De qui et de quoi voulons-nous dépendre ?

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De qui et de quoi voulons-nous dépendre ?
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De qui, de quoi dépendons-nous ? Y avons-nous consenti en pleine conscience ? Il semblerait que nous ayons accepté la fatalité de dépendre d’autrui par notre consommation, sans trop nous préoccuper des conséquences d’une telle dépendance. Nous sommes devenus plus dépendants du monde que nous ne l’avons jamais été.

La bénédiction des richesses naturelles s’est comme transformée en malédiction s’il ne fallait pas prendre la dépendance comme un apprentissage. Nous sommes devenus dépendants de nos hydrocarbures et de la production industrielle étrangère. Nous sommes maintenant écartelés entre une nature que nous détruisons et un travail qui nous échappe.

Si l’on ne veut pas dépendre de soi avant de dépendre d’autrui, car on ne peut plus ne pas dépendre de l’étranger, si l’on ne veut pas rendre plus que ce que l’on reçoit, ce qui nous est donné ne peut se transformer qu’en malédiction. Il faut partager avec le monde la production, or nous continuons à partager la même production que celle des temps colonialistes, nous avons seulement renégocié la répartition du revenu de cette production.

Nous sommes passés à côté de la bataille de la production, nous nous sommes battus pour obtenir un meilleur revenu. Et ce meilleur revenu qui a amélioré notre niveau de vie nous a appris la dépendance économique. Nous avons appris avec le colonialisme que la tribu ne pouvait pas vivre hors du monde, avec la dépendance économique que la nation ne peut pas vivre indépendamment de sa production.

Sommes-nous prêts à partir à la conquête d’une interdépendance économique enviable, de l’autonomie de notre décision économique, comme nous l’avons fait pour notre indépendance politique ? Sommes-nous prêts à ne plus dépendre de nos ressources naturelles et de l’émigration si elles viennent à manquer ? Définissons la nation de ce point de vue : la nation c’est la capacité de dépendre de soi avant de dépendre d’autrui, de prendre sur soi avant de prendre sur autrui.

Si le marché met en présence des étrangers comme on le suppose depuis Adam Smith, qu’allons-nous choisir d’échanger et avec quels étrangers ? De quels étrangers allons-nous choisir de dépendre ? Dans quelles interdépendances allons-nous nous inscrire ?

C’est une question qui semblait avoir une réponse évidente pour le fondateur de la sociologie française Émile Durkheim (1858-1917) quand il envisageait la solidarité organique que crée la division du travail. On ne pouvait douter de la France. Il suppose que la division a lieu au sein d’une société et raisonne comme s’il s’agissait d’une économie fermée ou d’une société qui dominerait ses échanges. Or, dans l’économie ouverte d’aujourd’hui, le monde des étrangers qu’elle met en rapport, leur solidarité, leur complémentarité sont à faire.

Le corps social, la compétition et la solidarité

Compétition et solidarité sont les deux faces d’une même réalité dès lors que l’on ne sépare pas statique et dynamique. De même en ce qui concerne les types de solidarité. Une solidarité se définit et se meut parmi d’autres, semblables ou différentes, en rapport à d’autres en de multiples manières, avec lesquelles elle s’oppose, s’exclut ou se complète.

Ce n’est pas la division du travail (qui différencie l’économie de subsistance de l’économie de marché) qui est la source de la solidarité (E. Durkheim), c’est le corps social qui se différencie, qui  fait des « individus » ses organes (le sens propre de solidarité organique), dans lequel se déroule cette division du travail. C’est le corps social qui fait d’étrangers – d’individus séparés qui sont quittes après l’échange, des producteurs qui se complètent.

C’est lorsque la différenciation du corps social le renforce que la division du travail apparaît à Durkheim comme source de solidarité (la France qui monte en puissance), parce que l’interdépendance assumée par une société devient cohésion, appui mutuel. Car l’interdépendance d’étrangers ne dit rien du corps social qui donne une cohérence à la division du travail. Lorsque les producteurs consentent à leur interdépendance et forment une société solidaire, autrement dit, un système d’interdépendances dans le système mondial d’interdépendances, on peut alors dire que la division du travail est organique et s’accompagne d’une solidarité nationale. Si le système d’interdépendances qu’ils forment est performant, leur solidarité compétitive, le corps social en sort renforcé. Bizarre comme le thème de la compétitivité omniprésent dans le discours des anciennes puissances industrielles est absent dans le nôtre. 

C’est que nous avons peur de la compétition ! Le corps social est d’autant plus solidaire, qu’il est renforcé et non affaibli par la compétition. Car la compétition, en le sortant de la course, disperse le corps social, comme elle disperse les ressources du concurrent défait. La peur de la défaite est la cause de notre peur de la compétition. Corps déstructuré/structuré par les autres ou en « équilibre de sous-emploi », parce qu’incapable de faire corps, de faire corps compétitif. Donc division du travail assumée et non subie par une société qui fait corps, voilà comment se conjugue compétition et solidarité, division du travail et esprit de corps.

Reste à distinguer parmi les compétitions pour chasser la peur.  Parmi les bonnes compétitions il faudra exclure celles qui peuvent devenir mauvaises, parmi les mauvaises il faudra adopter celles qui peuvent devenir bonnes. Car en l’état d’économie émergente, les bonnes compétitions sont souvent celles qui vont devenir mauvaises et les bonnes compétitions sont souvent mauvaises au départ. Les bonnes sont celles qui permettront de faire et de faire faire corps, mauvaises sont celles qui ne le permettront pas. Nous avons créé des entreprises publiques sans avoir le concept de l’entreprise, de l’association productive. Résultat nous avons défait nos entreprises publiques.

D’où l’attention importante que nous devons accorder à nos dépendances. L’entreprise se bat pour revenir de certaines dépendances inacceptables. Nos (inter)dépendances doivent nous permettre de faire corps de plus en plus fort au lieu de nous disloquer. Nous sommes en tant qu’économie émergente soumis à de nombreuses interdépendances asymétriques que nous devons rééquilibrer. Certaines d’entre elles peuvent nous rester durablement défavorables, d’autres non. Toute notre progression dépend de nos capacités à transformer des compétitions défavorables en compétitions favorables.  À créer des avantages de ressources inattendues dans une telle transformation. Notre régression résultera de notre fuite des compétitions externes, de notre incapacité à transformer des compétitions défavorables en compétitions favorables. Là où nous pouvons transformer un désavantage extérieur en avantage intérieur, il faut aller. Telle est la bonne dépendance. Les avantages dont nous disposons au départ ne sont pas durables. Nous ne pouvons compter indéfiniment sur des avantages que nous dissipons. Telles sont les mauvaises dépendances. Il nous faut un consentement clair aux bonnes dépendances et un refus clair aux mauvaises. Car il n’y a point de salut aujourd’hui hors de la division internationale du travail, de la globalisation des marchés[1].

La difficile et empêchée construction par le bas

Il faut mettre les solidarités locales en continuité les unes des autressur le même plan qu’une solidarité englobante. Car celle-ci n’étant pas davantage qu’une association de celles-là. Nous sommes globalement en présence d’associations d’associations, quelle que soit l’échelle considérée, avec lesquelles il faut composer. Ce qui est composé peut être décomposé. Ce qui n’est pas composé ne peut pas être décomposé. Il n’y a pas de société globale, une République deus ex machina, qui formerait une solidarité globale d’un côté et déferaient des solidarités locales condamnées par l’histoire d’un autre. Les solidarités locales coexistent dans un milieu qui fait leur solidarité globale. C’est de leurs rapports que tient la solidarité globale, c’est de leur équilibre que tient leur coexistence et leur appartenance commune. Il n’y a pas de tribu isolée, des tribus, comme des parties qui constituerait un tout comme une société tribale. Il y a un milieu qui se différencie en tribus et qui se dote d’un État étranger (l’Empire ottoman).

Les associations/solidarités peuvent s’aligner, converger, s’agréger si elles peuvent coopétitionner, si elles ont un objectif commun qui les réunit dans la réalisation duquel elles peuvent se disputer la prééminence, définir la place de chacune. La solidarité nationale « transcendera » les solidarités partielles, non pas en les niant, mais en les impliquant, les liant dans une dynamique globale qui les comprend et les aide à se composer. Non pas en se plaçant au-dessus d’elles, mais en elles et au-delà d’elles, démontrant que c’est par la solidarité nationale/coopétition commune, et celles partielles qu’elle produit, que les solidarités locales se dépassent et se développent. C’est l’efficacité des solidarités locales et partielles dans la construction d’une solidarité globale qui sera garante de leur pérennité. Toutes les solidarités partielles ne préexistent pas à la solidarité globale, émergent de nouvelles à côté des solidarités territoriales pour composer la solidarité nationale. Solidarités locales, partielles et globales se tiennent toujours, les unes les autres, les unes dans les autres, et toujours d’une façon particulière.

Le colonialisme et la modernisation

On a voulu créer de la solidarité nationale à partir d’un nouveau corps, l’institution militaire, et de nouvelles institutions associées. Un nouveau corps qui n’avait pas pour fonction de conduire la société dans la nouvelle guerre, la compétition économique. Un siècle de colonialisme avait perverti le fonctionnement des formes d’organisation de la société indigène quand il ne les avait pas détruites. L’idéologie moderniste considéra la défaite de ces anciennes formes d’organisation comme un acquis et le principe d’auto-organisation de la société comme dangereux. L’anthropologie occidentale a confondu la forme tribale avec son substrat objectif, assimilable au passé lointain de l’Occident, confondant ainsi l’histoire du monde avec celle de l’Occident. Sans laisser à cette forme la chance de prouver sa capacité à s’industrialiser : condamnée par l’Histoire. Les sciences sociales ont condamné la forme tribale au nom de la modernité pour la forme de classe. La différenciation de classe était considérée comme supérieure à toute autre différenciation. Les socialistes et communistes ont voulu deux classes (ouvrière et bourgeoise) pour aller à une société sans classes, les libéraux une classe bourgeoise. Alors que la société sans classes était déjà là. La différenciation sociale devait être de classes.

On ne pensa pas reconstruire la coopétition/différenciation par le bas, par une multiplicité de centres, mais par un centre unique et par le haut. On ne recomposa pas de solidarités/associations générales de base sur lesquelles, avec lesquelles, seraient construites les nouvelles spécialisées. Des villes on ne tira pas une « bourgeoisie », du monde rural pas de « tribus ». La compétition et la dynamique institutionnelle s’en sont trouvées amputées dans leurs racines par un découpage administratif qui faisait la guerre à une forme d’association jugée rétrograde dont il fallait séparer la société. Le nerf de la vie est dans la compétition, ce qu’exprime bien la langue arabe (nefs, mounâfassa) ; c’est dans la compétition que se forgent les coopérations/solidarités ; c’est dans les coopérations que s’animent les compétitions. Et la compétition démarre au rez-de-chaussée de la vie sociale. Quand elle est mal aiguillée à la base, pas étonnant qu’elle y fasse des dégâts et ne puisse pas aller très loin. La compétition sociale a été condamnée à ses deux extrémités. Elle n’était pas impliquée dans la compétition internationale, on ne souciait pas de son organisation à la base. On a étouffé la compétition et multiplié ses effets centrifuges. La société a défait les entreprises publiques faute d’être prise dans une compétition consentie et ordonnée. Elle n’a pas appris à coopérer. 

Depuis l’indépendance politique, nous nous sommes laissé porter par la valorisation de nos ressources naturelles et la répartition de leur produit. Les exportations d’hydrocarbures ont éjecté les exportations des autres productions. Ridicules les exportations agricoles de dattes, d’huile d’olive, etc.. Les décideurs assoiffés de ressources n’avaient d’yeux que pour la manne des hydrocarbures. Il était difficile de résister à la tentation et à la courte vue. La courte vue nous fit considérer négligeable ce qu’elles pouvaient rapporter par rapport aux hydrocarbures. On fit trop confiance à un avantage immédiat. Un exemple plus récent, que je n’ai pas cessé de dénoncer comme député, on ferma une usine hydroélectrique parce que sa production était négligeable par rapport aux usines à gaz. Le nombre des bouches à nourrir s’est multiplié, mais pas celui des producteurs. À la tentation du revenu facile s’ajoutait la crainte de la compétition interne. Celle-ci risquait de réveiller les « vieux démons » du tribalisme, les ennemis de la modernité. Tentation et crainte nous ont éloignés de la compétition internationale, la compétition interne qui s’en est trouvée déconnectée, empêcha les tribus de coopétitionner dans la compétition internationale. Nous n’avions plus d’yeux que pour la répartition du produit des hydrocarbures, il y eut compétition autour de la répartition du surplus et non coopération autour de sa production. Ce qui a donné la possibilité à ceux que nous avions diabolisés et que nous avions chassés par la porte de revenir par la fenêtre pour jouer de nos compétitions et solidarités.

Il était donc très difficile de résister à une construction par le haut de la société : la tentation des hydrocarbures et la crainte de ne pouvoir surmonter les difficultés d’une construction par le bas étaient trop fortes. La société et son gouvernement ne résistèrent pas au cours des choses. Les problèmes inévitables de la production et la construction par le bas de la société furent temporairement éludés. Car comme retient-on de Marx, la société ne se pose de problèmes que ce qu’elle peut résoudre. Le problème avait du mal à émerger tant les moyens de le solutionner paraissaient lointains et une solution aisée à portée de main. Nous ne voulions pas accompagner la société pour résoudre ses problèmes nouveaux de coopération, nous allons y être contraints, sans savoir si cela se fera encore de la bonne ou de la mauvaise manière.

Après que les tribus aient été défaites par le colonialisme – on n’ose pas encore nous dire qu’il nous a rendu service, l’organisation de la société posait le problème de ses nouvelles formes et de ses nouveaux centres. Les difficultés pour passer des solidarités locales mises en défaut par le colonialisme à une solidarité nationale ont poussé les acteurs politiques a adopté une politique révolutionnaire de rupture. Au cours de la guerre de libération, pour parvenir à une solidarité nationale, il fallait faire avec des solidarités locales infestées par la stagnation sociale. Cela s’effectua quand une partie dynamique de la population en accord avec l’esprit du temps et les conditions de la population rompit avec le colonialisme. Une dynamique sociale en rupture avec la dynamique coloniale s’engagea. Une partie de la coopétition sociale n’était plus administrée par le colonialisme et devenait dirigée contre lui. Les acteurs purent faire avec les restes des solidarités locales. À l’indépendance, retinrent l’attention les « problèmes » que posaient ces restes de solidarités, oubliant l’état dégradé dans lequel ils se trouvaient. Ces restes n’étaient plus des ressources, mais des obstacles. Le socialisme d’État en même temps qu’il émergeait des difficultés d’une auto-organisation de la société nous en éloigna. Après la monopolisation de la violence, on monopolisa la terre et ce qu’elle contenait. L’administration moderniste prit le relai de l’administration coloniale : défaire la tribu, cette fois pour prétendre faire la société. Car il fut interdit de penser que la tribu puisse s’incorporer les arts et les métiers ni qu’elle puisse les industrialiser. Quand le projet moderniste socialiste s’avéra impossible, on persista dans le projet de défaire la tribu pour celui, non avouée et que l’on avait rejeté précédemment, de former la classe. On ne voulut pas admettre que le rejet de la propriété privée exclusive était le fait de l’esprit de la tribu et non celui du socialisme scientifique. C’était comme s’il fallait chercher l’esprit de corps dans la classe qu’on ne voulait plus tenir de la tribu. Disons comme si, car le corps militaire n’avait nulle intention, nul projet explicite ou implicite de se transformer en classe. Juste une propension inconsciente d’individus qui avait la possibilité de se comporter comme des féodaux, mais pas un groupe se pensant devenir une classe. La société militaire pouvait oublier le fonds tribal dont elle était issue, le nier, celui-ci ne l’oubliait pas. Défaire la tribu et faire la société autour de l’organisation militaire ne donneront pas une société et ses esprits de classes comme ce fut le cas dans d’autres sociétés. Ce fut là une nouvelle impasse, il ne sera pas donné à l’esprit militaire de faire corps et de se démultiplier dans la société. L’esprit de combat a été cantonné, figé dans les casernes, car qu’est-ce que l’esprit militaire, sinon désormais que l’esprit d’une corporation ? Le colonialisme a détruit le corps de la tribu, mais l’esprit de la société ne s’étant pas donné de nouveaux corps vivants, le fantôme de la tribu hante encore la société. Il a beau avoir été refoulé par le colonialisme et le modernisme, la société qui a besoin de faire corps pour se protéger ne peut chasser son souvenir. La tribu et son esprit ont besoin d’un nouveau corps, de nouveaux organes, avec lequel elle et il changeront.

Classements sociaux, injustice et complémentarités

Quand on dit tribu, on pense trop vite tribalisme. Il ne faut pas s’alarmer du racisme ou tribalisme ordinaire qui ont toujours existé et qui existeront toujours. Ils font comme partie du sel de la vie, il faut plutôt en rire qu’en pleurer. Il faut se préoccuper d’un racisme ou tribalisme systémique qui vise à imposer la domination d’un groupe sur un autre. Dans une société de classes, la domination d’une classe doit souvent s’associer la domination d’un groupe ethnique, majoritaire dans une démocratie, minoritaire dans une dictature. Dans des sociétés sans classes, comme c’est le cas souvent en Afrique, on attribuera le racisme supposé d’une population à son désir de se situer dans une hiérarchie des groupes, plus exactement au positionnement qu’elle prétend. Il ne sert à rien de ce point de vue de dire qu’il n’existe pas de hiérarchie, ce qui compte c’est qu’une population, tout comme un individu, cherche à se situer, doit se situer dans une formelle ou informelle hiérarchie sociale. Il le doit parce qu’il doit se situer et situer sa progression. Il prétend alors à un dépassement, à une supériorité. Les populations veulent se classer. Elles n’ont pas besoin d’être animées d’un désir de domination pour se faire, elles peuvent être animées d’un désir de libération. Elles deviennent « racistes » quand elles empêchent la coopétition de rebattre les cartes, parce que se considérant de nature supérieure. Des anciens privilégiés, par exemple, ne veulent pas reconnaître que la coopétition est en train de les déclasser en faveur de plus jeunes, pour défendre leur position ils font alors appel à un ordre supérieur. Les opérations de classement ont lieu à toutes les échelles, du voisin le plus proche au voisin le plus éloigné. On a toujours besoin de plus petit que soi … pour paraître grand. Ce n’est pas ce désir de classement et de contentement de soi qui fait problème, c’est ce qu’on en fait. Se classe-t-on pour progresser ou régresser ? En quoi est-on supérieur ou inférieur à autrui ? Comment pouvons-nous être meilleurs que nous sommes ? Pouvons-nous progresser seuls ? Devons-nous empêcher les autres de nous dépasser ?  ? Ce ne sont pas nos identités qui nous bloquent, c’est l’injustice : ce que l’on admet pour soi et pas pour les autres.

L’État postcolonial combattit les groupes dont il avait pourtant besoin pour protéger l’individu que ses institutions importées ne pouvaient pas protéger. L’individu ne pouvait pas compter sur la classe et son environnement, des institutions pour se protéger de la classe dominante. L’État postcolonial a poursuivi l’atomisation de la société sans que celle-ci ne produise l’environnement économique, juridique et institutionnel nécessaire à l’autonomie individuelle. L’État a enlevé à l’individu tous ses supports sans que les individus puissent devenir ses supports. L’Etat (, le marché) et l’individu propre à la modernité occidentale ne peuvent pas émerger d’un milieu dont on a fait table rase. C’est de la différenciation du milieu qu’ils s’autonomisent. La société ne peut pas assurer l’autonomie de l’individu en l’abstrayant de son milieu, en le privant de supports concrets. Pour passer du support de la tribu à celui de la société et de l’Etat, il faut des services publics, une protection sociale. Il faut tout un village pour éduquer un enfant. Aujourd’hui à défaut d’avoir les services adéquats (le nouveau « village »), c’est la rue qui éduque l’enfant des individus mariés qui travaillent. L’individu doit pouvoir compter sur des autonomies collectives qu’il fabrique avec les autres individus. Ce ne sont donc pas les identités qui font problème, ce sont leurs propensions et celles de leur milieu. Leurs propensions à s’exclure, plutôt qu’à coopérer.

S’il n’est pas possible de dissocier la solidarité locale d’une certaine désolidarisation globale (différenciation), on aurait tort de penser la solidarité locale séparément de la solidarité globale. Il y a du local dans le global et du global dans le local. Il faudra apprendre à faire avec. Quand la solidarité globale entre en action, celle locale entre en latence. Quand la solidarité locale entre en action, celle globale entre en latence. En vérité il n’y a que des groupes qui s’affirment et qui s’estompent, les individus et les groupes en action mobilisent des individus et des groupes en latence. L’action individuelle n’est que la partie apparente de l’iceberg. Quand un individu entre en action, il mobilise d’autres individus invisibles qui lui fournissent support, matière, équipement ou énergie. De même pour le groupe. Un groupe se distingue d’autres groupes dans un milieu pour améliorer sa position, disputer une place, une ressource. L’individu est toujours inscrit dans une chaîne d’interdépendances. Un groupe se mobilise pour améliorer sa position dans le monde, il mobilise d’autres groupes qui veulent améliorer leur position dans la société, ces groupes mobilisent des individus qui veulent améliorer leur position dans leur groupe professionnel, leur milieu social. La compétition tranche entre des forces relativement égales qui exigent certaines associations pour se constituer. Plus le niveau de la compétition s’élève plus s’étend le domaine des ressources qu’elle mobilise. Ce n’est pas ce que nous observons dans notre société où l’on peut avoir le sentiment que le groupe dirigeant, parce qu’incapable d’affronter la compétition externe, distrait la société plutôt qu’il ne la mobilise et se tourne vers la seule compétition interne dont l’objet principal est la privatisation des ressources collectives. De fait, les coopétitions sociales se complètent très mal du fait de leur mauvaise inscription et orientation globale.   

Les forces s’associent et se dissocient pour s’égaliser, entrer en compétition selon les niveaux de compétition. Dans le cas d’une compétition négative, il s’agit de détruire des forces, celles de l’ennemi. Dans le cas d’une compétition productive, au contraire le concurrent n’est plus perçu comme rival à détruire, mais comme un partenaire, un « sparring-partner » dit-on en boxe. Un champion a besoin de ses compétitions. Il faut donc distinguer les situations où solidarité locale et solidarité globale se disjoignent pour former des identités claires, la fermeté de l’une ayant besoin de la fermeté de l’autre, pour être en mesure de se développer, de s’appuyer fermement et/ou de se confronter victorieusement. Car une compétition externe intense a besoin d’une compétition interne intense qui lui donnera ses compétiteurs. Les Algériens sont tous des frères, mais les frères se désolidarisent pour se disputer l’héritage de leurs ascendants et se solidarisent pour partager/disputer avec le monde les ressources. Pourquoi la lutte de libération ne nous a-t-elle pas enseigné cette leçon ? Nous avons besoin d’une juste participation à la production mondiale pour occuper dans le monde une place honorable. Les Marocains et les Algériens sont aussi des frères, mais ils sont dressés comme des ennemis. Lors de la guerre de libération, de la décennie noire, des frères se sont dressés les uns contre les autres. Tout dépend donc des compétitions dans lesquelles ils s’inscrivent. Les frères doivent souvent se battre « férocement », et par là, apprendre à jouer à se battre férocement, pour être suffisamment « féroces » pour pouvoir battre leurs « féroces » adversaires.

La division du travail, le marché et la nation d’étrangers

Le problème d’Adam Smith

Dans son article codes moraux et réussite économique[2], Amartya SEN s’interroge sur la solution apportée par les économistes au « problème d’Adam Smith » qui oppose la sympathie de sa théorie des sentiments moraux à l’égoïsme de sa théorie de la richesse des nations. Selon les économistes il faudrait séparer le domaine économique des autres domaines. Adam Smith disait : « « Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais du souci qu’ils ont de leur propre intérêt. Nous nous fions non pas à leur amour de l’humanité, mais à leur amour de soi[3]… »

Pour Amartya Sen, Adam Smith signifiait clairement ainsi que la poursuite des intérêts individuels était une bonne motivation pour l’échange de biens. Mais il ajoutait que, concernant l’aphorisme du boucher-brasseur-boulanger, la question suivante devait être posée : les opé­rations et activités économiques sont-elles toutes de la nature de ce type d’échange ? Qu’en est-il d’opérations économiques comme la production, qui réclame l’esprit d’équipe et le travail en commun au sein de l’usine ? Smith pensait-il que la production représentait une partie peu importante de l’économie ?

Dans le sillage d’A. SEN, on peut demander : ne se comportait-on pas de la même façon dans la société de subsistance avec les artisans et les marchands[4] ? On ne comptait pas sur leur sympathie et leur solidarité, on ne les comptait pas parmi les siens, on voulait être quitte avec eux. Adam Smith confondait-il aussi familier et étranger ? Mais aussi, amour de soi et amour de l’humanité n’arrivent-ils pas parfois à se confondre, à être l’un dans l’autre ? Le boulanger et le boucher n’arrivent-ils pas parfois à s’identifier dans l’amour de leur métier et de leur travail bien fait ?

On ne devrait donc pas être porté à confondre la relation de personnes qui ne se doivent rien à celle de personnes qui ont des devoirs réciproques. Ni la relation des personnes avec qui on peut être en empathie, avoir de la sympathie, telles celles qui cultivent avec nous l’industrie de la tribu, avec d’autres dont on ne peut, ni ne veut se mettre à la place. Et encore, ne faut-il pas se connaître et connaître son concurrent pour remporter la compétition ? L’empathie n’exclut l’antipathie.

Le producteur spécialisé dépend absolument d’autrui. Il ne pourra continuer d’exercer son métier que s’il recouvre ses coûts, parvient à solder ses comptes. L’échange crée de l’interdépendance, mais fait abstraction du lien social. Il solde les comptes, il rend quitte, indépendant. Ce qui le rend souvent avantageux, mais tend aussi à transformer la société en société liquide[5]. Ce qui crée du lien social, c’est l’amour de l’industrie nationale[6] qui fait que les producteurs coopèrent. De plus, A. Smith s’imagine dans une société où tout le monde est spécialisé dans une production et que l’accroissement de chaque production conduit à l’accroissement de toute la production et que tout le monde est attaché à la production globale. Il y a alors identité parfaite entre l’intérêt de chacun et l’intérêt de tous, intérêt général qui peut par ailleurs se révéler non écologique. Et c’est bien ce que soutenait Adam Smith : si l’on sert le développement de l’industrie nationale, l’intérêt particulier se confond avec l’intérêt de tous.

On peut ainsi affirmer que réduire les relations d’une personne aux seules relations que son métier lui permet d’exercer, autrement dit les échanges d’une personne aux seuls échanges avec les étrangers, c’est transformer les relations des individus dans une société à des relations entre étrangers. Cela n’est concevable ni dans le milieu familial, ni dans celui du travail, ni dans celui des affaires. « Le monde des affaires sans codes moraux est non seulement indigent moralement, mais il risque également de réaliser des performances très médiocres »[7]. Une personne s’inscrit toujours dans un système d’interdépendances quoiqu’il puisse ne pas en avoir la perception.

C’est toujours sur la congruence des intérêts que l’individu et la société comptent. Il y a chez A. Smith, comme une morale de l’intérêt commun qui se fonde sur la congruence de l’intérêt particulier et de l’intérêt national. Intérêt commun et intérêt particulier doivent se soutenir mutuellement pour être servis. La sympathie est communion des intérêts. Ils se complètent, s’opposent, mais ne s’excluent pas en règle générale. Entre de purs étrangers, ils s’excluent. L’exclusion est un cas, pas la règle générale. Effectivement dans la production, il faut qu’il y ait en même temps de la compétition et de la coopération.  Mais aussi dans l’échange. La sympathie avec le boulanger ou le boucher est latente. On ne peut donc pas réduire les relations entre les individus à des relations entre étrangers et de seule compétition. C’est la raison pour laquelle, dans les sociétés postcoloniales, l’extension du marché, comme extension de la logique de l’intérêt particulier, privé de ses dimensions globale et amicale, oubliant la préférence locale et nationale, a abouti à la destruction de la confiance sociale, compliquant la coopération au lieu de la faciliter. Les intérêts réciproques n’ont pas été compris.

On répète souvent et à raison, que « le commerce c’est la confiance », car seule la confiance peut faire admettre à l’acheteur que l’asymétrie d’information souvent inévitable entre lui et le vendeur ne sera pas utilisée contre lui. Quand j’achète un outil, une machine qu’un vendeur fait produire en Chine et que le produit n’est pas certifié, je ne peux pas avoir la connaissance de la qualité du produit, je ne peux donc faire confiance qu’à son prix. J’achèterai moins cher si je ne peux pas compter sur la confiance que j’ai dans le vendeur qui m’assure du rapport qualité/prix[8].

Protéger, développer la confiance sociale est une exigence du développement des échanges. Des sociologues parlent de capital social pour désigner la confiance sociale, des économistes parlent de facteur de production invisible, des politistes d’institution invisible. Mais ici aussi confiance sociale et calcul ne s’excluent pas, ils se complètent. Le calcul est une confiance objectivée, il écarte la défiance et épargne la confiance. La confiance doit être bien placée, dit aussi le sens commun.

La logique du don n’est pas propre à la société de subsistance

Rappelons que le marché naît à l’extérieur de la tribu. Ce n’est pas pour cela qu’il faut dire que dans la société non marchande la règle de l’échange c’est le don. Il y a d’abord peu d’échange, les producteurs produisant les mêmes choses. Il y a aussi du donnant-donnant ou troc et du prêt. Cependant, à la différence de la société marchande ce qui circule le plus obéit à la règle du don et du contre-don différé plutôt qu’à la règle du donnant-donnant. Aussi oppose-t-on facilement ce qui s’échange dans la société marchande et ce qui se donne dans la société non marchande pour affirmer que le don caractérise la société non marchande et le donnant-donnant la société marchande. Mais cela n’est pas tout. Dans le marché, un producteur spécialisé vivant d’une seule production par laquelle il doit acheter la production d’autres producteurs spécialisés pour subsister ne peut pas donner sans recevoir. Sans le donnant-donnant, il ne peut subsister. Mais il peut donner de son surplus. Ici aussi, le don concerne le surplus. Et il est aussi, sinon plus important dans la société marchande.

Si le don ne concerne que le surplus, on ne peut donc pas considérer qu’il est seulement la règle de l’économie de subsistance où il n’y a pas d’échange parce que les producteurs produisent les mêmes choses. La division du travail permet l’échange, elle sépare les productions, mais elle ne les réunit pas d’elle-même. Ce n’est pas parce que les produits de subsistance qui se donnaient dans les sociétés de subsistance s’échangent dans les sociétés marchandes que le don caractériserait les sociétés de subsistance et l’échange les sociétés marchandes. L’échange se rapporte à la division du travail, aux « producteurs indépendants », le don se rapporte à la solidarité des producteurs et des non-producteurs. Avec la division du travail, des producteurs perdent leur activité, des sociétés ont perdu/égaré l’esprit du don et se désolidarisent, et d’autres qui ont gardé un tel esprit et restent solidaires.

Si le mono-producteur reçoit moins que ce qu’il donne, il ne pourra pas subsister de sa seule activité. Le marché ne lui garantissant pas une activité permanente. S’il doit compter sur le marché pour subsister, il doit recevoir plus afin de pouvoir y rester. Car le marché étant concurrentiel, il doit pouvoir améliorer son produit ou changer d’activité. Si le marché refuse sa production, il ne pourra subsister que s’il peut compter sur une caisse de solidarité à laquelle il donnait, contribuait, qui peut désormais lui donner/rendre. Dans la société non marchande, le producteur donne son surplus, il a besoin d’une réciprocité qui n’est pas immédiate, il donne quand il dispose d’un surplus, il reçoit plus tard quand il a un besoin. C’est la logique du don qui faire faire société : les individus s’appuient les uns sur les autres. Dans le marché, entre les individus, ce qui est saillant et suffisant c’est le donnant-donnantc’est le « nous sommes quittes », le chacun pour soi. Hors du marché, entre les individus lorsqu’il y a société, c’est le don et le contre-don différé qui fait relation.  Tu donnes aujourd’hui à la société quand tu es dans le marché, elle te rendra demain si tu en sors. Si entre les individus la logique du don et du contre-don différé ne fonctionne pas, il n’y aura pas de lien, pas de société. La société non marchande recevant moins voit son surplus se raréfier, elle pourra de moins en moins donner, être de moins en moins solidaire. L’expression française « entrer comme dans un marché » signifie bien qu’il y a une différence française entre le marché et la société. Quand ils entrent en concurrence dans un marché, les producteurs peuvent devenir des étrangers les uns aux autres, ils peuvent oublier ce qu’ils étaient avant d’entrer en concurrence. Ou ils peuvent rester des familiers. Ils peuvent comprendre leur intérêt mutuel, ce de quoi se soucie la justice sociale, mais aussi l’efficacité économique. Le boucher peut comprendre, faire sien, l’intérêt du boulanger, faire société avec le boulanger et son bon pain. Le consommateur peut se mettre à la place du producteur et inversement. Cela fait du bien au marché et pas du tort, cela réalise l’équilibre, l’identité de la production et de la consommation. Le problème d’Adam Smith n’a probablement pas de solution dans la logique où les contraires, amour de soi et amour de l’humanité, s’excluent et ne se complètent pas. Pourtant l’amour de soi ne peut-il pas se voir dans l’amour de l’humanité ? Le respect de soi dans le respect d’autrui ? Et inversement ?

Il n’y a donc jamais confusion de la société et du marché, c’est la confiance qui lie des producteurs qui ne sont « indépendants » qu’en apparence, comme il ne faudrait pas confondre marché et concurrence, coûts de transactions faibles et élevés. Tous les pays riches du monde dépendent de transactions qui se déroulent pour l’essentiel hors des marchés, comme les allocations chômage, les retraites et d’autres composantes du système social, de l’éducation et de la santé. C’est la caisse commune qui fait la société[9].  Mais il n’y a pas non plus exclusion.

Reste à savoir comment vont coexister société et marché : l’un peut déteindre sur l’autre. Objectivement, il apparaît que la coexistence du marché et de la société dépend de l’existence d’un surplus qui échappe à la règle du donnant-donnant et reste soumis à la règle du don et du contre-don différé. En d’autres termes, il faut que la société puisse disposer d’un surplus qui soit régulièrement renouvelé, pour qu’elle puisse ensuite vouloir en faire don.

La question du surplus et des propensions sociales

La question devient comment convenons-nous de définir le surplus ? On peut dire que c’est ce qui reste après la consommation productive et la consommation proprement dite. La compétition entre « producteurs indépendants » étant la règle pour se maintenir dans le marché, celui dont dépendent les sociétés aujourd’hui étant mondial, on peut dire que pour les sociétés la question de savoir qui accordera le plus à l’investissement n’est pas indifférente. Il se peut qu’après l’investissement, il ne subsiste rien du surplus qui puisse être accordé à la caisse de solidarité sociale. On peut imaginer qu’une société marchande engagée dans une compétition féroce pour s’arroger une place dans le marché mondial n’ait que peu de pitié pour les victimes de la compétition et ne laisse rien subsister du surplus pour la société. Le champ de la bataille économique serait jonché de cadavres. L’économie politique classique parlait de « salaire de subsistance » et partageait le surplus entre propriétaires et capitalistes. À la suite de l’économie politique classique, mais à l’image ancienne des villages kabyles et de la cité mozabite, par exemple, on peut accorder à la société le pouvoir de définir un niveau de subsistance garanti pour tous après avoir défini le surplus nécessaire à un taux d’accumulation donné. Une consommation collective doit être garantie avant que la liberté individuelle de consommer ne soit admise. Cela veut dire aujourd’hui qu’un ensemble de services publics/collectifs doivent être garantis pour permettre un fonctionnement démocratique de la société.

Avec le président Boumediene cela a été fait, mais en comptant sur les hydrocarbures et non sur les propensions de la société. Le taux d’accumulation élevé ne fut pas accompagné de propensions sociales correspondantes de l’épargne et de l’investissement. La société n’investissait pas dans l’accumulation. Le taux public d’accumulation élevé comprima la propension à consommer qui se détendit une fois la pression relâchée, au contraire de la propension élevée à importer, qu’il enclencha qui persista. Le processus d’accumulation échoua et l’on se retrouva avec deux propensions à consommer et à importer élevées.  

Les rapports de la société et de la société marchande consistent essentiellement en travail et en nature. Le travail, les richesses naturelles et la monnaie, les marchandises dites fictives par Karl Polanyi, sont fournis par la société non marchande à la société marchande. Les marchés du travail, de la terre et du sous-sol définissent ces rapports à l’avantage de la société et/ou de la société marchande, selon qu’il y ait exploitation et surexploitation du travail et de la nature ou complémentarité réciproque du travail et de la propriété. Le principe de la propriété privée exclusive permet de définir ces rapports à l’avantage de la société marchande. Le travail est alors complémentaire de la propriété, mais pas l’inverse. Le principe de la propriété privée non exclusive permet de définir des rapports de complémentarité réciproques.

Imaginons donc que la société algérienne ne fut pas colonisée, que le développement des rapports entre la société et la société marchande ait connu une évolution pacifique. Imaginons que le producteur de la société de subsistance ait pu se convertir en producteur spécialisé sans que la collectivité ne renonce à son droit de propriété sur la terre. Imaginons que le nouveau producteur marchand reste ainsi copropriétaire de la terre qu’il ne travaille plus. Supposons qu’il concède à travers sa collectivité son droit d’usage sur la terre à un producteur spécialisé et au producteur qui ne se spécialise pas pour qu’il puisse continuer à vivre d’une économie de subsistance en recourant à du travail salarié partiel de temps à autre pour s’assurer un revenu monétaire qui complète sa consommation devenue en partie marchande. Supposons donc une séparation qui ne soit pas complète de la société marchande et de la société non marchande. Que le producteur puisse se spécialiser en entrant dans l’économie de marché et se déspécialiser en sortant de l’économie marchande et en entrant dans l’économie non marchande. La société marchande ainsi ne serait pas seule à définir les conditions de subsistance. Comment user de la terre, du sous-sol et du travail pourrait ainsi être défini par la société entière et non par la seule société marchande. Plutôt que de contraindre les individus non propriétaires au travail par la menace du chômage, la société marchande ferait appel à la solidarité de la société non marchande, à l’esprit de corps social. Que peuvent en effet les élites sans la société qui se fait peuple ?

Société marchande et non marchande : identité et différence

La société pourrait alors définir clairement les rapports qu’elle entretiendra avec sa société marchande et le marché mondial. Voilà ce qui s’échange entre société marchande et société non marchande et voilà ce qui s’échange entre société marchande et marché mondial. Il faut revenir de la pensée dichotomique qui oppose absolument planification et marché. La société, les individus et les groupes planifient et marchandent. Il me semble que les frontières entre ses trois mondes peuvent être nettes. Dans cette perspective, la société marchande constitue dans le marché mondial comme la pointe conquérante de la société. La société ne concède pas seulement à la société marchande le meilleur d’elle-même, le meilleur de ses « facteurs de production » pour affronter la compétition mondiale, elle est aussi dans cette compétition. Si la société n’est plus dans la société marchande, si elle relâche ses liens avec elle, si elle renonce à l’effort d’en faire partie, la société marchande sera portée à se détacher d’elle, à se soumettre à des forces supérieures. Il faut une distinction, non pas une séparation, et une identité nette entre les deux sociétés de sorte que leurs rapports puissent être nets.

On peut dire qu’il y a menace de destruction de la société, lorsque le marché et la société n’admettent plus de frontières entre eux et ne sont plus l’un dans l’autre, ne se « comprennent » plus ; lorsque les rapports entre les individus, leurs échanges, tendent à être réglés par le donnant-donnant sans qu’il ne soit permis à chacun d’apporter au marché ce qui lui permet d’obtenir de lui ses moyens de subsister. Autrement dit, lorsque le marché transforme tout le monde en étrangers sans être capable de les intégrer, lorsque le marché impose sa règle et son esprit à une société qui lui reste largement extérieure, bref, lorsque le marché défait la société pour l’intégrer et ne peut y réussir. Car il ne peut y réussir. Lorsque le marché défait la société, il se défait lui-même. Lorsque la société relâche son rapport à la société marchande, elle n’obéit plus à la logique du don. Car plus elle s’efface devant le marché, plus elle doit s’effacer en lui. Le marché est dans la société et la société est dans le marché. En se désolidarisant du marché, la société vide le marché de ses forces ; en se désolidarisant de la société, en l’atomisant, en ne produisant que des étrangers, le marché détruit le lien qui forme les forces sociales.

Les liens de solidarité entre les individus dans la société ne peuvent pas être à sens unique : celui qui reçoit doit pouvoir rendre. Chacun doit pouvoir donner d’un surplus présent ou futur. Avec le développement du marché, la société sera préservée si les producteurs marchands donnent de leur surplus. Mais pour que cela devienne une règle, il faut que ceux qui reçoivent aujourd’hui puissent rendre demain. Il faut que ceux qui restent dans le marché puissent donner à ceux qui en sortent. Que ceux qui y restent puissent encore avoir besoin de la solidarité de ceux qui en sont sortis. Autrement dit, il faudrait qu’il y ait toujours circulation entre la société comprise par le marché de celle qui ne l’est pas, qu’insiders et outsiders puissent s’échanger les positions. Que le pauvre ne soit pas condamné à rester pauvre.

Il faut que ceux qui reçoivent de leurs parents et qui ne peuvent rendre à leurs parents, du fait d’un système de sécurité sociale, puissent rendre à leurs propres enfants. Ce qu’illustre la crise du système de sécurité sociale dit de répartition dans les pays riches. Parce qu’il comptait sur la seule croissance du produit marchand, sur le seul marché et non sur la société (rendre aux enfants), parce que la logique du don et du contre-don fut rompue, le système de sécurité sociale est en crise dès lors que la croissance faiblit. Le vieillissement de la population et la décroissance du produit marchand mettent alors la société en crise.

En guise de conclusion

La logique du don et du contre-don différé doit comprendre, compléter la logique du donnant-donnant et inversement. Lorsque la société marchande tend à absorber l’ensemble de la société, la logique du don semble s’effacer devant la logique du donnant-donnant. La société marchande est tellement performante que toute la société est dans le marché, fait machine/corps économique. Lorsque la société est dans le marché, la logique du don ne disparaît pas, elle cesse seulement d’être extérieure à la société marchandeLa logique du don réapparaît dans la société marchande qui fait don d’un surplus. Elle réapparaît sous la forme d’un consentement à l’impôt, donc au service public, à la consommation collective. La société non marchande est alors à l’intérieur de la société marchande en latence et la logique du don celle d’un moment de la société marchande, que manifestent des services publics de qualité, la forte complémentarité réciproque du travail et de la propriété qui fait la compétitivité de la production. Lorsque la société marchande se contracte, la société non marchande doit pouvoir se reconstituer à l’extérieur de la société marchande de sorte que la société ne repose pas toute entière sur la société marchande, de sorte que chacun puisse être producteur. Le colonialisme a détruit la capacité de donner de la société et donc sa capacité de convenir d’une consommation collective et de dégager un surplus. L’État postcolonial ne l’a pas rétabli. Il a fait fonction de société comme un deus ex machina, il a donné à la place de la société qui n’a pas rendu.  Il faut désormais que les individus donnent à la société pour qu’elle puisse leur rendre. Les individus accepteront-ils de donner au représentant de la société ? Ils le feront s’ils se reconnaissent dans la société qu’il représente, s’ils reconnaissent que ce qu’ils donnent aujourd’hui leur sera rendu demain, s’ils observent dans le fonctionnement de la société l’effectivité de la logique du don.

Le donnant-donnant (l’échange) et le don (le don et le contre-don différé), comme la compétition et la coopération, la nation et la tribu, le local et le global, le plan et le marché, la confiance et le calcul, l’intérêt et la sympathie, ne doivent pas être pensés dans des rapports d’exclusion, mais de complémentarité réciproque.

Nous avons longtemps évité la construction de la société par le bas, il faudra probablement attendre la faillite de la construction par le haut, ainsi qu’une meilleure compréhension de la construction démocratique, pour nous y contraindre. Il faudra être prêt quand la société va basculer. Pour le moment l’État continue de polariser les demandes. Si une telle polarisation s’exacerbe, ce sont les contraires, qui avec elle, vont se révéler intenables.


[1] Le terme de globalisation des marchés sous-entend leur ancienne existence nationale.

[2] Actes de la Recherche en Sciences Sociales/Année 1993/100/ pp. 58-65

[3] 1. Adam Smith, An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, 1776 (rééd. Londres, 1910), t. I, p. 13 (trad. fr., Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, Paris, Gallimard, 1976, coll. ■ Idées >).

[4] Les métiers de boucher, de forgeron par exemple.

[5] Voir l’approche du sociologue allemand Zygmunt Bauman. La vie liquide. Le Rouergue – Chambon, 2006. La société est liquide, parce que les liens permanents entre hommes et femmes sont devenus impossibles.

[6] Il faut ici entendre ici par industrie, ce que le mot signifiait au départ : art, les métiers et arts mécaniques. L’expression « cultiver les arts », ne retient que les arts intellectuels, un grand défaut. Cultiver les arts matériels devrait être un leitmotiv de la société non industrielle, un des objets principaux de l’économie non marchande. Car les arts matériels constituent la mémoire de base de l’industrie. L’industrialisation est mécanisation et automatisation. C’est la culture des arts, ses progrès, qui supporte ceux de l’industrialisation.

[7] Amartya Sen. Ibid.

[8] Georges Akerlof dans un des articles les plus partagés au monde, « The Market for “Lemons”: Quality Uncertainty and the Market Mechanism » The Quarterly Journal of Economics, Volume 84. Issue 3, August 1970, Pages 488–500, montre comment la mauvaise marchandise chasse la bonne marchandise du marché des voitures d’occasion à cause de l’exploitation de l’asymétrie d’information par le vendeur. L’absence de confiance entre vendeur et acheteur conduit le marché à régresser au lieu de se développer.

[9] Cela me fait penser à la City de Abderahmane Hadj Nacer et « il n’y a pas de société » de Margaret Thatcher. Une banque peut administrer la compétition des individus et des groupes, elle peut être leur « caisse commune ».

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1 commentaire

  1. Sublime et autenthique sujet abordé par Mr Derguini , un texte de haute facture auquel il manque ce petit grain de sel qui alimentera le débat. L’Algérie étant le pays le plus vaste d’Afrique se doit de revoir son organisation territoriale. Le centralisme jacobin, hérité du colonialisme , doit laisser place à une gestion décentralisée .
    Une entité nationale d’Est en Ouest et du Nord au Sud ne peut s’assurer une compétition d’auto développement, entité qui est restée bloquer depuis l’indépendance territoriale et non pas politique.
    L’Algérie se doit  » d’enfanter » des États fédéraux ou régions fédérales à l’instar de la grande nation qu’est la Russie ( grand producteur des hydrocarbures). Ce pays avait subit un blocus économique depuis 2014 , mais la politique des  » oblasts »-regions autonomes a permis à ce pays de développer son agriculture, son industrie alimentaire jusqu’à être entièrement autonome et indépendant de cette Europe et des États Unis.
    Le Algérie doit revenir à son organisation de l’époque de sa révolution qui lui a permis de défaire le colonialisme. D’ailleurs l’entité militaire qu’est L ANP à gardé ses 6 régions militaires , donc pourquoi on ne calque pas administrativement ce que l’ANP a mis en place. ?
    La subdivision en régions créera une certaine compétition entre les régions ce qui équilibrera les besoins de la population.

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