Le compositeur et musicien Tarek Kadem a dirigé l’orchestre qui a accompagné les artistes ayant animé deux concerts de musique Rai, jeudi et vendredi 9 et 10 mai 2024, à l’Opéra d’Alger Boualem Bessaih. « La chanson raï algérienne, du local à l’universel » était le thème choisi à ces deux concerts organisés par l’Office national de la culture et de l’information (ONCI) à l’occasion du mois du patrimoine, qui se termine le 18 mai, et l’inscription du Raï au patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’Unesco, en décembre 2022.
Le double a concert a été marqué par le retour de certaines légendes de ce genre musical comme Messaoud Bellemou, Fadéla et Cheb Hamid et la consécration de la jeune troupe El Besta de Mostaganem qui entend faire du Raï à l’ancienne. Les soirées ont été animées également, face à un public nombreux, par Zahouania, Djamel Reffes, Sofiane Saïdi, Houari Benchenet, Mahdi Laifaoui et Raïna Raï. Tarek Kadem est le compositeur du générique de la célèbre série « El Batha », dont la deuxième saison a été diffusée durant le Ramadhan 2024. Tarek Kadem a composé et arrangé récemment « Mort vivant » de Cheb Hichem TGV et « Chirekt hyati » de Yacine Tigre, deux tubes de sonorités raï-love. Rencontre.
24H Algérie : Comment trouvez-vous la musique raï aujourd’hui. Est-elle en évolution ? En régression ?
Tarek Kadem : Pour moi, le raï est une musique savante. C’est du blues. Il y a une profondeur dans le patrimoine qui doit être exploitée. Il n’y a pas plus significatif que le raï pour l’algérien, je parle du style musical. Il y a, par exemple, un problème d’appellation lorsqu’on parle de musique classique andalouse algérienne. Donc, le raï est la musique algérienne par excellence…
Mais, il y aussi le sahraoui, le sraoui, le kabyle, le diwan, le saadaoui…
Oui, d’accord. Là, je parle d’une musique qui a été créée par l’algérien. Elle n’a été inspirée de nulle part. Le raï, c’est typiquement algérien, c’est la guesba et le guellal, à la base. Deux instruments algériens qu’on ne trouve pas ailleurs. Les paroles sont algériennes aussi, je pense à la poésie Melhoun, celle de Cheikh Hamada (1889-1968), d’Ahmed Zergui (1948-1983) et d’autres. Le raï est une musique à exploiter avec une vision universelle.
A un moment donné, on avait parlé de « la modernisation » de la musique raï, avec notamment l’album « Kutché » de Safy Boutella avec Khaled, sorti en 1989. Au début des années 2000, la musique raï a connu une régression, avec des mélodies pauvres, des paroles sans profondeur et le recours à l’autotune…
J’ai l’impression que nous avons raté un épisode. Il y a comme un chaînon manquant. J’estime que le raï existe avant Safy Boutella. A la fin des années 1980, il y a eu des fusions avec le raï avec l’émergence de la world music. Ce n’était pas de la modernisation. A cette époque, la musique a été quelque peu démocratisée. La pop, la funk, le jazz, le rock se sont mélangés. Pour nous, le raï a été choisi pour être fusionné avec d’autres sonorités. Cette fusion était un passage obligatoire avec les contraintes de l’époque. A mon avis, nous avons trop tardé avant de considérer le raï comme une partie du patrimoine algérien.
La fusion des années 1980/1990 a-t-elle servi le raï algérien ?
La fusion a servi le raï d’une manière purement commerciale. Elle ne l’a pas servi sur le plan artistique. Aujourd’hui, le groupe El Besta fait tout pour rendre au raï son caractère artistique authentique. Les concerts de ce groupe, qui revient aux sources, attire les foules.
Justement, faut-il revenir aux sources, aux roots, pour « relancer » la musique raï ?
Il faut d’abord qu’on se réconcilie avec nous même. Nous ne devons pas oublier que le raï a été quelque peu saboté. A une certaine période, le raï était interdit d’antenne à la radio et à la télévision algériennes. Il faut reconnaître qu’une vague de raï de mauvaise qualité est passée. Mais, au lieu de se pencher sur ce style musical en l’étudiant et en travaillant pour l’améliorer, on a choisi la facilité en tentant de l’effacer. On a décidé, tranché, que le raï n’était pas bon.
De toute façon, le raï a toujours été une musique mise à la marge par « la bienpensance »….
En réalité, on ne peut pas mettre à la marge une musique qui émane du peuple.
Le raï est-il une musique rebelle ?
Le raï n’est pas une musique rebelle. C’est une musique qui évoque le vécu algérien. Quand on chante sur la souffrance de l’algérien, ce n’est pas de la rébellion, c’est du vécu.
Et comment trouvez-vous le raï chanté aujourd’hui ?
Aujourd’hui, on s’est éloigné du raï. L’appellation raï utilisée actuellement n’est pas correcte. J’ai bien aimé qu’on parle de zenkaoui par exemple (ce style qui réunit le raï et le rap a été popularisé par des chanteurs tels que Djalil Palermo et Moh Milano).
Et la vague Way way (un sous-genre lancé par Mohamed Benchenet en 2014 qui a influencé les chants raï venus après) ?
C’est n’importe quoi. On ne fait que reprendre des chants faits par d’autres. C’était le cas, à une certaine époque, avec Hasni qui reprenait des airs de chants égyptiens ou français avec des paroles algériennes. Ce n’était pas du raï pour être franc.
Que faut-il faire alors pour que le raï reprenne son algérianité, son authenticité ?
Pour que le raï retrouve son authenticité, il faut qu’il soit pris en charge par ceux qui connaissent sa musique et son histoire. Cette musique doit également prendre une dimension universelle. Elle doit être écrite et enseignée. Je plaide pour que le raï soit enseigné dans les écoles de musique en Algérie. Dans ces écoles, la musique classique européenne est enseignée et dans les associations, la musique arabo-andalouse est également enseignée, pourquoi pas le raï. Je pense que cela relève de la négligence. On néglige un style musical algérien aussi profond que les autres. Il faut engager un travail de fond.
Ne pensez-vous pas qu’il existe une crise de création dans la musique raï sur les plans des mélodies et des paroles?
Je ne pense pas qu’il existe une crise de création, mais il n’y a pas eu de passage de flambeaux entre les générations. Il y a eu une rupture, notamment entre les paroliers. Ce problème existe aussi avec les meddahates (chants féminins de l’ouest algérien). Cette rupture a eu lieu lorsqu’on a décidé d’exporter le raï vers l’étranger. En Europe, les véritables sonorités du raï ont été oubliées.
Vous avez dirigé un orchestre qui a accompagné des grands noms du raï comme Zahouania, Hamid et Fadéla…c’est presque inédit
Déjà, le raï à l’Opéra d’Alger, c’est une première. Nous devrions en être ravis. Le raï retrouve enfin une place où il devait l’être depuis le début. La nouvelle génération prend le relais. Dans mon jeune âge, j’ai été bercé par Cheb Hamid, Zahouania et tous les chanteurs qui étaient là ce soir. Mon plaidoyer est que nous devons tout faire pour sauvegarder et protéger notre patrimoine musical.