La grande descente énergétique : Notre société – ou plutôt notre civilisation moderne et industrielle – entre dans ce que les permaculteurs appellent la «grande descente énergétique », un euphémisme qui désigne ce qui pourrait ressembler à un effondrement de civilisation. … Un effondrement est «le processus à l’issue duquel les besoins de base (eau, alimentation, logement, habillement, énergie, etc.) ne sont plus fournis (à un coût raisonnable) à une majorité de la population par des services encadrés par la loi »[1].
Y a-t-il encore de l’espoir ? Est une question avec laquelle des connaissances m’ont souvent accueilli. La réponse que j’ai finalement retenue est la suivante : pourquoi espérer ? Pourquoi ne pas préférer la lucidité, accepter ce qui va nous arriver, dont nous ne sommes pas responsables et que nous ne pourrons pas changer ? On dit souvent que le bonheur commence après que l’on ait distingué entre ce qui dépend de nous et ce qui ne le dépend pas. De ce qui dépend de nous, se trouve ce que nous pouvons changer. Et là, il y a beaucoup à faire, si seulement nous voulions y prêter attention.
Beaucoup de nos problèmes dépendent de notre inorganisation, de notre faible propension à construire la confiance entre nous. Ensuite, ce n’est pas nous qui changerons le monde, ce n’est pas nous qui constituons une force géophysique, avons déréglé et règlerons le climat. Et ce n’est pas nous qui sauverons la planète. Ce qui dépend de nous, c’est comment nous allons traverser les dérèglements à venir. Quels sont les dégâts que nous pourrons éviter avec la décadence de l’Occident ? C’est là qu’est notre compétition avec le monde : une question de dignité avant d’être une question de puissance. Car, la question de la survie qui se posera à toutes les sociétés seules certaines d’entre elles pourront en décider : obéiront-elles à leur instinct de mort ou de vie ?
Seuls la Chine et l’Occident. Un même destin attend ces deux civilisations monumentales. Mais le reste du monde ne restera pas intouché, il participera à leur mouvement. Toutes les chutes ne se ressembleront pas. Certains, certaines savent mourir dignement d’autres non. Saurons-nous accompagner la décadence de ces deux civilisations ?
Nos sociétés précapitalistes n’ont pas construit de civilisations matérielles monumentales, qui après avoir connu leur heure de gloire connaissent celle de leur décadence. Nos sociétés ont survécu à ces civilisations, parce qu’elles sont restées au « ras du sol ». Elles n’ont pas décollé et ne se sont pas écrasées. Il y a là une leçon que nous devrions méditer. Aujourd’hui, le pétrole nous a fait « décoller », nous vivons de nos importations, notre vie matérielle a détruit son rez-de-chaussée, sa vie matérielle non marchande (F. Braudel), nous avons méprisé nos productions. Avec notre capital naturel, nous avons fait travailler les puissances industrielles, le pétrole n’a pas financé notre industrialisation. Maintenant, avec notre capital humain, nous valorisons leur capital. Nous avons détruit nos écosystèmes, nous allons être entraînés dans l’effondrement de ces civilisations monumentales.
Prise dans ses habitudes, l’humanité bien que plus nombreuse et plus exigeante ne veut pas encore accepter l’idée qu’elle ne pourra pas continuer à consommer autant de matière et d’énergie. Avec la globalisation, le monde est moins pauvre, mais il est plus exigeant ; les inégalités se creusent en même temps que le désir d’égalité se fait plus large. Vers quoi tirent ces deux courants contradictoires ? Comment faire tenir ensemble, ici et là, différenciation et indifférenciation sociales ? Des différenciations qui paraissent de plus en plus intolérables menacent les sociétés. Le désir d’égalité porte autant sinon plus le désir de compétition que celui de solidarité. La différenciation sociale qui ne se construit pas dans la confiance sociale ne construit pas de relations stables, ne conduit pas à la performance. Le capital social diminue le coût des transactions, disent les socio-économistes.
Espoir versus égalité d’humeur
L’espoir négatif dont nous parlons ici est celui d’un meilleur au-delà en rupture avec l’ici présent. Il n’est pas l’espoir qui accompagne un projet en cours de réalisation, un présent à la rencontre d’un avenir. Mais un espoir qu’oblige une dissociation du présent et du futur. Il arrive au nomade d’oublier la terre et au paysan d’oublier le ciel. L’espoir nous pousse à rêver, à nous soustraire à notre condition, alors qu’il s’agit de faire mieux corps avec elle, sans qu’elle ne rompt avec ciel ou terre, de l’accepter pour comprendre ce vers quoi elle tire et est tirée, ce qu’elle attire et qui l’attire, ce qu’elle peut nous donner ou nous refuser, ce qu’elle peut recevoir ou rejeter, ce qui peut nous être imposé ou rester comme choix.
Pourquoi se réjouir du fait que telle probabilité puisse l’emporter sur telle autre ? Pourquoi ne pas être attentif à la « dépendance au sentier », à la trajectoire dans laquelle nous sommes comme inscrits, à nos choix antérieurs qui vont contraindre nos choix présents, mais aussi aux choix que le monde fait et défait et sans lesquels nous ne pourrons faire ? Que savons-nous de toutes ces choses qui sont derrière cette probabilité ou cette autre ? Des pentes qui vont suivre celle dans laquelle nous sommes ? Une promesse s’expose à ne pas être tenue, un espoir à être déçu. Il faut opposer à l’espoir l’égalité d’humeur qui nous permet de mieux voir partir et arriver que le permettrait l’attachement à une promesse.
Il y a dans notre condition qui se forme et se déforme, que nous formons et déformons, que le monde forme et déforme, des possibilités de choix que nous ne voulons pas regarder. Nous ne voulons pas voir en particulier la différence entre nos besoins absolus et nos besoins relatifs, nos sages et nos folles compétitions[2]. Nous voulons vivre comme les autres, ou mieux que les autres, en nous intéressant peu souvent à la façon d’y parvenir et à ses effets. Plutôt que de vouloir toujours être plus riches que les autres, nous allons dans les circonstances qui viennent avoir besoin de rester dignes.
La science économique standard et nous
La science économique standard oppose des désirs illimités et des ressources limitées parce que les individus peuvent être plus soucieux de position sociale que de consommation proprement dite, de rareté relative que de rareté absolue. Ils ne séparent pas alors la rareté intrinsèque d’un bien et sa rareté sociale. Au-delà de certains besoins, ils deviennent plus soucieux de la position sociale que leur accorde leur richesse matérielle que de la satisfaction qu’ils tirent de sa consommation. Ainsi ce que l’on nomme les biens de prestige. Être moins pauvre ou plus riche que les autres, importe alors davantage que ne pas être pauvre ou riche. Les désirs n’ont plus alors de limites, la course est à leur dépassement continu et la croissance de la vie matérielle doit suivre. Pourquoi ne devraient-ils pas admettre une limite à leurs besoins autrement que par une contrainte indépendante de leur volonté en démocratie ?
La science économique standard suppose aussi des individus égoïstes, séparés par leurs intérêts, leurs préférences, désirs et croyances. Des individus égoïstes qui obéissent à une loi parce qu’appartenant à un État-nation. La science économique se soucie moins de décrire l’économie que de prescrire une économie. Elle se soucie de délivrer une ordonnance non pas en ayant une connaissance de l’état de santé, mais de ce que la santé devrait être pour bien se porter. Aussi se trompe-t-elle souvent. Mais ce qui compte n’est pas tant de s’être trompé, que de savoir pourquoi la société n’a pas obéit à ses prescriptions, parce que la défaillance est dans le comportement qui n’est pas celui prescrit. Il faut toujours plus de marchés, il ne peut y avoir que des comportements irrationnels qui conduisent aux défaillances des marchés qu’il faut corriger. Il faut fabriquer des individus égoïstes obéissant à une loi qui les oriente.
Le FMI s’obstine à délivrer ses ordonnances libérales, bien qu’elles n’aient jamais conduit à une bonne santé économique, dès lors que le corps malade traité n’est pas occidental. C’est qu’il refuse de voir que la réussite du traitement dépend aussi du corps qui le reçoit. Car pour lui le corps social, ici et là, n’est pas/ne doit pas être différent. Il y a une nature et des cultures, des cultures et une culture scientifique. Ce n’est pas le FMI qui a tort, ce sont les sociétés non occidentales qui ne veulent ni s’occidentaliser ni faire honneur à leur culture en offrant un contre-modèle. Si la Science doit prescrire au lieu de décrire, pourquoi choisit-elle de prescrire un individu égoïste ?
Pauvres, mais dignes et fraternels
L’on pense qu’il suffirait comme de sauter dans un autre monde pour échapper à son état, le monde au-delà de la méditerranée par exemple. Espérer décoller de sa condition et sauter dans un autre monde. Saut périlleux nécessairement. Car sans le péril, comment pourrait-il être un saut ? Car si le saut est raté, saut dans le vide. Pas de continuité entre l’ici présent et l’au-delà désiré. Car malgré ce désir de rupture, il y a seulement étirement, mais non pas rupture[3]. Car nous ne pouvons pas fuir (notre condition dans le monde,) le monde, seulement faire et défaire avec. Car il fait partie de nous, nous faisons partie de lui. Pour le transformer, nous devons nous transformer. Non plus pour nous enrichir, car nous allons nous appauvrir, mais pour être ou rester digne. Le monde va être entraîné dans la chute de la civilisation occidentale après l’avoir été dans son ascension. Quelle société voulons-nous être ? De celles qui s’obstinent à ne voir que ce qu’elles veulent voir, ou de celles qui voient ce qui peut leur arriver à la suite de leur comportement et choisissent en conséquence ?
Car à trop nous fixer, nous apitoyer sur notre appauvrissement, cette notre dignité que nous risquons de laisser filer. Ce n’est pas de devenir pauvres que nous devons avoir peur, c’est de devenir misérables, pitoyables. L’appauvrissement ne doit pas nous faire baisser la garde contre les risques d’atteinte à notre dignité. Nous nous sommes appauvris de notre capital naturel que nous n’avons pas réussi à convertir en capital industriel. Nous ne sommes pas une société qui puisse tenir à sa richesse, car de quoi sommes-nous riches ? Mais une société qui a toujours dû défendre sa dignité, ses membres ayant tenu à vivre en hommes libres, à refuser les chaînes de la civilisation. « Descendance, prenez garde d’oublier votre humanité », chantait une artiste.
C’est à l’appel de notre seule dignité que nous avons toujours répondu et non à celui de la course pour la richesse illimitée. C’est pour elle que nous convoquons la puissance et la richesse. Peut-être que la sentant désormais menacée, nous éprouverons le besoin de la défendre à nouveau.
La fraternité n’exclut pas la compétition, mais la rupture du lien. Elle est contradictoire, de contraires complémentaires et non pas exclusifs : compétition et solidarité. Il est des sociétés où le lien social est sacré et/ou profane, où le lien social est familial et/ou national. Là aussi, il est des sociétés qui s’arrangent des liens sociaux complémentaires et d’autres qui privilégient la dominance de certains liens. L’individu égoïste avec ses préférences individuelles privilégie la loi objective de ses intérêts/l’objectivation de ses valeurs. La fraternité tend à devenir un vain mot sur le fronton de l’État-nation : il ne reconnaît qu’un État et des individus séparés.
Construire la confiance pour obéir à la loi
Des sociétés guerrières, une fois la lutte pour la monopolisation de la violence éliminée du champ social, ont pu y imposer une loi. Elles ont formé des États-nations qui ont externalisé la guerre et discipliné la société. De la conscription à l’armée industrielle. Le soldat est le premier salarié de masse. On peut regarder la Chine d’un certain point de vue comme la caricature de l’Occident. S’est alors différencié le champ économique du champ militaire et culturel. Trois champs qui se disputent la prééminence, mais aussi alternent et se complètent. C’est maintenant au tour des industries de l’esprit d’approfondir l’industrialisation de la vie sociale et matérielle (Bernard Stiegler). C’est le triomphe dans ces compétitions extérieures qui ont validé l’application d’une loi – une discipline consentie – dans le champ national, c’est lui qui fait que les individus ont placé leur confiance dans la compétition et le dieu mortel (Thomas Hobbes).
Pour qu’une société obéisse à une loi, pour que les individus la respectent, ils doivent se faire confiance. Ils doivent avoir confiance dans l’application de la loi. Obéir à une loi à laquelle d’autres n’obéiraient pas serait s’inscrire en faux dans la société. Observons le rapport que notre société a à l’égard du Code de la route : il faut faire confiance à ses yeux et non pas au code pour sa sécurité. Si les nationaux se font confiance et font confiance à l’Etat, ils peuvent s’aider pour faire respecter la loi, en contenant ou réprimant les fraudeurs et autres « passagers clandestins ». En automatisant leurs conduites, ils deviennent prévisibles et rendent possible et perfectible leur coopération, soit une circulation plus sûre et plus fluide.
Les sociétés guerrières sont devenues des États de droit puis des sociétés disciplinées parce qu’elles ont pu se soumettre le monde. Les individus de l’État-nation ont pris l’habitude de trouver avantage dans le respect d’une loi qui leur a été au départ imposée. La loi monte la machine sociale, mais la loi des individus séparés et égoïstes va monter une machine dissipatrice du capital naturel et social qui va subir la loi de toute création, de tout existant.
Nos sociétés précapitalistes ne se battaient pas pour monopoliser la violence, établir la loi du plus fort sur le plus large espace possible de ressources. Elles étaient des sociétés de droit qui n’avaient pas d’État, n’entretenaient pas une armée pour pacifier la société. Autrement dit, elles étaient des sociétés dont le droit se construisait par le bas et non par le haut, elles ne se disciplinaient pas en vue de conquérir le monde extérieur.
Des sociétés où la nation précède l’État, État que leur imposent les sociétés guerrières occidentales pour s’approprier leurs ressources. Voilà la vraie différence entre notre nation et celle des capitalistes. Elle ne pourra être qu’une nation État (Juan Linz) et non pas un État-nation. Mais au lieu de laisser nos sociétés poursuivre la construction de la nation et de son état de droit, le monde leur a imposé le modèle de construction européen de la nation, une armée nationale et son monopole de la violence, qui a été finalement retourné contre les sociétés, devant l’incapacité des sociétés militaires à se différencier et à étendre leurs marchés.
Nos élites aujourd’hui souhaitent transformer nos sociétés de droit en Etat de droit[4], en confiant tout d’abord le monopole de la violence à une armée afin qu’elle puisse imposer une loi qui puisse normaliser l’appropriation des ressources. Tentatives que nous observons aujourd’hui en Éthiopie et en Libye. Mais le monopole de la violence ne suffit pas à transformer la société en espace de compétition pacifique.
La discipline sociale doit avoir un objectif. Il faudrait que les individus puissent se faire confiance, fassent confiance à l’État, que la puissance militaire s’associe les puissances culturelle et économique. Les dictatures bourgeoises ont imposé une loi par laquelle les sociétés ont trouvé avantage grâce aux conquêtes extérieures du capitalisme, grâce à l’extension de leurs marchés, de leur marchandisation du monde. C’est cela la démocratie représentative : un système politique dans lequel la société confie sa représentation à une élite.
Dès lors que cette élite ne répond pas aux attentes de la société, le système n’est plus investi par la société, il se délite, car n’est plus efficace. L’Occident doit repartir à la conquête du monde ou transformer ses attentes à l’égard de ses élites, s’il veut que son système représentatif continue de fonctionner.
Un tien vaut mieux que deux tu l’auras, dit le proverbe. Pourquoi demandons-nous aux autres ce que signifie pour nous la fraternité ? L’obéissance à une loi qui nous soumet à des représentants qui ne méritent pas notre confiance ? La confiance se construit, elle s’éprouve. Elle n’est pas aveugle. Nos croyances nous commandent de ne pas couper nos liens du sang afin que nos compétitions ne nous fassent pas du tort. Compétitions entre frères de sang et par extension, dans une société de droit, entre humains en général. Nos raisonnements peuvent nous aider à conduire nos compétitions vers le meilleur, à protéger nos compétitions du pire. À condition de les inscrire dans de claires limites.
Investir dans le capital humain sans espoir de retour ?
Nous avons beaucoup rêvé et nous ne voulons pas sortir du rêve : trop de choses nous ont été données. Le recouvrement national de nos richesses a transformé notre misère en fausse richesse. Nous avons cru à la gratuité de l’éducation, de la santé, comme nous avons cru au non-épuisement du pétrole, à l’éternité de la croissance. Nous refusons de croire que le prix du pétrole puisse baisser, que nos réserves puissent s’épuiser. Nous nous sommes habitués, nous voulons attacher le futur au passé. Notre capital humain était une simple conversion de notre capital naturel, il ne valorisait pas le capital en général. Le capital humain sans le capital social et matériel pour le valoriser ne peut pas subsister.
Pour subsister, se développer, il doit s’exiler. Aussi ira-t-il chercher à se valoriser là où il le peut. Un compatriote va jusqu’à encenser MACRON (et donc, maudire TEBBOUNE), parce qu’il a « offert » un emploi à son fils après de longues et sérieuses années d’études en Algérie puis à l’étranger. Macron n’ « offre » pas d’emploi comme la puissance publique socialiste offrait un emploi à ses étudiants.
Le pays de Macron profite de ce qu’il n’a pas formé. Pourquoi ne profiterions-nous pas à notre tour de la formation que le pays de Macron offre à nos étudiants ? Cela serait plus équitable. Car notre pays a été capable de former en théorie, mais non en pratique. Il n’a pas achevé la formation de ses étudiants, mais en a assuré une partie. Car où est son expérience en matière professionnelle et industrielle ? Nous devons apprendre du monde, mais pas seulement à partir de nos bancs, mais de ses usines et de ses laboratoires dont nous ne disposons pas. Il faut assister nos étudiants qui peuvent compléter leur formation à l’étranger et préparer les conditions de leur retour.
Sur les bancs de l’école, la majorité est allée chercher des titres, se disputer leur rareté relative, en ne s’interrogeant plus sur le savoir que l’institution était censée délivrer. Les élèves ne sont pas partis chercher un savoir dont ils avaient besoin, mais une place dans la société. Ceci a fini par s’imposer à cela. À l’indépendance nous n’avons pas voulu mettre les meilleurs de chaque champ au service de la majorité, nous avons étêté la société.
Aujourd’hui, nous reproduisons la même erreur, ceux qui ont cherché le savoir dans nos institutions quittent le pays pour parachever leur formation, mais sans esprit de retour. Ils s’en vont chercher une place dans une société qui leur offre davantage que leur société d’origine. Nous avons rejeté dans un même mouvement l’accumulation du capital culturel par les anciennes familles et une politique claire de formation d’un capital culturel. Les anciennes familles, les nouveaux riches, les familles attachées au capital culturel, sont allés former et consolider leur capital hors du pays pour que les anciennes puissances coloniales puissent en profiter exclusivement.
À l’université nous sommes allés chercher la Science avec la langue arabe pour que la Science puisse ne pas être réservée à une minorité. Mais non pas pour partager le savoir du monde, mais les places dans la société. Les titres scolaires et universitaires nous donnaient une place dans la société, cela suffisait, jusqu’à ce que cela ne suffise plus. Il n’y a pas de nouvelles places offertes dans une société qui cesse de se différencier. Il faut donc chercher ailleurs. Ailleurs, où les places dépendent non pas de ce que vous avez reçu comme titres, mais de ce que vous avez apporté comme savoir.
Au lieu de former (ce dont nous avons les moyens théoriques, mais non ceux pratiques), puis d’envoyer achever une formation complète à l’étranger (formation complète qui comprend celle en laboratoire et entreprise) nous avons choisi de faire de l’import substitution sans passer par l’épreuve de l’export substitution. Nous reprochons à l’industriel Rebrab de travailler à l’extérieur. Ce n’est qu’après avoir exporté que nous pouvons considérer que notre savoir pratique est à la hauteur du savoir théorique disponible et le complète. Nous avons produit sans avoir la formation complète, théorique et pratique, au lieu d’accueillir ceux qui ont bénéficié d’une formation complète et de les aider à devenir des exportateurs. Nous avons ainsi formé des riches en capital humain qui doivent aller ailleurs pour achever leur formation et préserver leur capital.
Nous pouvons importer les livres scientifiques, les enseigner, mais pas en langue arabe s’ils n’ont pas été traduits, mais pas les laboratoires de l’industrie que nous ne pouvons fabriquer que pièce par pièce. Les laboratoires ce sont ce que nous faisons des expériences, des machines des autres. Les laboratoires viables sont ceux qui pourront rendre plus qu’ils n’ont obtenu des autres. Ce sont ceux qui pourront entretenir une industrie d’exportation.
Il aurait fallu regarder l’industrie comme un laboratoire, un laboratoire où l’on s’efforce de mieux produire ce que d’autres produisent et dont ils peuvent être déchargés. Le laboratoire c’est la formule dynamique de l’entreprise statique. C’est le lieu où le procès de travail se recompose, où se redifférencient les formes du capital, où disparaît l’ancienne dichotomie entre travail, instrument de travail et objet de travail pour laisser place à une nouvelle dichotomie plus performante. Mais nous étions tellement peu préparés pour cette bataille de la production.
Il aurait fallu, pour cela, penser produire pour les autres avant de consommer nous-mêmes. Nous aurions ainsi partagé avec le monde savoir-faire, production et consommation. Car comment apprendre d’autrui quand on refuse de prendre autrui pour maître ? Nous aurions ainsi une part dans la production du monde, une production diversifiée. Comment se fait-il que la diversification de la production n’ait pas été associée à la substitution d’exportation ? Nous avons privilégié la consommation, car nous avions tellement faim, nous avions tellement souffert de privations que nous n’avons pas résisté, les digues ont sauté. Il est donc inutile de se flageller. Comprenons plutôt les forces qui nous travaillent, celles qu’il faut inhiber et celles qu’il faut cultiver. Réveillons-nous, l’heure n’est plus à la consommation, elle est à l’investissement. Et nous sommes maintenant préparés.
Nous ne devons pas oublier non plus notre singulière insertion dans le monde. On n’exporte pas où l’on veut, on ne tisse pas des liens économiques avec n’importe qui. Nous ne faisons pas partie du camp occidental au contraire du Maroc. Nous sommes situés entre deux camps, l’occidental et l’oriental, l’européen et l’asiatique.
Ne pas séparer la vérité des prix d’un nouveau contrat social
Maintenant que l’alimentation, le logement, la santé et l’éducation vont cesser (d’être gratuits et) d’être financés par le pétrole, comment allons-nous nous défaire de notre addiction au pétrole ? Maintenant que le gâteau de la rente rapetisse, que va-t-on faire pour qu’il cesse de rapetisser, pour que chacun puisse avoir une part raisonnable ? Prendre aux riches et donner aux pauvres ? Mais les riches d’où prendront-ils pour donner ? C’est d’un jeu à somme non nulle dont nous avons besoin : gagner ensemble riches et pauvres. Voilà pourquoi on parle d’un nécessaire nouveau contrat social.
Après nous être acharnés à fabriquer des riches à tout prix, non par le travail assidûment et patiemment mis en en œuvre, comment ces riches pourront-ils faire ce qu’ils ne savent pas faire, contribuer à la richesse collective ? La justice corrective qui consiste dans la lutte contre la corruption actuelle, devrait séparer le bon grain de l’ivraie, ceux qui se sont enrichis en enrichissant et ceux qui se sont enrichis en appauvrissant. Il faudrait aussi rétablir l’entreprise publique de sorte qu’elle puisse entraîner l’entreprise privée. L’entreprise publique a failli dans sa vocation principale qui aurait dû être de formation et d’encadrement. Le privé doit s’enrichir en enrichissant la société et l’État, et non pas en les appauvrissant.
L’ancien contrat s’intéressait à la question de savoir qui peut prendre et recevoir, celle du nouveau contrat se demandera comment chacun pourra-t-il rendre plus qu’il ne lui a été donné. Car rester digne c’est, en général, rendre plus que ce que l’on a reçu. Il faudra donner à celui qui peut rendre davantage. Car comment autrement donner sans recevoir ? Certains doivent rendre plus qu’ils n’ont reçu afin que d’autres puissent recevoir sans rendre. Nous allons entrer dans l’ère de l’économie cohérente pour laquelle l’ère politique nous a préparés. Il faut désormais rationaliser nos dépenses, autrement dit consommer de manière productive, investir. Investir au lieu de consommer et non pas seulement réduire la consommation.
Prenons un exemple. Il s’agira de réhabiliter le travail d’enseignant, non pas en accroissant son salaire, mais en lui donnant la place qu’il mérite dans la société. Il nous faudra convenir d’une distribution des places qui favorise l’accumulation du capital. Il n’y a pas que le salaire direct qui compte, il n’y a pas que les besoins absolus qu’il faut satisfaire. Il y a les besoins relatifs, notre train de vie comparé à celui des autres, il y a la place que l’on occupe dans la société que notre pouvoir d’acheter ne résume pas. Ils requièrent notre attention.
Mais pour réhabiliter ce travail, il faudrait que la société et les enseignants reconnaissent à l’éducation la valeur qu’ils ne lui ont pas reconnue jusqu’ici. Il faut aller chercher et dispenser un savoir. Il faudra que ceux qui peuvent apporter à l’institution davantage que ce qu’ils lui prennent, puissent travailler, être imités et assistés. Le riche n’est plus celui qui en donnant s’appauvrit, ou en prenant appauvrit, mais celui qui en donnant s’enrichit, celui qui en prenant rend davantage. Au cœur de l’échange et de l’économie, il y a le don et le contre-don. Le consommateur accorde une production au producteur, le producteur accorde une consommation au consommateur. Une société égalitaire est une société où chacun peut recevoir et rendre, sans surenchères.
Un nouveau contrat social signifie une nouvelle mise en ordre de la société. Le riche n’est plus celui qui n’a pas besoin des autres, il ne peut plus autant utiliser d’énergie, substituer des non-humains à des humains. Il est celui qui sait rendre plus fort avec l’aide des autres, celui qui sait insuffler compétition et coopération. Il est celui qui peut donner du travail aux autres.
Dans le passé récent, c’était l’État, désormais ce ne sera plus le cas, ni même par opposition celui du privé tout simplement. Mais le privé qui peut donner plus qu’il ne reçoit. Mais le privé dans le sens du particulier en général et non du capitaliste. Car même le travailleur comme consommateur, telle une entreprise, doit produire plus qu’il ne consomme, épargner et investir. L’effort d’investissement s’il n’est pas collectif ne pourra pas être soutenu. Il faut mettre fin à l’opposition radicale entre travailleurs et capitalistes, propriétaires et non-propriétaires. Un travailleur est un associé, un propriétaire n’est pas un propriétaire absolu, les citoyens sont à la fois consommateurs, investisseurs et producteurs. Cela ne dépend que des citoyens pour les mettre en cohérence. Il faut mettre fin à la mentalité de « cherka helka ». Il faut admettre et contenir nos différences relatives.
La vérité des prix ne pourra donc pas suffire pour mettre en ordre la société. Dans un premier temps, elle va diviser la société en « riches » et pauvres. En fait elle va appauvrir la classe moyenne. Sans un nouveau contrat social qui engage l’ensemble de la société dans un nouvel effort productif, elle ne pourra pas garantir que son appauvrissement connaîtra une fin. Avec le marché tel que le conçoivent la science économique standard et l’idéologie dominante, ce n’est pas la société qui fait le marché, mais l’inverse. Il confie le pouvoir aux riches qui ne pensent qu’à leur profit.
Quels comportements attendra-t-on des riches à qui l’on va confier le marché ? Que produiront-ils, pour qui et pour quoi ? Dans la stratégie de substitution aux exportations, les riches produisent pour le monde et créent du travail pour la société, travail qui finit par racheter la production qu’il exportait après avoir accru son pouvoir d’exportation. Le contrat entre les riches et la société est clair : en accroissant la part de la société dans la production mondiale (exit l’exploitation), elle accroitra son pouvoir d’achat sur la production mondiale. Marx avait tort contre Smith en séparant la production de l’échange. C’est dans l’échange, aujourd’hui la globalisation, que se développe la puissance productive, elle ne peut en être abstraite que mentalement.
À quels riches emboîterons-nous donc le pas ? Quels riches n’accepteront pas de lâcher leurs pauvres ? N’allons pas reprocher à l’industriel Rebrab de produire à l’étranger. C’est en travaillant dans de tels environnements que l’on peut apprendre aux siens à travailler comme les autres, que l’on peut aussi savoir si l’on peut mieux travailler que les autres.
Ce qu’on pourrait lui reprocher, c’est un éventuel découplage de son accumulation locale de capital de celle de son accumulation mondiale. Ce qu’il peut apprendre ici, ne pas s’en servir là. Ce qu’il peut mobiliser ici, mais ne peut pas là ! Mais cela ne dépend pas seulement de lui, mais aussi de l’environnement qui lui est fait. En attendant, il pose les conditions de la comparaison.
Si avec la vérité des prix ne s’instaure pas un nouveau contrat social, les riches finiront par utiliser la force contre leur société, par devenir les maîtres du marché et les sous-traitants de plus riches qu’eux. Pour le moment nous assistons comme à une dispute et non à une entente entre puissants et riches. Nous en sommes encore au stade de la transformation de la puissance militaire en puissance productive, car nous n’avons pas gagné la bataille de la production. Il faudra désormais nous battre sur plusieurs fronts, militaire, économique et culturel. Y sommes-nous réellement disposés ? That the question.
[1] Petit traité de résilience locale. Agnès Sinaï, Raphaël Stevens, Hugo Carton, Pablo Servigne. Les Éditions Écosociété, 2017.
[2] Fred Hirsch, dans son livre les limites sociales de la croissance, développe la thèse suivante : dans les sociétés qui ont atteint un certain niveau de développement matériel, les individus consacrent une part croissante de leurs efforts et de leurs ressources à l’acquisition de « biens positionnels » dont l’on ne peut jouir qu’au détriment d’autrui. Les besoins de biens positionnels ne connaissant pas de limites et leur propriété servant à marquer la place sociale. https://blogs.alternatives-economiques.fr/gadrey/2016/05/09/un-grand-livre-les-limites-sociales-de-la-croissance-enfin-disponible-en-francais-merci-au-traducteur-et-aux-editeurs.
[3] Les salaires de nos médecins expatriés ont toujours à faire avec le salaire de leur pays d’origine. C’est là l’avantage du pays d’accueil, de vous traiter un peu mieux que votre pays d’origine mais pas comme il traite ses propres citoyens.
[4] Ce qu’explicite Yadh Benachour dans sa leçon inaugurale au Collège de France. https://www.college-de-france.fr/site/yadh-ben-achour/inaugural-lecture-2021-11-04-18h00.htm