plus d’État ». Or la servitude économique, sociale et culturelle ne peut servir la cause des libertés. Car les libertés individuelles et collectives supposent une réduction des prérogatives de l’État. L’État paternaliste conteste en permanence l’autonomie de l’individu et se comporte en tuteur du citoyen traité comme irresponsable. Il prétend décider à la place du citoyen et faire les bons choix.

L’ordre économique et social qui soutient les libertés individuelles est celui du marché de libre concurrence. Malgré la diversité des situations, c’est une caractéristique fondamentale des pays démocratiques. Ce n’est pas du côté de la Chine, de la Corée du Nord, de Cuba qu’il faut s’orienter pour vérifier les conditions d’exercice des libertés individuelles. À titre d’exemple, Cuba, où des manifestations de citoyens viennent de se produire, promulgue en 2019 une nouvelle constitution. Faut-il rappeler que l’année 2019 est pour les Algériens, l’année de la formulation massive de la revendication des libertés. Donc au même moment, la nouvelle constitution cubaine proclame dans son article 4 que « Le système socialiste que soutient cette Constitution est irrévocable. ».

En termes plus clairs, le peuple cubain n’a plus d’autres choix malgré le désastre économique auquel conduit le socialisme. Dans son article 5, la constitution cubaine érige « Le Parti communiste de Cuba, unique » comme« l’avant-garde organisée de la nation cubaine » et « la force motrice supérieure de la société et l’État ». Remplacer le parti communiste de Cuba par le FLN et vous aurez les années de plomb de l’Algérie. Les libertés individuelles s’épanouissent dans les pays où l’État ne dispose pas d’une tutelle sur les citoyens.

Le classement international des libertés différencie même les pays démocratiques. Moins d’État, plus de liberté. Pour les adeptes du modèle étatiste français, qui n’est malgré tout pas comparable au socialisme, la France n’occupe pas les premières places dans ce classement. Ce sont les monarchies européennes qui occupent les premières places. C’est un enseignement qui sera abordé plus loin.

Pour une évaluation lucide du rapport de force

Une autre conséquence importante de la culture étatiste prégnante, c’est l’orientation du mouvement de la société civile vers la revendication de changement immédiat de pouvoir, vers la conquête de l’État. C’est ce que fit le Hirak. Les résultats sont là. Le pouvoir démontre encore ses capacités à endiguer le mouvement de la société civile. Il le fait avec un coût élevé. Le discrédit international et sur le plan interne, la faible confiance dans les institutions.

Ce ne sont pas les discours « encourageants » ou « mobilisateurs » sur le « pouvoir aux pieds d’argile » qui renseignent sur le rapport de force. L’évaluation du rapport de force se fait généralement loin des discours volontaristes. Contentons-nous ici de l’évaluation à postériori de ce rapport de force. Autrement dit à la déduction des résultats de la confrontation du Hirak avec le pouvoir.

Il est incontestable que le Hirak a beaucoup apporté à la conscience des citoyens. L’avenir nous dira jusqu’à quel point. Mais sur le plan de l’objectif de substituer « un État civil » à un « État militaire », il est possible de noter que cette revendication n’est pas prête de connaitre le résultat escompté. Ceux qui comptaient sur des clics sur leur souris pour inciter à « l’insurrection », à la « grève générale », à la « désobéissance civique » et à « l’organisation du Hirak » en ont eu pour leurs frais. Mais il ne faut pas compter sur ces donneurs de leçon pour gagner en lucidité. Le fait est là, têtu.

C’est un objectif au-dessus des possibilités de mobilisation et de combativité du mouvement de la société civile qui a émergé en février 2019. Mais le rapport de force peut ne commander que des aspects tactiques.

Les libertés individuelles précèdent la démocratie

Or c’est toute la stratégie du mouvement de la société civile qui est en cause. Une analyse lucide ne peut se focaliser seulement sur le pouvoir, sur l’État autoritaire. La société civile elle-même entre en ligne compte dans la définition de la stratégie du mouvement citoyen. Notre société civile connait encore de grandes fractures idéologiques. La rivalité entre les courants politiques et idéologiques l’emporte sur ce qui doit unir la société civile.

C’est pourquoi, il a été avancé la stratégie de la paix civile. C’est une stratégie qui vise à favoriser la cohabitation pacifique de tous ces courants. Cette stratégie repose sur une conception individualiste, une conception quiconsidère que l’individu fait librement ses choix de mode de vie, d’idéologie, de croyance et de valeurs culturelles. Elle repose également sur la libre association des citoyens. Il ne s’agit plus d’exclure un courant de pensée, mais de permettre à chacun de se déployer librement dans le respect des autres courants.

Il ne s’agit plus de penser faire le bonheur de tous à la place de chacun. Mais que chacun veille à son propre bonheur. C’est dans cet esprit de tolérance, de cohabitation pacifique que la société civile fournira ce qu’elle a de meilleur dans le cadre d’une compétition pacifique des modes de vie et des valeurs culturelles. Cette stratégie met au premier plan les libertés individuelles. Elle privilégie la conquête des libertés au profit de la société civile. Elle produira une société civile plus ouverte à la coopération politique et à la solidarité.

Ce sont ces conquêtes en liberté qui vont progressivement réduire les prérogatives excessives de l’État. Ce sont ces conquêtes progressives qui vont faire émerger une représentation politique digne de la société civile. Cette stratégie n’est pas une stratégie de l’affrontement et des « ruptures ». Elle est porteuse d’une démarche faite de réformes graduelles qui associent, dans des équilibres en évolution, tradition et modernité. Cette stratégie peut profiter de l’expérience historique d’autres peuples.

Plus haut, il a été fait état des premières places occupées par les monarchies européennes actuelles dans le classement des pays selon le critère des libertés. Dans ces pays, prenons pour exemple l’Angleterre. La revendication des libertés a précédé la revendication de démocratie. Au début du 13ème siècle, ce sont les barons anglais qui imposent au Roi la Magna Carta, une charte qui limite l’arbitraire royal. De privilège aristocratique, le contenu de cette charte a évolué jusqu’au 17ème siècle pour affirmer le droit universel dans la loi de l’Habeas corpus de 1679. Cet exemple historique qui n’est pas isolé privilégie les réformes à la révolution. Dans les conditions de notre époque, le pacifisme peut contribuer à rendre cette perspective plus réaliste.

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