“El mourhaqoun” ou le portrait mélancolique d’un pays fatigué

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"El mourhaqoun" ou le portrait mélancolique d'un pays fatigué
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“El mourhaqoun” (les exténués) du réalisateur yéminite Amr Gamal dresse le portrait d’un pays fatigué, écrasé par la guerre et l’anarchie économique.  


 “El mourhaqoun” (المرهقون, les exténués) a été projeté à la salle Maghreb, à Oran, à la faveur de la compétition officielle du 12e Festival international du film arabe d’Oran. C’était la première projection de ce long métrage,  présenté dans la section Panorama au Festival de Berlin (Berlinale) en février 2023, une première aussi pour un film du Yémen.


A Aden, ville portuaire du sud du Yémen, Isra’a (Abeer Mohammed) vit la monotonie des jours qui passent avec son époux Ahmed (Khaled Hamdan) avec trois enfants. Ahmed a quitté son travail à Aden TV en raison de retard dans le payement des salaires. Il gagne plus au moins sa vie en faisant du transport des voyageurs avec sa voiture. Le couple doit déménager vers un nouvel appartement, n’ayant plus les moyens financiers pour payer le loyer du logement où ils habitaient. Ils doivent économiser de l’argent pour régler les frais de scolarité de leurs enfants puisque l’école publique a été dévastée.

 
Et lorsqu’Isr’a apprend qu’elle est enceinte, c’est la crise et l’inquiétude qui s’installent. Le couple décide de l’avortement. Mais, comment faire dans un pays où l’interruption volontaire de la grossesse n’est pas autorisée pour des considérations religieuses. Le culte musulman considère comme un meurtre l’avortement d’un bébé après quelques semaines de sa constitution normale. Isr’a est prise de doutes. Elle s’informe davantage sur les recommandations religieuses. Et, elle demande à Mouna (Samah Alamrani), médecin, si elle peut l’aider. La praticienne refuse. Isra’a et Ahmed doivent à tout prix trouver une solution pour sauver leur famille. Un choix terrible : sacrifier un enfant pour assurer une vie décente à trois autres.


Une mise en scène sobre et soignée 

“El mourhaqoun” évoque l’histoire d’un pays fatigué et d’un peuple lassé par les violences et les divisions politiques. Les images d’Amr Djamel montrent un Aden vivant avec la pénurie d’eau, les coupures électriques, la cherté de la vie, l’inflation et les barrages de sécurité. Le film prend alors une valeur documentaire et montre la transformation d’une ville, hier rayonnante avec ses activités culturelles et économiques, et aujourd’hui sans éclat.


Depuis 2012, le Yémen est un pays instable et vulnérable. Après le départ forcé du président Ali Abdallah Saleh, suite à des révoltes de rue. Le pays est passé par une guerre civile et par une intervention armée de ses voisins. Une succession de violences qui a mis à genoux le pays, provoqué la mort de plus de 370.000  yéménites et causé la famine et les maladies.
Avec une mise en scène sobre et soignée, Amr Djamel a su raconter une histoire humaine en s’appuyant sur des dialogues explicites, parfois acides, tranchants.  Les comédiens ont évolué dans le film comme s’ils étaient dans la vie réelle. Amr Djamel, qui est également metteur en scène au théâtre, a su faire bouger l’ensemble comme des accessoires sur scène avec un fil conducteur.  Le réalisme saisissant, c’est justement ce qui marque ce film poignant. Un film qui ne verse ni dans le misérabilisme ni l’apitoiement.


Le couple Ahmed et Isra’a continue le combat pour protéger la famille, ne cède pas devant les obstacles qui se dressent devant lui, affronte toutes les difficultés et les interdits. L’essentiel est que la vie continue même s’il faut faire parfois des sacrifices. L’avortement dans le film n’est qu’un prétexte pour raconter le quotidien d’une famille yéminite et suggérer l’idée de tuer dans l’ouef l’espoir d’un changement dans la seule République de la région du Golfe arabe. “Les rêves de trente millions de Yéménites sont avortés chaque jour. Dans le monde arabe, on s’intéresse peu au Yémen. Il n’y a pas réellement de solidarité. Nous sommes ignorés”, a regretté Amr Gamal, lors du débat après la projection du film.


“Je viens d’un pays où il n’y a pas de cinéma”

La ville d’Aden, dont la création remonte à plus de dix siècles, est un personnage à part entière, vue sous plusieurs angles, comme cette belle séquence sur l’océan indien avec une embarcation évoluant sur un eau couleur azure pour rejoindre le large. Les séquences sont parfois longues, laissant le spectateur apprécier les détails qui apparaissent et qui parfois sont captés de la ville réelle, sans artifice.


 “Je vis à Aden et je peux vous dire ce que vous avez vu dans le film sont des problèmes  quotidiens voire routiniers. Je n’ai rien ajouté. La monnaie yéminite a perdu beaucoup de sa valeur et les salaires sont les mêmes. Les familles de la classe moyenne peinent à joindre les deux bouts. D’où le dilemme qui s’est posé au couple Isra’a et Ahmed sur la naissance d’un nouvel enfant qui va vivre dans cette situation pénible. Les jeunes veulent quitter le pays à cause d’une économie désastreuse et les cadres sont sous-payés “, a soutenu le réalisateur. Selon lui, la pauvreté est de plus en plus visible au Yémen.


“Je viens d’un pays où il n’y a pas de cinéma. Je dis qu’un pays qui n’a pas de cinéma est atteint d’Alzheimer. Donc, il n’y a pas suffisament de travail de documentation et d’archivage sur la période actuelle au Yémen”, a-t-il ajouté. Les salles de cinéma et les théâtres d’Aden ont été détruits lors de la guerre civile de 1994 qui a abouti à un échec de la tentative de sécession entre Nord et Sud, après l’unification de 1990.


Dans le film, Amr Gamal rend hommage à la première librairie ouverte dans la région du Golfe arabe à Aden en filmant Ahmed et ses enfants achetant des manuels.
Selon lui, le siège d’Aden TV a été détruit et son matériel volé dans les années 1990. “Les enregistrements et les ouvrages des grands écrivains et artistes d’Aden ont disparu. Il existe peu de matière pour faire un documentaire sur le Yémen”, a-t-il regretté.  Pour Amr Gamal,  “les seigneurs de la guerre” se sont enrichis au détriment d’un pays ravagé. “El mourhaqoun” représentera le Yémen aux prochains Oscars. 

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