Né à Constantine, en 1927, un 5 juillet, Malek Haddad est un auteur insuffisamment célébré. Eclipsé peut-être, par cette date importante de l’histoire de notre pays que les régimes et gouvernements successifs ont, hélas, fini par galvauder. En attendant de retrouver la vérité de notre roman national, il semble préférable de revenir à nos poètes, à Malek Haddad, ses textes et ses leçons.
Publiée d’abord chez Julliard puis Maspero, réédité en Algérie aux Editions Bouchène au début des années 2000, et plus récemment par les éditions Média-Plus, l’œuvre de Malek Haddad a longtemps été délaissée par les hagiographies officielles et reste assez peu enseignée dans nos écoles et nos universités.
Il faut dire de tout façon, que les régimes autoritaires et les pensées uniques n’ont généralement que faire de littérature, sauf quand elle érige des monuments. L’institution littéraire pour sa part, trop souvent soumise aux modes parisiennes a tendance à récompenser – il faut le dire sans méchanceté pour certains de nos écrivains – une langue quelque peu foisonnante et arborescente qui peut parfois étouffer le lecteur, davantage que l’accueillir et l’emporter.
Or Malek Haddad est à l’opposée des paroles monumentales et a résolument fait le choix de la simplicité à la fois narrative et lexicale. Il utilise, comme il l’écrit lui-même, des « mots sans histoire »(1) qui vont à l’essentiel. Les fleurs, le pont de Constantine, le soleil d’Alger, l’amour, l’amitié, l’exil et le combat. Une tasse de café, posée sur une table de travail, une cigarette qui se consume. Une sonatine de Bach ou une symphonie de Mozart, selon que le temps était à la contemplation ou à l’élan.
Malek Haddad a toujours insisté sur le fait que l’écrivain était un homme parmi les hommes et n’a jamais cultivé l’image d’un poète tourmenté ou maudit, comme en témoigne cette formule ramassée qu’il écrit dans une lettre adressée à l’un de ses amis : « Chaque poète a sa vie, tout comme chaque cordonnier, chaque médecin ou chaque liftier. Cette imagerie surannée du poète maudit est née à Paris particulièrement et date ( …) »(2)
Romancier-Poète.
Comme chaque grand écrivain, Malek Haddad construit son propre univers composé d’abord d’astres doux ou flamboyants, de fleurs tendres ou mortes mais jamais entêtantes et d’un bestiaire insolite et rieur. Du soleil à la lune, des lilas aux myosotis, des ânes aux écureuils, des gazelles aux colombes, le monde de Malek Haddad est traversé surtout des gens qu’il aime. De femmes évidemment, toujours évoquées avec pudeur, leurs prénoms voilés, leurs cicatrices à peine dessinées (3), leurs étreintes toujours feutrées.
Les amis, avec lesquels il partage des moments de pure félicitée, sont souvent célébrés :
J’ai tellement d’amis
Que mes doigts s’impatientent
Que mon regard s’en veut que de n’avoir
que deux yeux (4)
Les enfants à qui ils dédie plusieurs poèmes et qu’il compare parfois à la lumière de l’aube sont des présences qui adoucissent la vie du poète. Les dédicaces sont souvent rieuses et tendres : « Pour Pierre, mon fils, en souvenir d’un 2 sur 20 qu’il me valut à un devoir de français que je lui fis »(5)
L’amour est le principe même de l’univers de Malek Haddad. Amours douces ; amours feutrées ; amours charnelles peut-être; amours divines, sûrement car Dieu, toujours désigné par une majuscule dans les poèmes, est omniprésent :
Poésie qui se lève
J’avance mon sourire
Je tends vers Toi(6)
Malek Haddad est rarement prophète mais romancier-poète, assurément. Le trait d’union n’est pas ajouté pour l’effet. Tous ses poèmes racontent une histoire et tous ses romans sont ponctués de vers.
Qu’on le lise seulement dans son ultime recueil de poèmes, Ecoute et je t’appelle, publié en 1961 :
J’aurai niché partout
C’est le sort des oiseaux
Et le hasard fait bien les choses
Le romarin dans le jardin
Un coin d’amour pour une rose
Et la colombe sur le toit(7)
Qu’on lise également dans son premier roman, La Dernière impression, paru en 1958, où la tension est immédiatement palpable entre les personnages de Saïd et d’Ali qui se préparent à saboter un pont:
« Un long silence s’écoula. Ces silences qui nous font entendre la pensée des autres. On a alors peur des les troubler, ces silences, de la même manière qu’on craint de jeter une pierre dans ces eaux qu’on appelle dormantes. Chacun sait bien que les eaux ne dorment pas. Chacun sait bien que les silences ne sont pas muets. A certains moments de leur vie les hommes parlent pour dire quelque chose ; et quand ils se taisent, ils parlent encore »(8)
On notera le rythme ciselé du phrasé et la simplicité des mots qui disent bien plus que mille arabesques compliquées. On notera aussi la portée prémonitoire du propos, puisque Malek Haddad comme les personnages de La Dernière impression (1958) a lui aussi fini par faire silence en posant son stylo. Mais il n’est pas encore temps d’en parler.
L’écriture et la lutte.
C’est surtout en exil que Malek Haddad a écrit. De 1956 à 1961, cinq années riches et productives, en pleine révolution. Il a à peine trente ans. Contraint à s’installer en France en 1955, il y est d’abord instituteur mais également, aux côtés de son ami Kateb Yacine, ouvrier agricole en Camargue. A Aix en Provence, il se lie d’amitié avec des militants, des écrivains mais aussi des étudiants. Il a gardé pour coutume de leur écrire des lettres qui parlent toujours vrai et qu’il serait grand temps de tenter de rassembler et de publier.
Il collabore à plusieurs revues pendant la guerre de libération nationale dont Entretiens, Progrès, Confluent et Lettres françaises. Il s’installe ensuite en Suisse et sera chargé par le FLN de plaider la cause nationale, ce qu’il fera sans relâche en voyageant au Moyen-Orient, en Europe et en Asie, tout en écrivant et publiant.
Le militantisme et l’écriture se font chez lui dans un même souffle. Le Malheur en danger (1956) est le premier ouvrage publié de l’auteur et c’est un recueil de poèmes. Puis paraît son premier roman La Dernière impression (1958) qui sera suivi de trois autres : Je t’offrirai une gazelle (1959), L’Elève et la leçon (1961) et enfin Le Quai aux fleurs ne répond plus (1961).
Son essai Les Zéros tournent en rond (1961) est probablement le moins convaincant de ses écrits car il s’y perd en conjectures langagières et identitaires et finit par croire que l’authenticité culturelle est liée avant tout à la langue arabe, oubliant semble-t-il toutes les autres langues qui traversent le pays dont la sienne, le français.
La même année paraît le recueil de poèmes Ecoute et je t’appelle (1961), au titre mystique et aux résonnances soufies et qui vient clore avec allant et charme, une œuvre fulgurante dans laquelle la figure du cercle est capitale. Pour preuve ce poème éternel de l’auteur, intitulé « La dernière marche » :
Je suis le point final d’un roman qui commence
A quoi bon distinguer le ciel et l’horizon.
On ne peut séparer la musique et la danse
Et mon burnous partout continue ma maison
Je suis le point final d’un roman qui commence
De mes deux Sahara je ferai des chansons
Je garde dans mes yeux, intacte ma romance
Je suis en vérité l’élève et la leçon (9)
Tout y est : le rythme et la rime ; simplicité et profondeur, amour et identité, instant et éternité, l’Algérie et la Palestine. Car à côté du Sahara d’Afrique du Nord, le deuxième Sahara évoqué est probablement le désert du Néguev, le désert de Palestine dont la cause a toujours été chère à l’auteur.
Le silence
Après l’indépendance, Malek Haddad rentre en Algérie, il occupe le poste de Directeur de la Culture au ministère de l’information de 1968 à 1972. Il est également secrétaire général de l’Union des écrivains algériens de 1974 à 1976.
Parallèlement à ses responsabilités administratives, il collabore à quelques journaux et revues comme Atlas et Novembre, puis dirige la page culturelle d’An Nasr, quotidien de l’est algérien dans lequel il publiera, en 1967, son ultime poème consacré à la Palestine. « Je suis né chez moi en Palestine »
Moins inspiré que de coutume, ce poème est l’ultime écrit littéraire publié de Malek Haddad qui brise pour la seule et unique fois un silence littéraire déjà décidé deux ans auparavant. Il s’y tiendra jusqu’à sa mort en 1978, des suites d’une longue maladie qui laisse la littérature algérienne, orpheline de l’une des ses figures de proue.
Lui qui plaisantait presque dans l’un de ses poèmes d’avoir eu au lycée, « tous les prix de français de français de français en français…en français »(10) n’a pu se défaire d’un malaise qu’il a vécu comme un véritable drame intérieur. Se sentant, selon ses propres mots, de plus en plus « en exil dans la langue française », ne pouvant écrire en arabe, il décide de poser le stylo et de se taire. Mais il refuse toute position victimaire et déclare, lors d’un colloque en 1965 :
« Le silence n’est pas un suicide…je crois aux positions extrêmes. J’ai décidé de me taire. Je n’éprouve aucun regret, ni aucune amertume à poser mon stylo. » (11)
Nos combats
La langue française qui avait été jusque là « une possibilité productrice, un jeu avec le hasard et l’inconnu »(12) selon les jolis mots de l’écrivain marocain Abdelkébir Khatibi, va devenir une prison de silence, que l‘on a un peu de mal à imaginer dorée, et ce malgré les affirmations de Malek Haddad lui-même. Le poète n’a d’ailleurs jamais cessé d’écrire, si on en croit les quelques poèmes inédits, publiés en 1998 dans un ouvrage très riche qui lui rend hommage :
Sidi Rached
Tu peux en témoigner
Parce qu’ils étaient la vie
Parce qu’ils étaient la dignité
Parce qu’ils étaient la liberté
Ils étaient ma seule priorité.(13)
Ces vers consolent quelques peu ses admirateurs et montrent combien le feu de sa poésie ne s’était pas éteint. Lui qui a toujours parlé des siens et pour eux, lui dont la liberté et la paix ont toujours été la priorité, n’est-il pas le parfait porte-voix des aspirations pacifistes des Algériennes et des Algériens qui s’expriment depuis des mois. L’année 2020 et tout ce qu’elle nous réserve encore de luttes à mener gagnerait à relire les mots simples d’un poète qui a su porter haut et fort ses poèmes de combat et ses romans en fleurs.
1- “Moi les mots que je sais sont des mots sans histoire” Malek Haddad, « Pause » in Ecoute et je t’appelle, précédé de Les zéros tournent en rond, Média-Plus, Alger, 2015, p.55.
2-Malek Haddad, Poète national d’hier…pour demain!, Editions Marinoor, 1998, p.43.
3-“Qu’on mitraille la ville, qu’on mitraille les trains, puisqu’on a vu la cicatrice d’appendicite de ma femme, puisque Dieu lui-même n’a pas su prendre ses responsabilités”, in Malek Haddad, Le Quai aux Fleurs ne répond plus, 10-18, Paris, 1961, p.119.
4-Malek Haddad, Ecoute et je t’appelle, précédé de Les zéros tournent en rond, Média-Plus, Alger, 2015, p.96.
5-Ibid. p.75.
6-Ibid., p. 30.
7-Ibid., p. 42.
8-Malek Haddad, La Dernière impression, Média-Plus, Alger, 2015, p.9.
9-Poème cité dans Malek Haddad, Poète national d’hier…pour demain!, Editions Marinoor, 1998, p.24 et paru pour la première fois dans la revue Progrès (n° 4, octobre 1953).
10- Poème cité dans Malek Haddad, Poète national d’hier…pour demain!, Editions Marinoor, 1998, p.24 et paru pour la première fois en 1952.
11-Malek Haddad, Poète national d’hier…pour demain!, Editions Marinoor, 1998, p.13
12-Abdelkébir Khatibi, Essais, « La langue de l’autre », Editions de la découverte, Paris, 2008, p. 119.
13-Malek Haddad, Poète national d’hier…pour demain!, Editions Marinoor, 1998, p.65.