« Thawra », grand prix du 16ème Festival national du théâtre professionnel d’Alger : relecture tragique  de l’oeuvre de Kateb Yacine

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"Thawra", grand prix du 16ème Festival national du théâtre professionnel d'Alger :  relecture tragique  de l'oeuvre de Kateb Yacine
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« Thawra » (Révolution) a décroché le grand prix du16ème Festival national du théâtre professionnel d’Alger (FNTP), clôturé, dimanche 31 décembre, au Théâtre national Mahieddine-Bachtarzi à Alger (TNA). « Thawra » porte une critique sur les luttes fratricides qui peuvent, parfois, vider les révolutions de leur substance ou affaiblir leur impacte.


Conçue par Abdelkader Djeriou, avec une mise en scène exécutive de Abdelilah Merbouh, la pièce est une production du Théâtre régional Sidi Bel Abbès. Le texte dramaturgique, écrit par Hicham Boussahla et Youcef Mila, se base sur deux oeuvres de Kateb Yacine, « Le cadavre encerclé » et « Les ancêtres redoublent de férocité ».


Dans un temps et un territoire imprécis, deux frères s’affrontent,  Hassan (Abou Bakr Seddik Benaïssa) et Mustapha (Ahmed Sahli), sur le sens de la révolution et de la manière de la mener. Ils discutent avec Lakhdar (Abdelilah  Merbouh), habillé en noir comme dans un héros de Matrix, un révolté qui veut affronter l’ordre que cherche à imposer Mariane (Souad Djenati), une femme brune, violente,  dominante et castratrice. Consacré héritier des ancêtres, des rebelles et des résistants, Lakhdar préfère se sacrifier que se soumettre à Marianne et à sa loi.  


Docile et lâche, Tahar (Ahmed Benkhal), se met au service de Marianne, invite Hassan et Mustapha à  fêter la vie, à boire et à oublier toute idée de résistance aux nouveaux occupants, « plus puissants et invincibles. » Marianne entend dompter et baptiser Keblout (Benabdellah Djellab), un homme sage et pieux qui refuse la soumission et connaît bien les projets funestes des colonisateurs. Et, voilà, que par la grande porte arrive Nedjma (Nawel Benaissa), habillée en blanc, pour encourager Lakhdar à plus de résilience et de détermination à combattre les envahisseurs.


Une révolution n’importe où…


Elle découvre avec effroi la mort de Lakhdar,  les fractures entre frères, la course au pouvoir, l’éloignement des idées authentiques de la révolution. Sa déception est profonde, comme celle d’une patrie qui régresse parce que sa Révolution a été happée par les ambitions politiques des dirigeants. Finalement, Nedjma n’est pour personne et la patrie « est plus grande que tous les conflits personnels ».


Abdelkader Djeriou, Hicham Boussahla et Youcef Mila ont livré une autre vision de la notion de la révolution sans la définir. Le nom de la pièce « Thawra » sans « alif et lam ». Donc, cela peut être n’importe quelle révolution, n’importe où dans le monde et à n’importe quelle époque. La pièce est construite sur le jeu tragique intense des comédiens et sur des dialogues exprimant au fil du récit la philosophie du spectacle, la révolution est faite par les hommes. Et, les hommes ne sont pas sacrés. Le spectacle, parfois épique, incite à la réflexion, perturbe les convictions et provoque le questionnement.


Une imposante porte, imaginée par le scénographe Youcef Abdi, occupe le milieu de la scène, symbolise le passage d’une époque à une autre, d’un état d’âme à un autre, d’un monde à un autre. Le haut de la porte évoque l’Eglise catholique. Une manière de rappeler que les colonisateurs européens, en Afrique notamment, ont voulu « évangéliser » de force les populations locales, croyant, à tort, que les cultures et traditions du continent étaient primitives, faibles et faciles à dissoudre dans les « valeurs » judéo-chrétiennes occidentales, supposées être « supérieures ». L’Occident continue, à ce jour, à évoquer « le monde civilisé », opposable fatalement, à un monde non civilisé.


« Je n’ai aucune nostalgie pour la colonisation »

Selon Abdelkader Djeriou, il faut être sans concession avec le colonialisme. « En tant que jeune, je n’ai aucune nostalgie pour la colonisation et je ne crois pas à l’existence des bienfaits de cette colonisation. Les colonisateurs ont construit des villes, pas pour nous, mais pour eux. La France avait célébré les 100 ans de son occupation de l’Algérie pensant qu’elle allait y rester », a-t-il déclaré, lors du débat qui a suivi la représentation à l’espace M’hamed Benguettaf, au TNA.


Il a rappelé que l’Algérie avait subi une colonisation de peuplement. « Il faut noter que bien avant la colonisation française, les Algériens savaient lire et écrire. Le taux d’analphabétisme a augmenté après cette colonisation », a-t-il noté.
Il a plaidé pour rester fidèle à l’œuvre de Kateb Yacine « qui n’avait aucune sympathie pour le colonialisme ».


« Pour moi, et même pour Kateb Yacine, toutes les révolutions se ressemblent, dans leurs méthodes et même dans leurs fins. Nous avons voulu évoquer la guerre fratricide. Il ne faut pas oublier que Kateb Yacine était présent dans le mouvement national. A Tunis, il avait rencontré Abane Ramdane et les dirigeants de la Révolution. Je ne crois pas à la sacralisation des personnes. Il s’agit d’humains qui peuvent se tromper ou avoir raison », a répondu Abdelkader Djeriou à une question sur le sens de la « révolution », dans une pièce produite dans le cadre de la célébration du 60ème anniversaire du recouvrement de la souveraineté nationale. « Je suis heureux de faire du théâtre engagé dans un théâtre public. C’est un combat qui a été mené par nos ancêtres, Kaki, les deux Kateb, Alloula. Il s’agit pour nous de poursuivre sur le même parcours. Si nous voulons rendre hommage à notre Révolution, qui est parmi les plus grandes dans le monde, nous devrions faire des films et monter des spectacles dignes d’elle (…) Dans la pièce, Mariane symbolise « la Francafrique » et Nedjma peut avoir plusieurs dimensions, être la femme aimée,  l’Algérie, la nation ou toutes les nations qui ont connu des révolutions », a-t-il appuyé.


« L’écriture de Kateb Yacine n’est pas difficile »

« Je n’ai pas travaillé uniquement sur les textes de Kateb Yacine, mais également sur ses interviews et ses déclarations. Le dernier mot est laissé à Kateb Yacine qui explique sa conception de la révolution. Je suis totalement d’accord avec lui lorsqu’il écrit que le poète doit dire ce que le politique ne souhaiterait pas entendre », a-t-il souligné.


et d’ajouter : « Durant les précédentes représentations de « Thawra », le public a interagi avec le spectacle. L’écriture de Kateb Yacine n’est pas difficile, peut être que le roman « Nedjma » est un peu compliqué. Son théâtre n’est pas philosophique, mis à part « Le cadavre encerclé », où il y a un peu de surréalisme. L’écriture de Kateb Yacine est simple et profonde. Ses textes ont plusieurs niveaux de compréhension.  Je ne fais pas l’art pour l’art ou le théâtre pour le théâtre. Il s’agit d’idées véhiculées par les personnages. Des idées que j’assume et que je veux partager avec le public. Que le public en soit convaincu ou pas, c’est un débat ».


Il a appelé les critiques et les universitaires à créer une revue pour suivre et documenter le mouvement théâtrale en Algérie. « Le travail théâtral doit être faire l’objet d’un suivi critique », a-t-il insisté.


Hicham Boussahla a, pour sa part, relevé que l’écriture collective est un héritage au théâtre de Sidi Bel Abbès depuis la troupe de Kateb Yacine. « Le dramaturge réfléchissait mais la mise sur papier des idées était faite collectivement. J’écris avec mon épouse ( la comédienne Souad Djenati). Je crois à l’idée de l’écriture collective car elle ouvre la voie à beaucoup d’idées. J’ai travaillé avec Abdelkader Djeriou et avec Mokhtar Hocine pour la pièce « Trab el jnoun » (une production du Théâtre régional de Béchar). Je suis toujours en train d’apprendre », a-t-il déclaré.


Lakhdar Mansouri, enseignant à l’université d’Oran, a estimé, lors du débat, qu’il faut lire l’écriture théâtrale de Kateb Yacine avant de voir ce spectacle. « Les deux auteurs ont essayé, en adoptant les textes de Yacine, de questionner le sens de la révolution. Un sens difficile à limiter à une période historique précise. Pour plonger dans ce spectacle, il faut déchiffrer certains codes, à commencer par la scénographie, les costumes et l’héritage musical populaire », a-t-il noté.


La chanson populaire a, selon lui, beaucoup contribué à développer la conscience nationale chez les Algériens durant la période coloniale française. « La chanson était, à cette époque, la langue la plus proche des couches populaires, surtout dans l’ouest algérien », a-t-il relevé.


Dans le spectacle, Abdelkader Djeriou a fait appel aux chants de Cheikha Remitti et Taos Amrouche pour ponctuer des moments forts de la pièce. « Thawra », qui a été préparée en six mois, représentera l’Algérie au prochain festival du théâtre arabe à Baghdad en Irak. « Il est très important de jouer ce spectacle à Baghdad. Si, c’était aux Emirats arabes unis, je ne serais pas parti. Je ne cherche ni le prix ni l’argent », a souligné Abdelkader Djeriou. 

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