Les historiens Malika Rahal et Fabrice Riceputi mènent depuis quelques années une investigation bouleversante sur les Algériens disparus de la Bataille d’Alger entre 1957 et 1958, période marquée par une répression d’une brutalité sans précédent orchestrée par les parachutistes français. Lors d’un débat poignant organisé le 26 février à la librairie L’Arbre à Dire et annimé par le co-fondateur des éditions Barzakh, Sofiane Hadjadj, sous le thème « Les disparus forcés dans la grande répression d’Alger : 1957-1958 », Malika Rahal a martelé : « Cette période fut celle de la répression la plus violente, un système de terreur qui a laissé des cicatrices indélébiles. »
Le projet « 1000 autres », lancé en 2018 via le site 1000autres.org, est né d’une découverte fortuite. En janvier 2018, Fabrice Riceputi, fouillant les Archives nationales d’Outre-mer à Aix-en-Provence, est tombé sur un document rarissime échappé aux purges d’archives postérieures au 13 mai 1958. « J’y cherchais les archives de Paul Teitgen, secrétaire général à la préfecture d’Alger, chargé de la police. Résistant ayant survécu à la Gestapo, il avait démissionné en mars 1957, horrifié par les méthodes du général Massu, qu’il comparait à celles des nazis », explique Riceputi. Dans sa lettre de démission adressée à Robert Lacoste, gouverneur général d’Algérie, Teitgen avait dénoncé avec force : « Depuis trois mois, je suis convaincu que nous sombrons dans l’anonymat et l’irresponsabilité, menant à des crimes de guerre. Lors de mes visites aux centres d’hébergement de Paul-Cazelles et Beni-Messous, j’ai reconnu sur certains assignés les traces profondes des tortures que j’avais subies quatorze ans plus tôt dans les caves de la Gestapo à Nancy. » Les archives de Teitgen, hélas, avaient disparu, victimes d’une censure manifeste.
Mais Riceputi meit la main sur un fichier explosif du service des Liaisons nord-africaines, héritier des « affaires indigènes » à la préfecture d’Alger : une liste secrète recensant des Algériens enlevés par l’armée française en 1957. « Ce document, destiné à rester caché, documentait un système de terreur militaro-policière basé sur la disparition forcée – un crime contre l’humanité reconnu en droit international depuis 2006 », souligne-t-il. Ce système, baptisé « arrestation-détention » à l’époque, visait à effacer toute trace des victimes. En mars 1957, après un scandale en France sur la torture en Algérie, Guy Mollet envoya une commission d’inspection. Un de ses membres demanda à consulter ce fichier, mais le préfet d’Alger s’y opposa catégoriquement, craignant que la vérité éclabousse : ce fichier révélait un régime de terreur systématique.
« En février 1957, peu après le début de la « Bataille d’Alger », la préfecture fut submergée par les plaintes d’avocats défendant des familles algériennes dont les proches avaient été enlevés. Mais elle ne pouvait répondre : elle avait cédé tout contrôle à Massu et ses officiers, appliquant une doctrine contre-insurrectionnelle qui faisait de la population algérienne entière une cible », détaille Riceputi, auteur de Ici on noya les Algériens, la bataille de Jean-Luc Einaudi. Les parachutistes présentaient leurs actes comme une « opération antiterroriste » contre les poseurs de bombes, mais leur véritable objectif était clair : « Éradiquer toute autonomie politique chez les colonisés. » Les motifs d’arrestation – « admirateur de Nasser » ou « appartenance à un syndicat » – suffisaient à envoyer des innocents dans des camps pour des années, sous couvert de motifs fallacieux.
Face aux demandes désespérées des familles, la préfecture lança des avis de recherche au général Massu, chef de la 10e Division parachutiste. Mais, dans 70 % des cas, les militaires ignoraient ou répondaient par des mensonges. « En France, on ne connaît qu’une seule histoire de disparu : celle de Maurice Audin. Mais j’ai découvert à Aix-en-Provence une vérité oubliée : des milliers d’autres ont subi le même sort », révèle Riceputi. Les archives coloniales regorgent de dissimulations : les militaires prétendaient « libérer » les détenus, marquant les noms de « L » pour « libérés » – alors que, selon le général Aussaresses, « L » signifiait en réalité « liquidés ».
Avec Malika Rahal, Riceputi a lancé en septembre 2018 un appel à témoins via 1000autres.org, accéléré par la reconnaissance officielle par Emmanuel Macron, en 2018, de « la responsabilité de la France dans l’enlèvement, la torture et l’assassinat de Maurice Audin ». Le site, largement relayé en Algérie, a permis d’identifier de nombreux disparus. « Nous demandons aux familles de reconnaître un parent ou une connaissance, ou de signaler ceux absents de notre liste – une liste qui n’est qu’un échantillon », précise Riceputi.
Pour Malika Rahal, « les premiers témoins sont les familles ». Le plus jeune disparu recensé, Saïd Khemissa, 15 ans, fut enlevé le 4 juin 1957 par les bérets bleus et déclaré « abattu lors d’une tentative de fuite » en juin. Les familles, en fournissant photos et témoignages, ont permis de documenter une histoire sociale de la répression, au-delà des récits militaires. « Les disparitions ont touché tous les quartiers populaires d’Alger – Casbah, El Madania, Belcourt, La Redoute, Hussein-Dey – et toutes les couches de la société : dockers, enseignants, employés, artisans, ouvriers, lycéens, écoliers… même des femmes comme Ourida Medad et Zhor Zerari », souligne-t-elle. Cette mémoire familiale, bien plus que les archives militaires biaisées, devient le socle pour exhumer la vérité sur ces disparitions forcées, un pan sombre de l’histoire coloniale française à mettre sur la lumière avant que les survivants de cette période n’emportent leur témoignages et leurs chagrins dans le silence des tombes.
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