Diffusé dimanche soir sur RTS, le documentaire Sections armes spéciales, réalisé par Claire Billet avec l’appui scientifique de l’historien dolois Christophe Lafaye, a plongé les téléspectateurs dans un chapitre méconnu de la guerre d’Algérie : le recours par la France à des armes chimiques. Interrogé par Actu.fr, Christophe Lafaye, qui a contribué à cette enquête historique, éclaire les faits et leurs échos persistants, notamment pour les populations algériennes.
Une guerre chimique révélée
« Depuis plus de vingt ans, les historiens explorent les violences spécifiques de cette guerre coloniale : tortures, massacres, viols, déplacements de population. Mais l’usage des armes chimiques était resté dans l’ombre. Ce n’est qu’avec les témoignages des anciens combattants que nous avons pu commencer à enquêter », confie Christophe Lafaye, docteur en histoire contemporaine (université d’Aix-Marseille) et chercheur à l’université de Bourgogne.
Ses recherches, menées malgré de nombreux obstacles, ont permis d’identifier « 450 opérations militaires utilisant des armes chimiques, concentrées dans les zones montagneuses de Haute-Kabylie et des Aurès ».
Armes et effets dévastateurs
Les armes chimiques déployées n’étaient pas inédites, s’inspirant de produits de maintien de l’ordre. « Les archives confirment l’emploi du gaz CN2D, mélange de gaz CN (dérivé du cyanure), de gaz DM (arsine, dérivé de l’arsenic) et de kieselgurh, une terre siliceuse fine qui amplifie les effets irritants et la létalité », explique Christophe Lafaye.
Destinées à chasser les combattants algériens des grottes en rendant l’air irrespirable, ces armes provoquaient, dans des espaces confinés, des œdèmes pulmonaires mortels. « Seuls, ces gaz servaient au contrôle des foules. Combinés en fortes doses, ils tuaient rapidement ceux piégés à l’intérieur », ajoute-t-il.
Les « sections armes spéciales »
Dès 1956, l’armée française forme des unités spécialisées, les « sections armes spéciales », composées d’appelés. « La première voit le jour le 1er décembre 1956. Entre 1957 et 1959, 119 unités opèrent en Algérie », précise l’historien. Beaucoup d’appelés de la 7e région militaire (Bourgogne et Franche-Comté) sont formés à Bourges, expliquant la présence notable d’anciens combattants dans cette région.
Sous Maurice Challe, dès 1959, l’usage devient systématique : les grottes, même non détruites, sont régulièrement gazées pour être rendues inutilisables, jusqu’à la fin du conflit en 1962.
Victimes militaires et civiles
En théorie, les soldats devaient confirmer la présence de combattants avant d’agir. En pratique, « certaines unités utilisaient massivement les gaz dès le moindre doute », rapporte Christophe Lafaye. Civils fuyant les combats et se réfugiant dans les grottes en ont payé le prix. Une opération a ainsi tué 116 civils. De plus, « parmi les 524 soldats français portés disparus, certains ont pu être gazés dans des grottes où ils étaient retenus prisonniers », souligne-t-il.
Pourquoi creuser ce passé ?
Christophe Lafaye cherche à localiser les disparus et à compléter ses recherches, freinées par des archives classées. « Les journaux de marche, essentiels pour recenser les victimesPourquoi creuser ce passé ? (suite)
carte exhaustive des zones affectées par les armes chimiques, y compris celles exposées aux retombées toxiques », poursuit Christophe Lafaye. Ces informations ne serviraient pas seulement à clore des enquêtes historiques, mais aussi à évaluer les conséquences environnementales et sanitaires qui persistent dans ces régions montagneuses d’Algérie.
Pour l’historien, cette démarche dépasse le simple devoir de mémoire : elle répond à une exigence de vérité. « Les familles, qu’elles soient françaises ou algériennes, méritent de savoir ce qui est arrivé. Et puis, cartographier ces sites pourrait aider à mieux gérer les séquelles laissées par ces gaz, encore perceptibles aujourd’hui », insiste-t-il. Ce travail, bien que complexe, est une étape vers la réconciliation avec un passé douloureux.
Une doctrine bien établie
Malgré les difficultés d’accès aux archives, Christophe Lafaye a reconstitué une trame claire de cette guerre chimique. « J’ai retrouvé des traces de décisions politiques majeures. C’est Maurice Bourgès-Maunoury, alors ministre, qui a signé l’autorisation d’utiliser ces armes. Sous la IVe République, puis la Ve, la France a assumé et structuré cette stratégie sans ambiguïté », révèle-t-il.
« Gerboise bleue » et autres idées
Cet emploi des armes chimiques ne relevait pas d’une improvisation, mais d’une doctrine mûrement réfléchie. « Un acteur central émerge : le général Charles Ailleret. Polytechnicien et figure fondatrice de l’arme nucléaire française, il a, dès les années 1950, promu l’usage de la science dans la guerre. Dans un ouvrage de 1948, il défendait déjà cette approche comme un avantage décisif sur le terrain. En Algérie, il a mis ses convictions en pratique », explique Christophe Lafaye.
« Angle mort »
Cependant, le protocole de Genève, ratifié par la France en 1925, proscrit explicitement l’usage des armes chimiques. Comment la France a-t-elle pu agir ainsi ? « Elle a profité d’une zone grise : en présentant la guerre d’Algérie comme une opération de police coloniale plutôt qu’une guerre conventionnelle, elle échappait aux règles internationales. Par ailleurs, les substances utilisées, déjà courantes dans le maintien de l’ordre, ont permis de justifier leur emploi. Ce subterfuge n’était pas unique à la France ; les Britanniques, par exemple, l’ont également appliqué en Malaisie », détaille Christophe Lafaye.
Un sujet sensible
Face à la sensibilité de cette question, qui touche encore les mémoires française et algérienne, Christophe Lafaye mise sur le documentaire de Claire Billet pour ouvrir un dialogue apaisé. « L’objectif est clair : informer le public de manière pédagogique. En croisant les voix d’anciens combattants français et algériens, nous voulons offrir une vision nuancée et équilibrée de cette histoire », affirme-t-il.
Il insiste sur une observation tirée de ses échanges en Algérie : « La société civile là-bas ne ressent pas d’animosité envers la France. Pour eux, c’était la guerre, un fait brut. Ils ne cherchent ni excuses, ni repentance, ni dédommagements. Ce qu’ils souhaitent, c’est que la France assume pleinement la réalité de cette guerre, son caractère chimique inclus, pour clore ce chapitre. » Selon lui, dépasser les postures officielles rigides est indispensable pour avancer vers une mémoire partagée.