« Oppenheimer », quand le cinéma glorifie un savant qui a semé la mort

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"Oppenheimer", quand le cinéma glorifie un savant qui a semé la mort
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Le physicien américain Julius Robert Oppenheimer est considéré comme « le père » des bombes atomiques qui ont dévasté les villes japonaises d’Hiroshima et de Nagasaki et tué plus de 300.000 personnes.  Le réalisateur américano-britannique Christopher Nolan le célèbre dans son nouveau long métrage « Oppenheimer », un succès mondial.


Le 6 août 1945, une bombe atomique à l’uranium, « Little boy », est larguée sur Hiroshima. Trois jours plus tard, le 9 août, Nagasaki est rayée de la carte par l’explosion d’une bombe au plutonium, « Fat man ». Le 16 juillet 1945, le premier essai nucléaire, Trinity, est mené au Nouveau-Mexique, au sud des Etats Unis. Ces faits historiques sont racontés sans jugement dans « Oppenheimer », un film de trois heures, projeté dans les salles à Alger, Oran et Constantine, distribué par MD Ciné de Ryad Ayadi.


L’irlandais Cillian Murphy a admirablement camper le personnage controversé de J. Robert Oppenheimer, un génie tourmenté qui a fini par semer la mort par son invention. A-t-il eu des remords ? Le film est resté ambigu présentant le scientifique, qui a eu à diriger le Projet Manhattan de sinistre réputation, comme un personnage hors pair, pris par la terrible envie de donner à l’Amérique, en rude concurrence avec la Russie et l’Allemagne nazie, la bombe « A ». En 1938, les savants allemands Friedrich Strassmann et Otto Hahn découvraient la fission nucléaire, mais l’Allemagne Hitlérienne n’a jamais pu se doter d’une bombe atomique.


Intérêt pour la physique quantique et la poésie

Encore étudiant à Harvard, Julius Robert Oppenheimer, fils d’une artiste peintre et d’un homme d’affaires, deux parents de confession juive,   est pris par des doutes, des questionnements et des peurs. Le biopic ne s’attarde pas sur l’enfance du savant mais évoque sa jeunesse marquée par un grand intérêt pour la physique quantique, la poésie et la spiritualité indienne.


Il lit des textes en sanskrit, une langue rare parlée et écrite en Inde. A Cambridge, il se spécialise en physique. Dans le film, l’étudiant, humilié par son professeur Patrick Blackett, tente de l’empoisonner en injectant du cyanure de potassium dans une pomme. Pulsion criminelle ou fragilité psychologique ? On ne le sait pas. Au début des années 1930, Robert Oppenheimer figure parmi les premiers physiciens aux Etats Unis. En 1942, en plein deuxième guerre mondiale,  il est chargé par l’armée américaine de diriger le projet Manhattan. Près de 100.000 scientifiques sont rassemblées pour ce projet ultra secret.


Le major-général Leslie Richard Groves commande cette opération. Le choix qu’il porte sur Robert Oppenheimer n’est pas le fruit du hasard. L’officier est informé par le FBI des tendances politiques de gauche du savant. Cela est minimisé dans la première partie du film mais repris dans la dernière partie.


Les dialogues entre Oppenheimer et Leslie Richard Groves (Matt Damon) sont écrits de sorte que le spectateur comprend que le scientifique adhère complètement au projet de créer des armes de destruction massive en ayant conscience des dangers et des implications. Se sentant sous pression, Oppenheimer fait tout pour éloigner les soupçons sur ses penchants « pro soviétiques » et son éventuelle « trahison ».  « Je me demande si on peut nous confier une telle arme, mais on n’a pas le choix », dit-il.


« Maintenant, je suis devenu la mort… »

A aucun moment, Oppenheimer, appuyé par d’autres savants rassemblés au camp de Los Alamos, n’exprime des doutes sur les conséquences de ses actes, mais il savait au fond de lui qu’il semait la mort. « Maintenant, je suis devenu la mort, le destructeur des mondes », dit Robert Oppenheimer à la vue de l’explosion de la bombe « Trinity » en s’inspirant curieusement de la philosophie indienne.
Ce leitmotiv est revenu à plusieurs reprises dans la narration dramatique du film. Pour suggérer un certain « regret » ? « Aujourd’hui, vous êtes des héros pour une courte période mais vous servez critiqué pour longtemps… », confie Oppenheimer à ses confrères qui célébraient la réussite du premier test atomique.


« La science a donné plus de liberté pour les hommes afin de prendre des décisions qui comptent », a-t-il dit plus tard dans une interview. La décision de larguer deux bombes nucléaires sur deux villes japonaises habitées par des dizaines de milliers de personnes  comptait-elle ? Avait-elle avancé la cause de l’humanité, le progrès ?


Dans le film de Christophe Nolan, qui n’échappe pas à la petite propagande, l’entreprise menée par Oppenheimer et l’équipe de scientifique est présentée comme une action patriotique contre les dangers nazi et soviétiques.
« Est-ce que quelqu’un, un jour, dira la vérité sur ce qui se passe ici », s’est demandé, dans un moment d’égarement, Oppenheimer. L’existence du Los Alamos National Laboratory (LANL) est restée secrète pendant une longue période.  Oppenheimer a dirigé ce laboratoire entre 1943 et 1945.


Oppenheimer n’a jamais présenté d’excuses

Il est donc responsable de tous les résultats des recherches qui ont été menées dans cet endroit. La population habitant dans le voisinage de Los Alamos a également souffert de ces tests. Une souffrance ignorée aux Etats-Unis. Pire, c’est un tabou.


Selon la thèse du film, Robert Oppenheimer découvrira plus tard à la radio, le largage par l’armée américaine des bombes atomiques sur deux villes japonaises. Il n’a jamais présenté des excuses en public sur ce qu’il fait à Los Alamos. Selon Christopher Nolan, toutes les actions entreprises par Oppenheimer après 1945 étaient celles d’un homme rongé par la culpabilité. « Et c’est cela le  grand drame », a-t-il dit.
Le cinéaste, qui s’est appuyé sur une biographie signée par les historiens américains Kai Bird et Martin Sherwin, s’est beaucoup attardé sur les expressions de visage du savant, ses gestes, ses soliloques, ses moments de silence, ses angoisses. Dans une scène, il le montre parlant au président Harry S. Truman. « J’ai du sang sur les mains », lui dit-il. « Je ne veux plus voir ce pleurnichard », réplique après le président américain.


Wahsington assumait donc totalement le génocide commis au Japon  (en mars 1945, les bombardiers américains avaient déjà lâché des bombes incendiaires sur Tokyo tuant plus de 100.000 personnes). Robert Oppenheimer a eu juste quelques mots sur « le coût humain élevé d’Hiroshima ».


« Un agent soviétique » ?

La deuxième partie du film, particulièrement longue et fastidieuse, est politique et dramatique. Elle est consacrée à l’audition de sécurité de Robert Oppenheimer en avril 1954, accusé d’être « un agent soviétique ». Il était en conflit avec  Lewis Strauss, président de la Commission de l’énergie atomique des États-Unis (AEC).


C’est là où Christopher Nolan dévoile ses sympathies à Oppenheimer, le filmant presque avec tendresse, voire fascination. Le cinéaste essaie d’embarquer avec lui le spectateur pour présenter le savant dans la peau de la victime. Une victime d’une nation non reconnaissante (Oppenheimer a perdu son habilitation de sécurité en 1954, réhabilité en 1963).


Les dialogues et les échanges sont longs et argumentatifs comme pour appuyer « l’innocence » du scientifique. Le cinéaste a puisé dans le drame des personnages qui passent du triomphe à la déchéance, idée maintes fois explorée par le cinéma. « Je pense que l’histoire d’Oppenheimer est la plus dramatique que je connaisse. C’est un être humain très imparfait et très ambigu », a confié le cinéaste dans une interview.
Dans « Oppenheimer », Christopher Nolan s’est quelque peu éloigné des thrillers et des films de sciences-fiction (« Batman », « Memento », « Insomnia », « Inception », « Interstellar », « Tenet », etc) qu’il avait l’habitude de réaliser avec grand apport d’effets spéciaux, rebondissements et de complexités. Son nouveau long métrage est classique mais surchargé d’effets visuels, de flash-back et de passages fréquents de la couleur au noir et blanc. Christopher Nolan, qui a tourné avec des caméras Imax, a travaillé avec l’australien Andrew Jackson pour reproduire à l’écran une explosion atomique et démontrer les réactions en chaîne. Un travail compliqué.


« Le pouvoir reste dans l’ombre »

La bande son est pesante. La musique composée par le suédois Ludwig Göransson accompagne presque toutes les scènes du films sans doute pour les intensifier ou les appuyer, mais elle a parfois failli submerger les dialogues d’un long métrage déjà bavard, complexe dans certains passages.
Les titres de l’album de 95 minutes de Ludwig Göransson suivent les chapitres et les sous-chapitres du récit : « Fission », « Mécanique quantique », « Projet Manhattan », « Prométhée américain », « La fusion », « Ground zero », « Le pouvoir reste dans l’ombre », « Le procès »… Christopher Nolan a fait en sorte que la musique soit la troisième « dramaturgie » du film après celles exprimées par la mise en scène et le montage. Oppenheimer est aussi un film sonore parce que l’explosion d’une bombe est d’abord un bruit terrifiant, un souffle assourdissant et mortel.


Par exemple, le titre « Trinity », composé comme une musique de suspens abominable, accompagne la scène du premier test atomique au Nouveau Mexique. Une scène ponctuée par…le silence. L’hiver nucléaire est silencieux aussi ! Pour le cinéaste, l’image et ses effets suffisent à comprendre l’ampleur de la déflagration.


C’est une volonté manifeste aussi du cinéaste de pousser le spectateur dans un vertige, de le « perturber » pour le mettre dans la peau d’un savant vivant le paradoxe et ne sachant pas s’il faut mettre « des limites » à la science ou pas. Paradoxe aussi entre ce qu’il est et ce qu’il fait. Le spectateur, qui doit fournir un effort supplémentaire pour mieux comprendre la signification de certaines scènes, doit-il aussi avoir de la sympathie pour Oppenheimer et son génie ? Ou doit-il le détester comme un homme qui a mis son savoir au service du mal et provoqué la désolation?  Un dilemme vicieux.


Oppenheimer était opposé à la bombe « H »

« Le nouveau film de Christopher Nolan est sur l’univers palpitant de l‘homme complexe qui a mis en jeu la vie du monde entier pour mieux le sauver », est-il écrit dans le synopsis. Un discours « marketing » qui risque de déplaire aux Japonais. Le biopic complaisant de Christopher Nolan a complètement ignoré les conséquences des actes du savant dépeint dans le film. Au Japon, Warner Bros peine déjà à distribuer ce blockbuster. Et, puis, le monde a-t-il été sauvé ?


L’Histoire a retenu que pour « soulager » sa conscience, Robert Oppenheimer s’était opposé à la fabrication des bombes « H », thermonucléaire, plus puissantes que les bombes « A », fission nucléaire. Harry Truman a finalement appuyé le projet d’une super bombe. La bombe H  fut fabriquée en Caroline du Sud et testée en novembre 1952 dans les îles Marshall (une puissance de 10 millions de tonnes de TNT).  La bombe H n’a pas encore été utilisée en temps de guerre.


« Le savant doit chercher la vérité et s’il en trouve, doit l’expliquer, l’enseigner et être sûr que ce qu’il a trouvé est bien compris. Il doit l’expliquer au gouvernement, aux responsables. Il faut insister, redire, relire. Le gouvernement doit savoir qu’il est mieux d’être ouvert et franc, expliquer les implications au public. Il y a des fois où le savant ne peut pas le faire lui même. Il a des devoirs », s’est justifié Robert Oppenheimer dans une rare interview accordée à la télévision française et  diffusée en 1958. Pour lui, les gouvernements ont le devoir d’informer les populations des conséquences d’une guerre atomique. On serait tenté de dire que c’est déjà trop tard ! 


Sorti dans un contexte géopolitique tendu, avec la guerre en Ukraine, et le retour de la menace sur l’usage de l’arme nucléaire,  le film « Oppenheimer » alimente la discours mainstream, toujours le même, sur « la suprématie » de l’Amérique en matière du nucléaire militaire. L’Amérique qui fut la première à fabriquer la bombe atomique et à l’essayer à grande échelle sur des humains. Sans rendre de comptes.

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