Née en Algérie, Nadia Zouaoui, vit au Québec depuis 1988. Elle a fait des études en littérature et en communication à l’Université de Montréal et à McGill. Elle a travaillé pour des médias de renom, notamment Radio Canada, l’Office national du film du Canada (ONF), et la Chaîne documentaire d’Al Jazeera.
Sa filmographie aborde des sujets sensibles et engagés, avec des œuvres telles que Le Voyage de Nadia, qui explore la condition des femmes en Algérie, et Fear, Anger and Politics, qui examine l’impact des lois anti-terroristes après les attaques du 11 septembre. Nadia maîtrise plus de quatre langues et témoigne d’une grande sensibilité aux cultures qu’elles véhiculent. Elle était présente aux Rencontres cinématographiques de Bejaïa qui se sont tenues fin Septembre pour présenter son film “La promesse d’Imane”. Elle nous en parle dans cet entretien.
Raconter votre promesse à Imane Chibane était-il essentiel pour aborder les combats des femmes ?
On ne peut pas raconter La promesse d’Imane sans évoquer son combat contre la violence et le harcèlement que subissent les femmes. Les textes percutants de son blog ne parlaient que de cela. Imane (que Dieu ait son âme – Allah yerhamha ) était révoltée contre toutes les injustices, particulièrement contre la violence faite aux femmes.
Nous avons commencé à échanger en 2015, après le meurtre odieux de Razika Cherif. Imane avait écrit un article pour dénoncer ce crime sur son blog et organisé le premier sit-in à Alger pour dénoncer cette violence. C’est également à cette occasion qu’elle a participé à une des rares interviews qu’elle ait données à la télévision, sur Chourouk TV, aux côtés de Madame Aouicha Bekhti, du réseau Wassila, qui lutte contre la violence faite aux femmes. C’est pourquoi j’ai décidé d’inclure cet aspect de son combat dans le film et de lui rendre hommage.
Quels aspects des luttes féministes souhaitiez-vous particulièrement souligner à travers le personnage d’Imane et ses amies?
Les textes d’Imane dénoncent la banalisation de la violence et le harcèlement que subissent les jeunes femmes au quotidien. En parler dérange, pourtant ces jeunes filles vivent cela tous les jours. Je suis toujours étonnée de voir que certains hommes, heureusement minoritaires, se sentent offensés quand ce sujet est abordé.
À l’époque, je tenais également un blog et j’avais rédigé un article sur le meurtre de Razika Cherif. Je me souviens avoir échangé avec Imane via Messenger, nous nous demandions comment faire pour changer les choses. C’est à ce moment-là que l’idée du film est née. Imane, qui avait découvert Le Voyage de Nadia (2006), dénonçant le système patriarcal dans mon village, m’avait demandé de faire une suite sur le combat des jeunes femmes comme elle.
Le message du film est donc à la fois un hommage au courage d’Imane et un appel à réfléchir sur le danger de banaliser la violence faite aux femmes, qui peut parfois mener à des féminicides.
Votre film met-il en avant des enjeux féministes spécifiques à la Kabylie conservatrice d’où vient Imane, ou aborde-t-il de manière plus globale les luttes des femmes à travers l’Algérie ?
Ce film ne se limite pas aux enjeux féministes spécifiques à la Kabylie, mais traite des luttes des femmes à travers toute l’Algérie. D’ailleurs, les grands moments de violence évoqués dans le film se sont déroulés dans plusieurs régions du pays.
Il s’agit surtout de combattre une mentalité qui banalise la violence. Un homme qui pense qu’il est normal de frapper sa femme peut aussi en venir à la tuer. Il est donc essentiel de criminaliser cette violence, tant dans les lois que dans les mentalités, si nous voulons que les choses changent.
Comment imaginez-vous que le public réagira à l’histoire d’Imane et aux messages que le film véhicule ?
Le film a été présenté à Montréal au festival Vues d’Afrique, où il a remporté deux prix (Meilleur film et Prix des droits de la personne). Il a également été primé au festival amazigh d’Agadir et a continué son parcours dans d’autres festivals à travers le monde, notamment en Hollande, à Prague, en Arménie, en France, etc.
À chaque projection, les spectateurs sont profondément touchés par le courage d’Imane, par ses textes, ainsi que par les témoignages de ses amies. Ces reconstitutions de violences, bien que montrées de manière subtile, suscitent des émotions intenses chez le public.
Avez-vous rencontré des défis particuliers lors de l’écriture ou du tournage, notamment en ce qui concerne la représentation des luttes féminines ?
Le principal défi était de réaliser un film sur une personne disparue. Il fallait trouver une manière de la faire revivre à l’écran. Imane était discrète, il existait très peu de vidéos d’elle. C’est grâce à ses amies et aux femmes qui l’ont connue, notamment lors d’une conférence à l’université de Bouira, que j’ai pu construire son portrait.
Elle est décédée deux semaines avant le début du Hirak. Le 8 mars 2019, une grande marche a été organisée à Bouira en son hommage, avec des slogans qu’elle aurait probablement repris si elle avait vécu cette période. Ses textes forts sont également présents dans le film, portés à l’écran.
Quant au sujet du féminisme, il est certes dérangeant pour certains, mais qui pourrait s’opposer à un film qui met en lumière la violence et le harcèlement subis par les femmes ? Ce film touche aussi les hommes, qui, bien qu’ils ne puissent vivre cette violence, sont souvent des pères, des frères ou des maris, et aspirent à un pays où les femmes ne subissent pas de harcèlement, que ce soit dans la rue ou au travail.
Quels choix artistiques ou techniques avez-vous faits pour renforcer l’intensité émotionnelle des combats que mènent les femmes dans votre film?
Comme je le mentionnais, je disposais de très peu d’images d’Imane. J’ai donc choisi de traiter son blog comme un personnage à part entière, en illustrant ses textes puissants. J’ai également mis en scène les moments de violence qu’elle avait dénoncés, comme le meurtre de Razika Cherif, tuée par un homme parce qu’elle avait refusé ses avances. La musique joue aussi un rôle essentiel dans le film, elle accompagne et habite parfaitement les scènes.
Pouvez-vous nous parler du choix des cinq femmes et de la manière dont elles incarnent les luttes des femmes ?
Ces cinq femmes qui ont connu Imane ont véritablement sauvé le film. Elles sont à la fois charismatiques et émouvantes. Dès le début de mes recherches, elles se sont imposées comme des figures incontournables. Elles sont toutes originaires de la même région.
Ludmila Akkache, activiste féministe et documentariste, a rencontré Imane lors d’un débat à l’université de Bouira et en a été profondément marquée. Nisma Tigrine, enseignante de tamazight et animatrice d’une émission littéraire sur Berbère TV, a également été influencée par Imane. Ce qui ressortait de mes recherches, c’est qu’Imane laissait une empreinte indélébile sur toutes les personnes qu’elle rencontrait.
Ensuite, il y a ses meilleures amies de l’université et sa cousine Asma, qui se retrouvent pour la première fois après sa mort et décident de faire un petit voyage en train vers Béjaïa, une ville chère à Imane, où elle a fait ses études. À travers ce voyage, elles se remémorent leur amie et partagent leurs souvenirs.
Pensez-vous que ce type de film peut contribuer à un changement, en particulier en ce qui concerne les droits des femmes ?
Je le crois, oui. De nombreux hommes sont venus me voir après les projections pour me dire qu’ils ne réalisaient pas l’ampleur de la violence et du harcèlement subis par les femmes. Lors des débats, les langues se délient, et les témoignages sont bouleversants.
Pour résoudre un problème, il faut d’abord l’identifier. J’espère que ce film sera diffusé partout en Algérie et suscitera des discussions. Pourquoi ne pas le projeter à la télévision algérienne afin de toucher un large public et de sensibiliser la société à cette réalité ?
Quel rôle peut jouer le cinéma dans la lutte pour les droits et l’égalité des femmes ?
Le fait que des femmes réalisatrices racontent des histoires à travers leur prisme est déjà un grand pas en avant. Pendant trop longtemps, ce sont les hommes qui ont fait du cinéma et du documentaire, et ils ne peuvent pas avoir la même sensibilité, ni raconter ce que vivent les femmes avec plus de justesse.
Lors de la présentation du film au RCB, deux jeunes hommes étaient très virulents car ils trouvaient que le film ne donnait pas la parole aux hommes. Ils ont été si agressifs que les organisateurs ont dû les faire sortir. Je leur ai répondu que mon film était centré sur les amies d’Imane, même si nous avions donné la parole au père de Nisma.
Ma réponse était simple : pourquoi, lorsque des hommes réalisent des films sans inclure de femmes, cela ne vous dérange-t-il pas ? La salle a applaudi. Ce genre d’échanges peut contribuer à changer les mentalités, ou du moins à semer une graine de réflexion chez ceux qui refusent de voir la réalité.