Medjoubi l’écorché vif *

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Medjoubi l’écorché vif*
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De sa voix, d’un viril tranchant avec sa douceur, mais ample et chaude, tout de théâtre habillée, parce que d’abord cassée avec préméditation pour ensuite la mieux travailler, ou de son expression corporelle qui de l’espace scénique fait un tremplin gorgé de gestuelle, on ne sait quoi retenir de ces deux vertus d’immense comédien incarnées par Azzedine Medjoubi.

Présence scénique, c’est là une formule bateau parce que gorgée d’autant de variantes que de grands comédiens, ce pourquoi on peut l’utiliser sans risque d’erreur autant pour Larbi Zekkal et sa discrète et non moins imposante prestance, Rouiched pour le naturel qu’il injecte dans ses mouvements ou encore pour Keltoum pour son occupation de l’espace par son seul regard. Et Medjoubi, c’était tout ça à la fois, une présence qui va au-delà du champ scénique pour emplir toute la salle de sa voix chaude et de ses déplacements à la fois mesurés mais servis sans compter, grâce à une maîtrise technique parvenue en son point culminant, celui de l’impression de naturel.

Azzedine était peut-être l’un des derniers artistes romantiques, habité par le théâtre, auquel il se consacrait, il se donnait à fond, il s’immergeait intégralement et se vouait cœur, corps et âme. Ayant fait ses classes à la radio, dans des dramatiques, ce dont il a dû garder la quasi vénération pour le principal instrument de l’actorat, la voix, il a vite fait, dès les premières années de l’indépendance, de rejoindre le théâtre, d’abord le TNA en professionnel, puis amateur, mais avec un degré de perfection élevé, au Théâtre et Culture (TC), anciennement «Trois baudets» de la rue Mogador, avec les Réda Khris, Benhassir, Bouzida, les Guenanèche et autres Hamid Chéri et Krimo Baba Aissa, ensuite professionnel, en retrouvant le TNA, puis le TRO, ensuite retour au TNA.

Très exigeant quant aux qualités techniques d’un comédien, tant dans la maîtrise de l’expression corporelle, de l’occupation scénique ou des couleurs vocales, dans ce dernier registre, et pour acquérir la voix ample et chaude, celle « qui porte » selon le jargon théâtral, ses amis se souviennent de cet été où, dans un camping à Damous, il sortait au crépuscule seul sur la plage pour travailler sa voix, après l’avoir volontairement cassée jusqu’à en devenir aphone.

De cet exercice vocal, somme toute risqué puisqu’il risquait d’y laisser son« principal instrument de travail », à savoir ses cordes vocales, il a réussi à faire une rampe de lancement pour acquérir sinon la plus belle voix du théâtre algérien, du moins la mieux maîtrisée.

Meilleur comédien de sa génération, avec, mais sur un autre registre, Boumediene Sirat, Medjoubi était un écorché vif, toujours à la recherche d’un plus, d’un meilleur, dans sa vocation et dans sa vie hors scène, un plus qu’il n’arrivait pas à cerner, mais qu’il recherchait encore et toujours, en troubadour qui ne pose jamais ses valises, en tout cas jamais dans un vase clos.

Ainsi, il quittera également le cocon douillet de la sécurité de l’emploi du TNA pour s’envoler avec ses compagnons Sonia, Ziani, et Benguettaf qui fonderont la troupe « El Qalaâ », et je me souviendrai toujours de ce jour où, l’âme en peine, ils m’avait cherché pour me consulter avec vœu de quitter cette troupe, sans argument précis autre que celui, imparable le concernant, de « s’y sentir mal ». Tout ce que j’avais trouvé à répondre, gêné de ce qu’un si grand artiste vienne me demander conseil, à cet empressement à mettre fin à une expérience qui s’annonçait porteuse d’autres plaisirs d’artistes, c’était de lui conseiller la patience jusqu’à la rentrée… Mais il s’en ira quand même, à l’issue de l’été et… de la patience.

Pour la petite histoire, ce jour là, un client inconnu, diplomate de son état, s’était attablé avec nous et n’avait pas tari d’éloges pour Azzedine qui, grand timide devant l’éternel, rougissait au fur et à mesure que tombaient les « tu es le plus grand » et « mon acteur préféré », jusqu’au moment où, en partant, l’homme nous a dit « au revoir, journaliste et au revoir, Si Ahmed Benaissa !!! ». Erreur sur la personne, suivi de grand fou-rire…

Sa célébrité, au lieu de lui faire « prendre la tête », il la vivait plutôt avec une certaine gêne, et sa popularité, il la fructifiait dans son versant le plus… populaire, en restant toujours proche de ses amis, et en en recherchant toujours de nouveaux, dénichant chez chacun le trait distinctif, souvent à travers une formule rare, comme celui qu’il cherchait en demandant « où est celui qui est comme une culotte sans élastique ? ».

Medjoubi, sensible, émotif, généreux, impulsif mais seulement dans le versant de l’élan affectueux, a campé des dizaines, voire des centaines de rôles, y compris ceux qui ne vont pas laisser un souvenir impérissable dans les annales cinématographiques, comme celui du film « l’olivier de Boulhilet », dans les registres les plus variés, mais le personnage qui va rester dans les mémoires est sans conteste
celui de « Hafila tassir » du « voleur d’autobus » d’Ihsane Abdel Qouddous.

La trajectoire de Medjoubi elle-même, né à Azzaba dans une famille de la petite bourgeoisie locale (son père était dans le barreau), venu à Alger dont il a pris l’accent, parti à Oran, revenu vers le TNA après des escales dans la radio et le théâtre amateur, cet itinéraire donc est traversé par des cours de vie alternant phases de calme et de tumultes, qui n’aurait pas déparé dans une trame dramatique.

Fallait-il que ce destin de drame théâtral soit consacré par un épilogue tragique ?
Un jour de février 1994, à la veille de Ramadhan, au Théâtre national dont il avait été nommé directeur une année auparavant, après avoir monté une pièce au TR Béjaia, je lui ai présenté, pour ultime lecture, l’entretien qu’il m’avait accordé pour « l’Hebdo libéré ».
Plaisantin, il avait dit, jouant l’admiration « ah, moi je parle comme ça ? ».

Dehors, au square Port-Saïd où il m’avait accompagné, après un doux reproche sur un rendez-vous raté la veille, il me prit par la joue en guise de bise en m’avertit « tu sais, ils viennent de tuer Gueldasni (un comédien discret, lâchement assassiné par les terroristes intégristes), c’était ton voisin… Fais attention à toi, petit frère ». C’étaient ses derniers mots, pour mon oreille si attachée, presque au quotidien durant des années, à son envoûtante voix.

Deux jours plus tard, alors qu’on était à Oran pour l’enterrement de Kaki, la télé annonçait la triste nouvelle. Azeddine Medjoubi a été tué devant le théâtre. On s’habitue, la vie reprenant le dessus, et la douleur faisant contre mauvaise fortune bon cœur, à la mort des êtres chers. Mais il est des chocs dont on ne se remet jamais, comme celui qui sur une même fin tragique, a fait rejoindre Alloula par Medjoubi…

*Ce texte a été publié dans le recueil de portraits de l’auteur « Ma piste aux étoiles » chez Casbah éditions

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