« Black Tea », le dernier film d’Abderrahmane Sissako, projeté mardi 8 octobre à la salle Maghreb à l’occasion du 12e festival d’Oran du Film arabe (FIOFA), est une œuvre audacieuse qui explore la rencontre sino-africaine à travers l’histoire d’amour entre Aya, une Ivoirienne, et Cai, un Chinois, dans un contexte à la fois symbolique et intimiste.
Cette romance interculturelle, qui se déroule principalement en Chine, illustre la quête de l’autre et la recherche d’une harmonie entre deux continents souvent perçus sous un prisme économique et conflictuel. Elle met le cursseur sur un changement de relations Nord-Sud vers d’autres repères à l’image des routes de la soie qui lient la Chine au continent africain.
Le choix du thé, élément central de la rencontre entre les deux protagonistes, symbolise le dialogue, l’ouverture, et la découverte de l’autre. Pour Sissako, « le thé est très symbolique. C’est pour montrer un continent capable d’embrasser la culture de l’autre, d’aller vers l’autre ». Une affirmation qui se reflète tout au long du film. À travers des scènes de nuit, chargées de lumières et de mystère, le réalisateur nous plonge dans une atmosphère où l’intime et l’onirique se rencontrent, montrant une Afrique dynamique, capable de voyager et de s’intégrer dans d’autres mondes sans perdre son essence.
L’émancipation d’Aya : Un voyage au-delà des conventions
Aya est une figure de rébellion contre l’ordre établi. En refusant de se marier le jour même de la cérémonie, elle se libère d’une vie prédéterminée, choisissant l’exil pour explorer d’autres horizons. Cette émancipation, qui la mène en Chine, n’est pas motivée par des raisons économiques ou politiques, mais par une quête personnelle d’épanouissement et de liberté. Ce choix d’indépendance féminine rejoint l’un des thèmes récurrents de Sissako, celui des femmes qui refusent de souffrir en silence et qui, malgré les contraintes sociales, affirment leur droit de dire non.
Ce motif rejoint, donc, d’autres œuvres du réalisateur où les héroïnes incarnent des résistances silencieuses mais déterminées. Le voyage d’Aya n’est pas seulement physique, il est symbolique de la libération des femmes dans des sociétés qui tentent souvent de les définir par des rôles restreints. Pour certains critiques du cinema, Sissako veut faire de la dénigration de l’homme africain la nouvelle empreinte sur ses nouveaux films.
Ce qui marque dans Black Tea, c’est l’extrême pudeur avec laquelle est dépeinte la relation entre Aya et Cai. Sissako évite les clichés des romances spectaculaires pour proposer une vision plus introspective de l’amour, une quête de l’autre à travers les rituels et les petites interactions quotidiennes. Le couple ne se touche presque jamais à l’écran ; leur relation est construite à travers des gestes symboliques, comme le partage du thé ou les regards échangés dans l’intimité de la nuit.
Cette économie des gestes rejoint la « philosophie » de Sissako qui, déjà dans Timbuktu, avait fait le choix de montrer la violence d’une manière distante, laissant l’émotion naître des détails plutôt que des explosions visuelles. Ici, l’amour naît dans la retenue et la subtilité, un contraste saisissant avec les représentations souvent ostentatoires des relations amoureuses au cinéma.
Le poids des préjugés et la libération des générations futures
Black Tea ne fait pas l’impasse sur les tensions raciales et culturelles qui existent entre Africains et Chinois, particulièrement dans les grandes villes comme Guangzhou, surnommée « Chocolate City ». Sissako aborde la discrimination que subissent les communautés africaines, mais aussi les efforts d’une nouvelle génération, incarnée par le fils de Cai, pour dépasser ces préjugés. La scène de l’anniversaire de Li-ben met en lumière les opinions contrastées entre les générations. Alors que les aînés perpétuent des stéréotypes sur l’Afrique, Li-ben se dresse contre ces visions réductrices, symbolisant l’espoir d’un rapprochement sincère et respectueux entre ces deux cultures.
Là encore, Sissako veut montrer que les sociétés ne se résument pas aux tensions. Loin des tensions que suscitent la migration des africains vers l’Europe ou l’Amérique du Nord, l’exil d’Aya en Chine, tout comme les migrations des Chinois en Afrique, sont perçus comme des mouvements naturels des peuples, une partie d’un processus historique d’échanges culturels qui, malgré ses défis, offre la possibilité d’une harmonie à long terme.
Une Afrique dynamique et multiple
Le film se termine par un retour en Afrique, dans un Cap-Vert filmé avec une lumière éclatante, contrastant avec les scènes nocturnes de la Chine. Ce choix de paysage révèle l’intérêt de Sissako pour une Afrique multiple, qui échappe aux stéréotypes de la misère ou du chaos. Le réalisateur insiste sur la diversité des cultures africaines, ici à travers la langue et la musique capverdienne, tout en rappelant la richesse du continent qui, malgré les conflits et les défis, demeure résilient et créatif.
Black Tea invite donc à réfléchir sur l’avenir des relations entre l’Afrique et le reste du monde, non pas à travers le prisme des rapports de force, mais par le dialogue civilisationnel et culturel, l’acceptation de l’autre et la construction de ponts humains. Il s’agit d’une œuvre optimiste, qui envisage un futur où les rencontres entre les peuples transcendent les différences pour créer un monde plus juste et égalitaire.
Ainsi, à travers le parcours intime d’Aya, Sissako raconte bien plus qu’une simple histoire d’amour. Il propose une vision politique et culturelle d’un continent en pleine transformation, porté par sa jeunesse, sa diversité, et sa capacité à rêver d’un avenir en dehors des schémas imposés par la domination nord-sud et celle de l’ordre établi. Black Tea est une ode à la rencontre de l’autre, dans toute sa complexité et sa beauté, un film qui, à l’instar du thé, se savoure lentement, en laissant émerger toutes ses subtilités.