Du crédit social et du pouvoir d’achat*

0
Du crédit social et du pouvoir d’achat*
Google Actualites 24H Algerie

« Gouvernez à force de lois, maintenez l’ordre à coups de châtiments (fa), le peuple se contentera d’obtempérer, sans éprouver la moindre honte. Gouvernez par la vertu, harmonisez par les rites (li), le peuple non seulement connaîtra la honte, mais de lui-même tendra vers le bien. » Confucius 

Le divorce de la production et de la consommation.  On n’a plus d’yeux que pour le prix des choses, on en oublie la valeur et les intentions des personnes qui se les échangent et les produisent. Et pourtant les personnes et les choses se tiennent. Au marché, les personnes se sont effacées derrière les choses, mais elles n’ont pas disparu et ne sont pas inactives. Les choses comme parlent à leur place, les consommateurs qui ont tendance à l’oublier, à ne mettre en rapport que leur pouvoir d’achat et le prix des choses, à s’oublier dans le marché, ne voient pas à quels producteurs ils s’attachent, ne distinguent pas ceux qu’ils créditent et ceux qu’ils discréditent. Ils ne voient pas que ceux qu’ils créditent, auxquels ils s’attachent, disqualifient ceux d’où ils tirent probablement leurs revenus. En préférant les importations, ils ne paient pas en retour la production qui leur verse leurs revenus. Le lien qui attache leur consommation à la production finira par se rompre ou se resserrer. Dans notre société, le capital naturel est au cœur du pouvoir d’achat. Notre consommation détruit ce capital et crédite un capital étranger. Pour la majorité des consommateurs, qui de par leur consommation productive n’ont pas pu accumuler de capital, il y aura rupture, dégradation du pouvoir d’achat.  Pour ceux qui de leur consommation ont pu accumuler un capital réel, ceux-là finiront par rejoindre le centre d’accumulation qu’ils ont crédité, qui a servi leur consommation, pour défendre leur pouvoir d’achat.

Le refus d’accumuler. En dessous de tout cela, il y a comme un refus de la société de se créditer de quelque mérite qu’il soit, un refus d’accumuler du capital, de fixer en son sein un centre d’accumulation. Tout se passe comme si nous craignions d’accorder à qui que ce soit d’entre nous quelque crédit de crainte qu’il puisse se retourner contre nous. Tout se passe comme si toute réussite ne pouvait être obtenue qu’arrachée. Nous conspirons contre une différenciation des mérites de crainte qu’elle n’aboutisse comme à une société de classes héréditaires. Nous sommes comme mal armés pour contenir un tel danger.

Désintégration et résilience sociales. Au cœur de la société, il est une économie qui réalise une certaine identité de la production et de la consommation. Une société en voie de désintégration est une société dont la consommation a engagé le divorce de sa production. Une société résiliente, parce qu’aujourd’hui c’est de société résiliente qu’il faut se soucier plutôt que de société compétitive, est une société qui tient sa consommation au plus près de sa production domestique. Une société qui attache sa consommation à sa production d’exportation doit s’accommoder des tumultes d’une géopolitique mondiale.

Les marchés et la confiance

Nos principes et notre réalité. La confiance dans l’avenir traverse les autres types de confiance, celle entre les individus et celle dans les institutions. Son absence traduit une impuissance, une préférence pour le présent et la consommation. Les sociétés émergentes attendent beaucoup de l’avenir, elles ne doivent pas se tromper d’avenir. La fierté que nous tirons d’un passé récent coexiste avec l’humilité d’une existence présente. Il y a une distorsion entre la représentation de nous-mêmes et ce que nous sommes. La fierté sur laquelle nous nous dressons, quand notre existence présente est violentée, a perdu sa jeunesse. Nous restons attachés à de justes combats, mais nous sommes de moins en moins craints. Pour être en mesure d’être à la hauteur de nos justes principes, de la noble réputation qui nous a été acquise, il nous faut approfondir la confiance que nous avons de nous-mêmes, à l’aide de notre passé, il nous faut sortir de notre présent pour préférer notre futur et celui de l’humanité. Pour que notre fierté n’en finisse pas de s’user, elle doit se rappeler les trésors cachés que nous et l’humanité recelons et qui nous rendent capables de triompher des malédictions.

Nous craignons que le bonheur des uns fasse le malheur des autres. Pour vaincre ce sentiment que nous tenons de la face sombre de notre égalitarisme foncier, nous avons besoin de preuves qui ne confortent pas un tel sentiment, mais des preuves qui fassent émerger le sentiment contraire. C’est lors des grands défis que nous sommes allés chercher ces preuves, sans pouvoir cependant les accumuler. Il nous faut compter sur les réels capitaux que nous avons accumulés dont l’accumulation a été lente, patiente et a eu lieu dans une adverse transformation. Nous n’arrivons pas à préserver, à retenir nos capitaux apparents, car nos véritables capitaux ne peuvent les retenir. Mieux nous attacher nos capitaux est vital, mais sans centre de gravité pour les retenir, nous échouerons.

Les « marchés » non marchands fixent les marchés marchands. Chacun connait son intérêt personnel mieux que toute instance séparée des individus, à condition que sa consommation productive soit accumulation de capital, qu’il soit aussi développement de l’industrie nationale[1]. Les intérêts se disjoignent et s’agglomèrent, ils divergent et convergent : ils font marché. À un bout la disjonction (les processus d’individualisation) à l’autre la conjonction (le marché). On va de l’un à l’autre, bascule de l’un à l’autre. Ainsi va la vie économique qu’aucun pouvoir ou biopouvoir, qu’aucune politique macroéconomique, qu’aucune mécanique, ne peut maîtriser. Les intérêts en présence passent entre eux de bons ou de mauvais marchés. Telle est la leçon d’Adam Smith, le « père de l’économie politique » qui s’est efforcé de fixer une bonne politique et que l’on a idéologisé en décontextualisant sa pensée de la vie économique, sociale et politique de son époque. La consommation est dans la production et la production dans la consommation, telle est la « loi » de l’économie. Le couple forme bonne identité, bons marchés et bonne société ou mauvaise identité, mauvais marchés et mauvaise société. La société est un ensemble de « marchés », marchands et non marchands. Pour faire bref, il y a les marchés honnêtes et les marchés malhonnêtes. Ce sont les « marchés » non marchands qui fixent les marchés marchands qui de par leur nature ne connaissent pas de frontières. La science économique isole son marché pour pouvoir le monter, performer la société. Mais à pousser trop loin cela conduit à séparer l’économie de la société, le capital du travail, l’individu de son milieu.

Pour ce qui nous concerne, notre consommation est dans la production étrangère et la production étrangère est dans notre consommation. Mauvais marché dans le marché mondial. L’industrie nationale est consommation d’industrie étrangère et non pas production de consommation étrangère, de sorte qu’elle ne rembourse pas sa dette et se discrédite. Nos « marchés » non marchands, implicites et plutôt occultes, fixent nos marchés marchands et sont indifférents aux effets de nos préférences et de nos consommations. Nous n’avons pas honte de consommer ce que l’on devrait considérer comme des produits toxiques. On espère comme de la débandade tirer profit. L’économie fait ainsi une société atomisée et dépendante qui sera exposée à une désintégration si elle ne réussit pas à remettre sa production dans sa consommation.

Je disais que le couple consommation production faisait bon marché ou mauvais marché, c’est l’exemple d’un achat qui m’a rappelé qu’à la base d’une relation marchande il y a une relation de confiance qui permet de distinguer le bon marché du mauvais. Alors que je voulais acheter de la peinture pour refaire celle de mes fenêtres, le vendeur m’a proposé deux produits de qualité différente, mais dont les prix étaient très éloignés l’un de l’autre. Je me suis dit que ce n’était pas la bonne façon de vendre, la confiance que j’avais du vendeur s’en trouva remise en jeu.

L’exemple du marché des voitures d’occasion, exemplaire en économie[2], montre que l’asymétrie d’information entre le vendeur et l’acheteur sur la qualité de la voiture est telle que l’acheteur choisit la mauvaise marchandise (la voiture la moins chère) plutôt que la bonne (au prix cher). La mauvaise marchandise chasse ainsi la bonne du marché, un peu comme la mauvaise monnaie chasse la bonne (loi de Gresham). Dans ce marché, la relation du vendeur et de l’acheteur étant supposée être celle de deux étrangers l’un à l’autre, autrement dit de personnes dont la seule relation est dans l’échange d’une voiture d’occasion. Ils n’ont pas d’autres relations, l’acheteur ne dispose pas de l’information du vendeur sur la qualité de la voiture d’occasion et il ne connait pas le vendeur pour lui faire confiance. On peut supposer que l’acheteur dans ce marché de la voiture d’occasion cherchera d’abord un vendeur de sa connaissance, en qui il pourrait faire confiance, à qui il pourrait reprocher de lui avoir vendu un tacot, qu’il pourrait menacer de représailles, avant de chercher la voiture de son goût. Bref, entre le vendeur et l’acheteur, la relation d’échange ne s’inscrit pas dans un « marché » plus large, fait de relations marchandes et non marchandes. Le marché marchand est pur du « marché » non marchand, l’économie est pure du social.

Pour l’acheteur dans ce marché, il y a deux problèmes dans un seul : le problème de l’asymétrie d’information et celui de la confiance.  En résoudre un, c’est résoudre le second. Sur l’exemple de la science économique du marché des voitures d’occasion, le vendeur fait une bonne affaire, a comme le plus de mérite, quand il réussit à vendre une mauvaise voiture pour une bonne, réussit à abuser de la confiance de l’acheteur. L’acheteur peut préférer prendre le problème par un bout plutôt que par un autre. Il n’arrivera pas cependant à séparer les deux problèmes. Il retrouvera à chaque fois le problème de la réputation ((mal)honnêteté et (in)compétence). Il devra choisir parmi les vendeurs une personne de sa connaissance auprès de laquelle il dispose de quelque recours ou les services d’une personne étrangère compétente (expert) pour régler son problème. Mais une personne compétente peut être amie ou adverse et une personne amie peut être compétente ou incompétente. Entre toujours en jeu la nature de la réputation, dans laquelle jouent celles de l’honnêteté (du dire-vrai) et de la compétence (du savoir vrai) et leurs contraires.

Dans un marché, où la recherche de l’information est coûteuse, la confiance disputera la prédominance au savoir, inégalement distribué entre les vendeurs et les acheteurs. La confiance sera particulièrement requise dans les sociétés qui ne produisent pas ce qu’elles consomment. Le marché de l’occasion ne chassera pas complètement la voiture de bonne qualité, car un nombre non négligeable d’acheteurs ne seront pas victimes de l’asymétrie d’information, la relation d’échange dans laquelle ils entreront ne sera pas celle entre deux individus séparés, mais celle d’une relation de confiance, d’une relation de réciprocité, au contraire d’une relation d’asymétrie radicale.

Nos marchés : des marchés d’occasion. C’est à partir de tels exemples qu’une politique du crédit social comme contre-pouvoir au pouvoir d’achat m’est venue à l’esprit. Politique qui dresserait la société contre les mauvais marchés si elle consentait à son vrai intérêt. Supposons que la relation de confiance soit constitutive de la relation marchande, que l’acheteur se fie à la réputation de la personne plutôt qu’à l’information sur la qualité du produit, car il pense disposer de la bonne information sur le vendeur (qui peut faire partie de son quartier), mais pas sur celle de la marchandise (qui peut provenir de l’étranger). En me proposant deux produits de qualité et de prix inégaux, je ressentais comme si le vendeur me demandait une confiance aveugle. Je me rabattais sur les produits aux prix comparables, achetais le produit que j’avais déjà utilisé. J’avais bloqué et n’avais pas poussé mon enquête plus loin. Je considérais que le vendeur à qui j’accordais une certaine confiance et donc à qui je demandais souvent l’avis, aurait dû me présenter des produits à prix identique ou aux prix proches l’un de l’autre, pour me signaler celui à la qualité supérieure. L’acheteur que j’étais, qui jugeait d’abord de la confiance qu’il pouvait accorder avant de juger du produit (il ne peut se fier à sa compétence pour juger de la qualité de tous ses achats), se devait aussi d’être en mesure de vérifier que sa confiance était bien placée. Lorsqu’il sentait qu’on voulait lui enlever cette capacité de comparaison des produits, de vérification de la confiance, il se sentait exposé à un abus de pouvoir. 

Nos marchés se construisent sur notre ignorance. J’aurais pu pousser l’enquête auprès du vendeur plus loin, au lieu de me braquer. L’interroger sur la dynamique du marché de la peinture, par quels enjeux était-il animé ? Le produit très cher dont il faisait la promotion méritait-il son prix ? Ses qualités finiront-elles par s’imposer ? Comment des produits de même usage de prix si différents pouvaient-ils coexister ? Il aurait pu me parler de l’avenir des différentes productions sur le marché, lui qui avait osé défendre un produit de haute qualité, mais que je suspectais de vouloir abuser de ma confiance parce que me revenait à l’esprit l’exemple du marché des voitures d’occasion.

J’ai pu constater en tant qu’acheteur, que certains vendeurs connaissaient leur marchandise, disposaient de la bonne information sur leur commerce, mais plus nombreux étaient ceux qui étaient aussi peu informés de leur produit que ceux à qui ils le vendaient. Les mauvaises marchandises chassaient les bonnes parce que les vendeurs manquaient de la connaissance des produits qu’ils vendaient. Ils ne pouvaient pas défendre le bon produit, mais seulement la marge bénéficiaire qu’il pouvait attendre de sa vente et à laquelle ne peut consentir l’acheteur. On ne pouvait créditer ces vendeurs non qualifiés de quelque confiance, l’argent achetait et vendait en jouant sur les écarts de prix et l’ignorance. Nous vivons comme de notre ignorance, nos marchés se construisent sur notre ignorance. On ne peut accepter une vérité des prix, comme on ne dit plus souvent. Mon vendeur était jeune et avait fait l’université. J’aurais aimé lui demander s’il était allé à l’université pour étudier ou pour obtenir un diplôme, s’il faisait du commerce aujourd’hui pour gagner de l’argent ou rendre un service ? Comme disent mes amis algérois, festi fi festi khô. Vendeurs et acheteurs ont en réalité jeté la confiance au panier, ils ne se retrouvent plus qu’en raisonnant en termes de bonnes et de mauvaises affaires. Tout le monde étant victime de mauvaises affaires, le jour béni est celui des bonnes affaires.

Le bon importateur. Comment un importateur qui ne connait pas le produit et le marché du produit qu’il importe pourrait-il, comme le veut la logique des choses (penser à la stratégie d’import-substitution), se transformer en son producteur ? Comment les sociétés désireuses de s’industrialiser le pourraient-elles avec de tels importateurs ? Un bon importateur devrait connaître le marché d’importation et celui de destination. Comment le produit est fabriqué, son utilisation est-elle de bon rapport ? Il participe de l’insertion du marché de destination dans le marché d’importation et de la construction du marché de destination. Il établit un rapport entre une production et sa consommation productive qui favorise ou défavorise la formation d’un capital. Dans un monde globalisé, comment un producteur pourrait différencier son produit en qualité et en prix, si l’importateur qui lui sert d’interface avec le marché mondial ignore tout du produit et du marché du produit qu’il propose au producteur ? Un bon importateur doit pouvoir se faire, jusqu’à un certain point, producteur et consommateur du produit qu’il importe. Il a la connaissance ou le pressentiment de la valeur ajoutée de son opération d’importation dans le processus de production. Sans quoi son opération d’importation pourrait échouer. Ainsi peut-on dire que les importateurs avec les banquiers sont au sommet de la société marchande. Ils savent ce qui marche au marché, mais quels marchés ? Leur méconnaissance de la société marchande et du marché mondial les incite à la formation de mauvais marchés. Pour s’industrialiser, il faudrait d’abord que nos marchands s’entourent d’ingénieurs, vendent de bons produits, peut-être sera-t-il alors possible, un jour, à nos ingénieurs de passer à la fabrication. Les importateurs et les réussites des producteurs expatriés disposent des rares ressources nécessaires à une industrialisation effective. Leur succès ne dépend pas du taux de change et du rapport des prix intérieurs et extérieurs. Mais sans de nombreux ingénieurs, on consommera ce que d’autres produiront.

Le marchand porte-parole du marché. Le vendeur a un rôle central dans l’économie, c’est lui qui met la consommation dans la production et la production dans la consommation, il est une active interface. Ce sont les vendeurs qui disposent de l’information, ils parcourent et connaissent le marché. C’est d’eux que dépend la bonne connaissance du marché, de la production et de la consommation. Si le vendeur sait ce qu’il vend, s’associe à des compétences que requiert la connaissance du produit qu’il vend, il peut se transformer en producteur ou en mandataire du producteur. En réussissant à vendre son produit sur le marché mondial, producteur, il s’attire les faveurs du consommateur. Le consommateur n’achètera pas le produit national s’il considère qu’un tel achat diminuera son pouvoir d’achat à court terme sans l’augmenter sur le moyen et long terme. On a donc tort de ne voir dans le marchand qu’un spéculateur, nous avons besoin d’une bonne société marchande qui sait de quoi parlent les marchés mondiaux et locaux. Ils sont les bons ou mauvais porte-paroles des marchés. Les spéculateurs sont des porte-paroles à courte vue, les porte-paroles d’une certaine organisation des marchés. Les autorités qui ne distinguent pas et n’écoutent pas les bons porte-paroles dilapideront les ressources publiques.

Le bon produit. Mais revenons à mon vendeur de peinture, supposons qu’il m’ait présenté deux produits de prix quasi identiques, mais de qualité différente et qu’il m’ait conseillé un produit pour sa qualité. Le vendeur se ferait alors aux yeux de l’acheteur comme le défenseur de la qualité et/ou le promoteur d’un producteur. S’il fait la promotion du producteur aux dépens de la qualité du produit, il serait malhonnête, ferait de la publicité mensongère et spéculerait sur mon ignorance et la sienne. S’il a fait la promotion de la qualité du produit et du producteur, son crédit auprès de l’acheteur ne pourrait qu’augmenter. Car si la bonne réputation du producteur et du vendeur est avérée, l’avenir du produit et de la qualité de la croissance seraient assurés, le produit « tenant la route » sur le marché et dans la compétition.

Réputation et crédit social

Une réputation est normalement le résultat du crédit accordé par la société à une personne. On accorde un prix à une marchandise et une réputation à une personne. La réputation est construite par une politique du crédit social, comme le pratiquent aujourd’hui le bouche-à-oreille et les réseaux sociaux. Une fausse réputation ne tient pas la route longtemps, mais bloque la route aux bonnes réputations. Un producteur et un vendeur ont toujours une réputation qui passe au tamis de l’expérience sociale. Et l’expérience sociale n’a pas toujours le bon tamis, les bons dispositifs pour construire une réputation. Une délibération sociale honnête où acheteur et vendeur seraient tous deux gagnants n’a pas toujours les conditions nécessaires pour s’exprimer. Le succès se mesure aujourd’hui aux bonnes affaires réalisées, mais un tel succès crédite son bénéficiaire d’une compétence sociale floue : qfaza.

Système, société et crédit social. La réputation s’accorde toujours avec la réussite dans un système donné. Tout système tend à fabriquer les dispositifs qui favorisent certaines réussites. De manière générale, la qualité de la réputation dépend de la qualité du système, le système privilégie toujours certaines réputations. La spéculation ne peut être mise sur le seul dos du marchand. Système et société peuvent être au départ dans un rapport d’intériorité ou d’extériorité. La société peut internaliser un système emprunté, ses règles de fonctionnement, ou rester largement en dehors et s’en dissocier. Dans le cas d’un système méritocratique, la société aura internalisé les règles de fonctionnement du système. Le respect social des règles fabrique de la confiance, la confiance est rapportée au mérite. La société peut aussi s’extraire d’un système à qui elle aura fourni les règles. Ce sera le cas d’un système qui a cessé d’être méritocratique ou qui n’a pu l’être. Le système emprunté ne réussit pas toujours à systématiser les relations sociales structurantes, à impliquer toute la société dans le type de réussite qu’il propose à la compétition. D’un autre côté, la société qui l’emprunte éprouve le système de relations, le type de réussite, que son système lui propose ou qu’elle se propose d’expérimenter. Si elle investit le système, internalise ses règles, et fait du type de réussite qui lui est proposé sa propre réussite, il n’y a pas de dissonance entre le système et la société. La confiance règne. Mais si la société ne se reconnait pas, ne « passe » pas dans la réussite qui s’impose, l’écart se creuse avec le système, elle cherche alors à identifier le type de réussite qui lui conviendrait le mieux, mais comme elle ne peut disposer du système les dispositifs impersonnels qui favoriseraient ce nouveau type de réussite, elle fonctionne de manière non optimale. Mais si le système modifie ses règles de fonctionnement et lui fournit les dispositifs de confiance, il peut se mettre alors en place de nouvelles relations sociales faisant droit à la confiance.

La société construit toujours des réputations diverses, il y a celles qui durent le temps d’une fête, d’autres un peu plus longtemps et d’autres très longtemps. Toutes n’ont pas la même exposition publique, toutes sont objet de débats, mais toutes n’ont pas la même publicité. De plus, celles qui durent n’ont pas propension à faire sensation, évènement. Le système doit assoir la réputation sur le mérite, mais il n’y réussit pas toujours. Le mérite d’aujourd’hui peut être étranger au mérite d’hier, le premier ne pouvant hériter du second, le second ne pouvant continuer à vivre dans le premier.

On appartient toujours à des cercles sociaux et économiques qui enregistrent la qualité de l’information que font circuler ses agents. Des services spécialisés peuvent l’obtenir aisément. Le colonialisme a entretenu la société colonisée dans l’ignorance de sa propre culture. La coalition des consommateurs et des importateurs construit ses marchés sur l’ignorance de la vie matérielle. La qualité de l’information qui circule dans les relations d’une société fait la qualité d’une société.

Dispositifs du crédit social. On sous-estime largement l’effet de la qualité de la relation marchande sur le reste des relations sociales : elle diffuse la défiance ou la confiance sociale. Certains dispositifs produisent du crédit social. Une institution évidente est l’existence des garan­ties. Des biens durables sont mis sous garantie pour assurer à l’ache­teur une qualité espérée normale. Un deuxième exemple est le bien de marque. Les marques donnent au consommateur un moyen de représailles. Si la qualité du bien ne répond pas aux attentes, le consommateur réduira alors ses futurs achats[3]. L’exemple des licences accordées à certaines professions (médecins, avocats, etc.) est moins évident. Il met à l’épreuve le rapport de la société à son système, le rapport du sommet de la société marchande à sa base. Les licences accordées par le système de formation peuvent être de faible crédit. Quant aux licences d’importation, elles semblent complètement ignorer l’asymétrie d’information que subit le consommateur en dernier ressort. Pour construire des marchés viables, une société performante, il faudrait ré-encastrer la relation d’échange dans une relation de confiance qui réduirait le coût de l’information a sa part irréductible.

Pouvoir d’achat et crédit social. Le rapport du pouvoir d’achat et du crédit social se trouve aujourd’hui comme inversé. On peut acheter une réputation que l’on ne mérite pas. Ce n’est plus la société qui fabrique le crédit, mais le pouvoir de l’argent. Ou plutôt, la société crédite le pouvoir de l’argent (jusque la bulle éclate). On fait confiance au pouvoir de l’argent pour s’attacher des travailleurs et pas à la coopération des personnes. On ne fait pas confiance en ses supérieurs et inférieurs, mais aux services que l’argent peut nous attacher. C’est le pouvoir d’achat qui fabrique de la réputation et non le crédit dont dispose une personne auprès des autres.  Ce ne sont pas l’honnêteté et la compétence qui font la valeur d’une personne. Ce n’est pas le crédit, la confiance dont nous disposons les uns auprès des autres qui compte, c’est le pouvoir d’acheter dont nous disposons. Et tout compte fait, c’est le pouvoir d’acheter du travail social par du travail étranger. L’argent du capital naturel ne se convertit pas en force productive, il circule mal dans le corps social qu’il rend malade. Il ne se convertit pas en capital social, sa distribution corrompt les relations sociales et leurs hiérarchies. Le sommet de la société marchande n’émerge pas de sa base, n’a pas le souci de son renforcement, il n’y aura pas de savoir-faire et de savoir-être accumulé. Le travail social s’en trouve écrasé par le travail étranger.

Un pouvoir d’achat qui n’est un pouvoir sur les choses et les personnes que parce qu’il nous est attribué par un travail étranger qui nous achète l’énergie pour ses machines. Il est un pouvoir sur du travail étranger que paie le travail millénaire de la nature. Il n’est plus essentiellement celui de notre travail humain et social, mais essentiellement celui du travail de la nature, notre propriété commune. L’exportation de ressources naturelles a permis à la puissance publique d’importer des marchandises étrangères et de distribuer au travers des emplois publics l’argent pour les acheter ; ce n’est pas le travail qui s’enrichissait du savoir-faire de ces marchandises, mais une consommation aux faibles qualités productives.

De l’industrialisation à une coalition de consommateurs et d’importateurs

Le président Boumediene voulait former un homme nouveau, il importait des biens de subsistance pour urbaniser la société, il achetait des usines clés en main pour familiariser la société avec les machines et l’organisation moderne. Une fois cela fait, il décéda. On ne connait pas la suite de son programme. On peut se demander s’il n’aurait pas pu consister en une politique de privatisation autoritaire qui aurait compté sur l’apprentissage réalisé par la société. On a préféré écouter les experts étrangers plutôt que la société.

Les anciens « marchés » non marchands ont été ébranlés, les mauvais marchés marchands et non marchands se sont multipliés. Des marchés se sont imposé à la société, la société n’a pas fait son marché, il n’était pas question d’intégrer l’économie à la société, mais l’inverse. Parlant des USA de la période de 1840 à 1920 Lynn G. Zucker affirme : « L’hétérogénéité croissante de la main-d’œuvre, due à l’immigration et à la migration interne, et des types d’entreprises (et, plus largement, des industries), a laissé peu d’attentes antérieures intactes. Les valeurs, les pratiques communes et même, dans certains cas, les symboles et le vocabulaire de base n’étaient pas partagés. Dans le même temps, l’urbanisation et l’évolution vers une économie nationale ont accru les contacts entre divers individus/entreprises. En outre, la croissance volatile et les taux élevés d’échec des entreprises nouvellement créées au tournant du siècle ont conduit toutes les parties concernées à se demander si elles pouvaient faire confiance aux nouvelles institutions. Les bases antérieures de la confiance ont été ébranlées. »[4] Un homme nouveau a été produit, mais qui est resté coincé dans un processus à la confiance ébranlée.

Dans le processus d’urbanisation, des intérêts se sont formés, on dirait comme de manière inattendue ; une coalition de consommateurs et d’importateurs s’est mise en place sans crier gare. En moins de deux décennies, la société avait radicalement changéCe n’est pas l’industrie et l’agriculture qui ont nourri les villes, mais les importations. On préparait une industrialisation, on a installé une coalition de consommateurs et d’importateurs. Les nouveaux intérêts qui se sont établis soumettent maintenant la société à une force d’inertie. Des propensions sociales se sont stabilisées. La coalition de consommateurs et d’importateurs est maintenant dans sa phase de récession, des consommateurs décrochent, les pouvoirs publics doivent faire face à une détérioration du pouvoir d’achat. Pour l’heure, la coalition souffre d’amputations, pendant que s’exportent les capitaux en mal d’investissement. Peut-on envisager un retour de ces capitaux pour jouer un rôle dans l’émergence d’une nouvelle coalition qui pourrait se mettre en place entre producteurs et consommateurs ? La conversion des importateurs, familiers du marché mondial, employeurs d’ingénieurs, associés aux savoir-faire de la diaspora et s’appuyant sur les exemples de réussite internationale seront-ils capables participer à la production d’une telle confiance ? Pour cela, la société devrait pouvoir se fier à ses importateurs et ses producteurs.  

Avec cette coalition des consommateurs et des importateurs, les riches sont riches de positions sur le marché national qu’ils doivent à une contribution sociale ancienne, qui n’est pas une position dans la production de richesses renouvelables. Ils n’ont plus de crédit social que par ce qu’ils distribuent et qu’ils n’ont pas obtenu de la société. Leur réussite sociale n’est pas due à leur savoir-faire, qu’il soit politique, économique ou culturel. Les pauvres veulent être riches et n’ont pas d’autres choix que de les imiter. Et les rapports entre riches et pauvres s’en trouvent détestables, les pauvres veulent s’approprier les richesses des riches et les riches celles des pauvres. Les uns ne pensent pas de leur richesse accroitre celle des autres.

Un système de crédit social décentralisé

Ils ne font pas ce qu’ils disent, que croire ? Le problème de la confiance dans le monde a atteint une telle extrémité que l’on ne demande plus à ceux à qui l’on fait confiance de faire ce qu’ils disent, on leur fait confiance non pas parce qu’ils feront ce qu’ils disent, mais pour ce que l’on croit qu’ils feront et qu’ils n’ont pas besoin de dire. C’est la défiance à l’égard de ceux qui disent qu’ils feront ce qu’ils disent, mais qui échouent continuellement et que l’on n’écoute plus, qui poussent les gens à croire dans celui qui ne dit plus ce qu’il fera et insulte ceux qui savent et promettent de faire ce qu’ils disent. Dans un monde de plus en plus incertain et sur-informé, ceux qui disent savoir ce qu’ils disent et peuvent faire, perdent pied. Ils perdent de vue l’essentiel et noient les gens dans le détail. Il y a crise des croyances dominantes, de nouvelles croyances renaissent des croyances anciennes, à peine différentes, pour un monde pourtant bien différent.

Dans un monde urbanisé, incertain et sur-informé, la question de la formation des dispositifs et des institutions de production de la confiance est capitale. La confiance entre individus doit être soutenue par des institutions qui la protègent des « passagers clandestins », des abus de confiance. La tribu est le dispositif social fondamental qui a permis à la Grèce antique de soustraire le pouvoir à sa monopolisation par les grandes familles aristocratiques[5], qui a empêché l’émergence d’un « premier parmi les pairs » (primus inter pares) qui puisse se transformer en monarque absolu. Nous sortons d’un monde antique sans classes (que l’on a dit précapitaliste) et entrons dans un monde de classes pour être laminé.  La nation aura confiance en elle-même si elle se construit sur des territoires avec de vivants esprits collectifs. Face à la propension du marché à transformer toute la production en production de marchandises, à faire de la société des individus séparés dotés du seul pouvoir d’achat, seule la région inspirée par un esprit collectif, héritage des tribus, peut réunir des individus séparés et réinsuffler l’esprit de la compétition dans le corps social dont un État arbitre protègerait les résultats et leur diffusion. Seule, elle peut permettre à la confiance de changer d’échelle en fournissant les dispositifs personnels nécessaires à la construction des dispositifs de confiance impersonnels qui porteront la confiance au-delà de la région. Seule elle peut permettre de soustraire les réseaux sociaux au pouvoir de l’argent mal acquis et des puissances mondiales en établissant une confiance réciproque entre ses acteurs. La tribu est une entité politique et anthropologique. Entité politique, elle redonne aux individus une appartenance concrète à la mesure de leur capacité de contrôle. Elle constitue le cadre politique idoine pour une reddition populaire des comptes. Elle constitue une réalité anthropologique dans la mesure où elle exclut une différenciation sociale de classes héréditaires. Par ces dispositifs de confiance personnels et impersonnels, l’individu pourra faire corps avec sa région, avec son pays.  Le piège du tribalisme guette la société qui est divisée pour être dominée. Il ne concerne pas la société dont les régions qui se compètent pour élever le niveau de leur compétition et se complètent pour faire face à la compétition mondiale et se soustraire à la domination technologique des puissances mondiales. Bref, seule la tribu peut remettre de la confiance dans les relations asymétriques, car elle constitue l’échelle la plus pertinente pour vérifier les croyances, fabriquer des croyances vraies. Car la guerre aujourd’hui est bien à ce niveau des croyances. Son esprit de corps seul peut soumettre le pouvoir d’achat au crédit social et faire de la confiance sociale le message du média[6], le message du marché et de la société.  Mais seule la société dans son ensemble peut mettre les dispositifs impersonnels de confiance nécessaires à la coopétition fructueuse des tribus.

Seuls un système de crédit social décentralisé et ses infrastructures permettraient de soustraire l’influence sociale et politique au pouvoir de l’argent mal acquis, à la publicité mensongère, au népotisme et à la technologie étrangère. Elle remettrait la confiance sociale dans la relation marchande qu’elle n’isolerait plus des autres relations sociales, elle mettrait aussi de la démocratie dans l’économie en empêchant l’asymétrie d’information de la relation d’échange de se transformer en asymétrie de pouvoir négative. La confiance en autrui, et en l’information qu’il délivre, est ce qui empêche une asymétrie de savoir d’aggraver les asymétries de pouvoir. Car l’asymétrie d’information existera toujours entre un amateur et un simple consommateur quant à la connaissance d’un produit étant donné la spécialisation du travail et de la connaissance. Le vendeur ne pourra pas se mettre complètement à la place du fabricant, l’acheteur à la place du vendeur. L’asymétrie d’information, quand elle est exploitée par les vendeurs/transformée en pouvoir d’achat frauduleux, conduit à la fabrication de mauvais marchés et d’asymétriques relations sociales opposant des gagnants et des perdants. La confiance permet de faire comme si acheteur et vendeur, producteur et consommateur disposaient de la même information, les prix signalant alors la qualité effective du produit, la coopétition sociale conduisant alors au meilleur résultat. La bonne qualité sortant alors la mauvaise du marché, le bon producteur du moins bon, le capital pouvant se former et s’accumuler ainsi.

La confiance, les dispositions sociales et leurs dispositifs. La production de confiance n’est pas une simple affaire de conduite morale, mais de morale qui s’est donné les moyens d’être effective. Elle est une affaire d’institutions qui objectivent des dispositions sociales dans un contexte particulier, ou si l’on préfère, d’une morale et de ses conditions de félicité. Les conditions de félicité de l’honnêteté renvoient à des dispositions sociales (faire avec des gens honnêtes) qui se sont objectivées dans des institutions (qui protègent contre une transformation de l’asymétrie de savoir en asymétrie de pouvoir négative : je gagne, tu perds, nous perdons). Les dispositifs de confiance sociale font circuler l’honnêteté et la compétence dans les relations sociales et leurs « marchés ». Il ne peut y avoir de confiance sociale dans une société et son économie de marché, si au-delà de la morale, des dispositifs ne soutiennent pas son existence[7]. Rappelons que c’est la confiance dans nos concitoyens qui fait et rend possible la confiance dans la règle sociale, qui commence par celle que produisent les dispositifs de confiance personnels pour se développer en dispositifs de confiance impersonnels dans un milieu plus étendu et plus anonyme. Et au bout du compte, dispositifs personnels et impersonnels s’irradient les uns les autres. On peut faire confiance à une région qui se fait confiance et l’on peut partager la confiance que l’on se fait à soi-même à une région qui se fait confiance.

Le rapport de défiance entre vendeur et acheteur, qui domine à l’heure actuelle, n’est pas étranger au comportement des acheteurs qui se révoltent contre toute hausse des prix. La hausse des prix est une condition de la hausse de la production dans un contexte de taux de change surévalué. L’opinion dominante suppose aux vendeurs une propension constante à augmenter les prix et leurs profits sans souci pour le pouvoir d’achat des acheteurs dont pourtant ils dépendent à longue et moyenne échéance. Elle en appelle au pouvoir répressif des pouvoirs publics. Une telle croyance en vérité accentue la propension négative de la production et du marché à se contracter en même temps qu’elle sape la cohésion sociale. C’est que le consommateur a oublié qu’il a un rôle actif dans le marché et que de cet oubli vient celui de son intérêt. Une hausse des prix peut signifier une hausse de la demande ou une difficulté de production. Pourquoi s’entêter à consommer une marchandise de plus en plus difficile à produire ou à obtenir et délaisser une autre dont la disponibilité peut être accrue ? Le consommateur a autant que le producteur des choix stratégiques à accomplir quant à l’avenir de l’économie, de la production et de la consommation. Il doit arbitrer entre une consommation présente et une consommation future. Mais on n’isolera pas le consommateur ou le vendeur du fonctionnement global du marché. Le comportement spéculatif est réel, mais il est objectif avant d’être subjectif.

La délibération sociale peut ajuster l’offre et la demande de manière stratégique, après qu’elle les ait formées, avant que sur la place du marché ne s’exprime un tel ajustement entre des individus qui ne s’intéressent plus qu’aux quantités, qualités et prix. La société peut exister avant l’économie, contrairement à la doxa de la science économique mainstream qui veut dicter ses lois scientifiques à la société. L’économie ne dicte pas ses lois à la société, la classe dominante protège son capital. L’État néolibéral est l’État du capital. La région est le cadre dans lequel une telle délibération peut se dérouler, où les offres et demandes globales peuvent être régulées. On ne décriera pas une hausse des prix qui conduit à une augmentation des revenus, on ne voudra pas imiter un riche à la conduite ostentatoire qui préfèrera acheter à un étranger plutôt qu’à son voisin, le riche ne se sentira pas justifié. Nous ne pourrons pas nous passer du contrôle social dont une certaine conception de la loi voudrait épargner l’individu. La loi ne garantit pas son application. Seul le contrôle social en appui de la loi et la loi en appuis du contrôle social peut nous sauver de la violence et de l’autoritarisme, contrôle social auquel consent la population d’un territoire par la confiance qu’elle partage, loi auquel consent l’ensemble de la société par la confiance qu’elle partage.

Que peut une loi qui aurait pour mission de réprimer le comportement spéculatif des vendeurs après que le sentiment général ait opposé vendeurs et acheteurs et par conséquent producteurs et consommateurs ? Après que la société ait renoncé à la compétition extérieure, ait fait prévaloir sa propension à importer sur celle à exporter ? Que peut la loi quant à la qualité de l’information qui circule entre les citoyens dans ces conditions ? Peut-elle transformer en confiance la défiance entre vendeurs et acheteurs, encourager la confiance des consommateurs dans leurs producteurs, stimuler la confiance de la société dans sa production ? Mais cela peut-il être le résultat des effets de la loi ? Cela nous renvoie d’abord à une connaissance des marchés et à celle des dispositions sociales sans lesquelles la loi ne peut avoir de prise et n’être elle-même que victime de cette méconnaissance et de ces dispositions. Loi et dispositions sociales se soutiennent mutuellement, sont l’une dans l’autre, mais non pas sans une connaissance des marchés. Quand les dispositions sociales n’internalisent pas les lois, règles sociales formelles, elles les pervertissent. Il y a toujours des marchés informels derrière les marchés formels, les mécanismes du marché ne peuvent se débarrasser des relations qui les mettent en œuvre. La transaction suppose toujours une confiance ou une défiance. Les contrats sont d’autant plus incomplets que l’incertitude est forte, que le calcul du risque est impossible ou trop coûteux pour l’agent rationnel, seule une confiance vérifiable peut alors remédier à l’opportunisme. De mauvaises dispositions sociales exigent une application de la loi qui la détourne. La loi gouverne par la sanction et en cela révèle son impuissance à se faire obéir, à garantir son observance. C’est par l’exemple qu’il faut gouverner, la loi récompensant alors davantage que punissant.  

Au cœur de ces dispositions sociales, il y a la qualité du rapport qu’entretiennent entre eux les riches et les pauvres, les hommes et les femmes, les humains et les non-humains. Que peut la loi quant à de tels rapports, telle est la question. Si la loi exprime les dispositions d’une société et d’une société marchande qui aspirent à faire leur place dans le monde, sa mission répressive confortera son internalisation par la société, la loi devenant elle-même un dispositif de production et de circulation de la confiance sociale.

Il faut séparer la question de la démocratie représentative de celle de la loi. Ce n’est pas la démocratie représentative qui fait l’internalisation de la loi par la société, ce n’est pas la loi qu’elle édicte qui fait la démocratie, mais la démocratie qui fait que la loi est l’avenue qu’emprunte une société, qui fait qu’elle est le dispositif central de production de la confiance. Être en démocratie n’est pas une simple affaire de procédures, de simples dispositifs. C’est une affaire d’âme et d’esprit d’une société que n’ignore pas notre société, mais qui ne l’habite plus. J’aime rappeler l’exemple du respect du Code de la route. Lorsque des conducteurs préfèrent se fier à leur sens plutôt qu’au Code de la route, autrement dit refusent de se fier à leurs concitoyens, on a là l’expression d’une défiance des individus réciproque. Et la démocratie n’a pas besoin de mettre tous les individus sur un même pied d’égalité, alors qu’ils ne le sont pas, comme l’exige la généralité de la loi. C’est mettre la charrue avant les bœufs. L’égalité des riches et des pauvres devant la loi, libère le riche du pauvre, car elle sépare le riche du pauvre et établit leur unité à un niveau abstrait soustrait au contrôle social. Chacun n’a de comptes à rendre que devant la loi. Il faut cesser d’opposer loi et contrôle social, comme l’oppose une conception de la construction sociale par le haut. Une telle confiance dans la loi pour transformer l’égalité devant le droit en égalité dans les faits, donne en réalité dans les sociétés postcoloniales une société ingouvernable. La loi ne fait pas ordre, loi et milieu ne se répondent pas, les individus ne naviguent pas dans une seule eau. Les individus ont besoin de se fier au milieu dans lequel ils se conduisent, afin que les comportements puissent leur être prévisibles. Quand la confiance fait défaut dans leur milieu, chacun s’efforce de réduire l’incertitude, d’utiliser le milieu et la loi du mieux qu’il peut. Or le reste d’incertitude n’est pas négligeable au contraire des sociétés ayant internalisé la loi. Trop de monde ne peut s’élever au niveau de l’espace de la loi et vit hors d’elle. La loi régule peu de choses, ne constitue pas un dispositif de confiance. La loi ne peut se faire régulation, car le désordre n’a pas pu se faire confiance dans un certain fonctionnement. Elle s’est accordé un pouvoir en théorie dont elle ne peut disposer en pratique. Aussi ne peut-elle être que sélective et discrétionnaire. La loi ne se fait règle sociale qu’en se faisant ordre du désordre ou désordre s’ordonnant. Les puissances mondiales déclinantes font ordre du désordre pour empêcher un nouvel ordre d’émerger. Les sociétés postcoloniales s’efforcent de faire du désordre un ordre émergent. La loi ne peut y contribuer à faire ordre qu’en participant d’un ordre émergent du désordre. Elle n’est rien d’autre qu’un désordre stabilisé aux effets particuliers qui favorisent ou défavorisent l’émergence d’un nouvel ordre.

Émergence d’un ordre productif.

On peut dire qu’un ordre productif sur le point d’émerger, du fait de certains investissements qui en apporteraient les ressources, reste étouffé par une coalition de consommateurs et d’importateurs. La société est prête pour la compétition, bien que longtemps contenue et n’y fût pas dans une telle intention préparée. Elle en dispose désormais les ressources. La conjoncture guerrière actuelle est favorable, n’étaient-ce certaines propensions qui persistent à y être contraires. Les importants investissements réalisés dans le développement humain sont maintenant en jeu, seront-ils socialement ou privativement valorisés ? Transformer les dispositions sociales, fabriquer les dispositifs de confiance sociale et permettre l’émergence d’une nouvelle coalition en faveur de la production est le défi de la conjoncture actuelle. Nous avons besoin pour ce faire d’abord de bons exemples et de milieux qui puissent leur fournir l’adhésion sociale.

Voter avec son argent, cette expression n’est pas passée dans le langage ordinaire contrairement à celle qui dit « voter avec ses pieds » pourtant beaucoup plus métaphorique. Quand nous achetons un produit, nous versons un revenu à un producteur qui lui-même verse un revenu à ses fournisseurs et travailleurs (le multiplicateur). Nos achats sont des élections, ils fabriquent des gagnants et des perdants de la compétition économique. Quand une coalition de consommateurs et d’importateurs domine le marché, elle fait gagner des producteurs étrangers et disqualifie des producteurs nationaux.  Elle engage la société dans une compétition ostentatoire, elle fait dominer le faible, incompétent et malhonnête, sur le fort. Elle fabrique des champions de l’ostentation, des marionnettes. Nous avons une équipe nationale de football, mais pas d’équipes d’industriels et d’agriculteurs. La différence n’étant pas consistante il est vrai. On devine pourquoi. Si la fabrique de réels champions se passe aujourd’hui sur le marché mondial, elle est néanmoins de marque locale. Quand des champions s’imposent sur le marché mondial, ils ouvrent la voie, entraînent d’autres producteurs et attirent les suffrages des consommateurs. Mais voter seulement avec son argent ne suffit évidemment pas, il faut vouloir monter et faire partie de ces équipes qui gagnent, préférer l’investissement à la consommation. La mobilisation générale qu’exige la bataille de la production passe par des mobilisations régionales et de bonnes dispositions sociales.

Stratégies d’exportation d’Asie de l’Est. Voilà pourquoi les stratégies d’exportation d’Asie de l’Est s’attachent à fabriquer des champions mondiaux, et pourquoi la Chine refuse de faire de la consommation le moteur de sa croissance comme le lui demande depuis longtemps l’Occident. Elle ne veut pas livrer son marché aux champions étrangers. En Chine, les producteurs et les régions ne se disputent pas leur marché national, ils disputent une part de la production mondiale. Ou plutôt si, mais par la place qu’ils donnent à leur économie nationale dans l’économie mondiale. Leur compétition conduit alors à élargir la place du marché national dans le marché mondial. Le jeu de la compétition étant à somme positive, la coopétition sociale est mieux orchestrée. L’Occident dépend plus de la Chine que la Chine ne dépend de lui. La Chine dépendra plus des pays qui lui fourniront ses matières premières. Aussi aménage-t-elle dès à présent les routes et rapports de force qui protègeront son approvisionnement. Ne pas voir que les producteurs se disputent une part de la production mondiale, que les rapports de force internationaux se construisent sur sa répartition, c’est ne rien comprendre à la situation géostratégique mondiale actuelle. La Chine qui contraint les autres pays à se fermer pour se protéger de sa puissance manufacturière a un marché qu’ils n’ont pas. Leur fermeture accompagnera leur déclin. Alors que le moteur de la consommation en Chine pourra être lancé. Ne pas voir que l’économie c’est la guerre par d’autres moyens, que la force productive fait la guerre en temps de paix, considérer l’économie alors comme une simple logistique, c’est desservir la puissance et la puissance armée elle-même. Les puissances déclinantes veulent détruire les forces productives émergentes, les puissances émergentes veulent les développer.

Fabriquer des champions nationaux mondiaux ne peut pas être sans mobilisation sociale générale ; les bas salaires comme avantage comparatif ne sont qu’un aspect de cette mobilisation. Les travailleurs ne sont pas « payés » que par des salaires. Ils le sont souvent par de faux espoirs. La défense de leur pouvoir d’achat n’est pas la bonne solution. Si les bas salaires n’ont pas été soutenus par un effort d’épargne et d’investissement, ils n’auront fait que traduire une faiblesse de la demande et non pas un partage entre consommation et investissement en faveur de ce dernier. Tant que les travailleurs seront attachés à la défense de leur pouvoir d’achat et non à la promotion de leur force productive, cela sera chacun pour soi et sauve qui peut. Cet attachement à la puissance productive sera d’abord celui d’un territoire où chacun recevra la considération qu’il se doit. Seul cet attachement au territoire non féodal peut offrir le cadre d’un renversement de la coalition des consommateurs et des importateurs et sa substitution par une coalition de producteurs et de consommateurs. Ce cadre seul peut sortir la société de son atomisation, redonner confiance à l’individu dans son groupe, aux groupes dans leurs champions. Seul, il peut faire faire corps aux producteurs, aux consommateurs et aux marchands. Aucun territoire ne peut produire de champion mondial, si la coopétition nationale est mal orchestrée, s’il n’est pas assisté et concurrencé par les autres territoires qu’il paie et entraîne en retour.  Dans ce cadre, chacun peut viser de faire de son territoire un territoire aussi suffisant que possible dans la complémentarité avec d’autres territoires. On n’existe plus d’abord dans sa région, puis dans la nation, puis dans le monde, mais d’abord dans le monde puis dans sa nation puis dans sa région. Ou plus exactement dans les deux mouvements en même temps. La région doit pouvoir exister pour elle-même et pour le monde. Voilà ce que signifie exister pour un individu, une région, dans un monde globalisé. C’est cette complémentarité resserrée par la compétition mondiale qui fera une nation émergée. L’occasion de disposer d’une part de la production mondiale grâce à la production des hydrocarbures ne doit pas satisfaire un besoin de consommation, mais la transformation de cette occasion en force productive, en capacité de production d’une ressource mondiale renouvelable, qui protègera la digne existence de l’individu et de la nation. Cela reste à faire. Revoir les rapports du nord et du sud du pays est une bonne porte d’entrée pour revoir les rapports des régions entre elles, les rapports entre production et consommation.  


[1] L’industrie nationale s’entendant comme savoir-faire relatif d’une société par rapport au reste du monde. Et le capital, s’entendant comme une arme de la compétition, se distingue et se confond avec le travail, lui-même distinguant et confondant savoir et énergie. Le capital est d’abord savoir-faire et savoir-être dont les formes matérielles ne sont que les objectivations.

[2] Voir “Le marché des lemons : incertitude sur la qualité et mécanisme de marché.” Akerlof , G. A., 1970, (« The Market for « Lemons » : Quality, Uncertainty and Market) un article de théorie économique de George Akerlof écrit en 1970 établissant les bases de la théorie de la sélection adverse. https://excerpts.numilog.com/books/9782749501873.pdf

[3] Ibid. 

[4] Lynn G. Zucker (1985). Production of trust : institutional sources of economic structure, 1840 to 1920

[5] Ruzé Françoise. Les tribus et la décision politique dans les cités grecques archaïques et classiques. In: Ktèma : civilisations de l’Orient, de la Grèce et de Rome antiques, N°8, 1983. pp. 299-306; https://www.persee.fr/doc/ktema_0221-5896_1983_num_8_1_1911

[6] Le message c’est le média. Marshall McLuhan. La phrase provient du livre Understanding Media: The extensions of man (Pour comprendre les médias), publié en 1964 et traduit en français en 1968. « […] en réalité et en pratique, le vrai message, c’est le médium lui-même, c’est-à-dire, tout simplement, que les effets d’un médium sur l’individu ou sur la société dépendent du changement d’échelle que produit chaque nouvelle technologie, chaque prolongement de nous-mêmes, dans notre vie. »

[7] Là où menacent l’opacité et l’opportunisme, là où l’échange ne peut se soutenir de la seule convergence des intérêts, les dispositifs de confiance, cet univers de délégués personnels ou impersonnels, servent de points d’appui à la coordination de l’action. Karpik Lucien. Dispositifs de confiance et engagements crédibles. In: Sociologie du travail, 38e année n°4, Octobre-décembre 1996.

*DERGUINI Arezki : Enseignant chercheur en retraite, Faculté des Sciences économiques, Université Ferhat Abbas Sétif
ancien député du Front des Forces Socialistes (2012-2017), Béjaia.

Article précédent12e Fiofa: “Terre de vengeance”, une histoire ennuyeuse sur une revanche incertaine
Article suivantBlack Tea d’Abderrahmane Sissako au 12e FIOFA : quand l’art fait dialoguer les civilisations et les cultures

Laisser un commentaire