Fuir, loin, le plus loin possible, là où la mémoire se fige, s’estompe, devient inactive et sans douleur. Aller loin, vers les glaciers, loin de ces terres chaudes qui palpitent des douleurs d’une vie interdite, obstruée… Celle des Palestiniens qui ont, pour reprendre les propos récents d’Elias Sanbar, le sentiment d’être un “peuple de trop, que nous n’avons pas de place.”. Aller donc vers les glaciers, vers cette mort, blanche comme une tenue d’infirmière, où tout finit, où l’on cesse carrément d’être…C’est à cet exercice, à cette rude bataille que se livre, tandis qu’elle agonise dans un hôpital en France en attente d’un improbable donneur compatible – comble de l’absurde, son propre frère ne l’étant pas! – , le principal personnage du roman “De glace et de feu” de Suzanne El Kenz, paru aux éditions Barzakh. Mais sous le glacier, il y a le volcan que le vague souvenir d’une poignée de thym et d’une fiole d’huile d’olive réveille et fait fondre l’amnésie tant désirée. Plus on fuit sa mémoire, son histoire, plus elle nous rattrape, plus puissante et plus lancinante que jamais.
Même les glaciers fondent et font remonter des corps figés qui ont une histoire. Et celle que raconte Suzanne El Kenz, à travers les personnages de Hind Ghalayeni qui se “francise” en Mathilde Le Benn et de Lamour Durand, ouvrier licencié, poète autodidacte au nom improbable et, encore, plus évanescent, celui de Gilles Illouz qui a tout réussi et dont le seul désir est de perdre, est torrentielle. Tous les efforts, décrits avec un humour insidieux et une colère, tout aussi insidieuse contre elle-même, que fait Mathilde Le Benn – nom breton apparemment mais qui rappelle trop le leben bien arabe – pour gommer Hind, l’effacer. Le récit de la virée à la préfecture, le jour où elle devait prendre le sésame lui ouvrant la nationalité et qui s’avère un jour de grève, est quasiment un symbole. Même sa volonté de fuir se heurte à l’imprévu qui la ramène vers ce qu’elle est et qui la suspend en “Hind” sans devenir Mathilde. “Et pour boucler la boucle, si toutefois boucle il y avait, elle scalpa sa propre peau pour se vêtir d’une autre ; elle la cousit point par point pour en faire son nouveau vêtement : madame Le Benn, quelle insignifiance, ce n’était pas elle, mais un nom choisi par l’agent indifférent de la préfecture.”
Ces collines de thym….
Une fois cela fait, la Mathilde entreprend, avec la raideur d’un surveillant revêche dans une cour d’école, à gommer l’arabe, effort d’amnésie volontaire qui affadit les relations au sein de la famille . Mais il y a le thym et l’huile d’olive et la mémoire, de feu, qui n’en finit pas de faire fondre le glacis de l’amnésie volontaire. “Et n’eussent été ces collines de thym parsemées çà et là dans mon pays de lait et de miel, mes oncles et leur marmaille arc-boutés aux maigres racines des oliviers comme unique posture de résistance, il n’y aurait eu qu’holocaustes et déluges dévastateurs pour celles et ceux qui détenaient des drapeaux quadricolores. Rouge, vert, blanc et noir. Oui pas de bleu, ni bleu lac, ni bleu ciel, ni bleu nuit. Surtout pas le bleu de leur misérable fanion, à ces occupants.”
Dans sa nouvelle vie de française, le vrai lien, fragile et ténu, ne s’établit qu’avec Lamour Durand, qui a grandit dans le lien avec les arabes avec une mère, “raciste d’atmosphère” avant de finir dans un hôpital psychiatrique où, à nouveau, il se lie à un autre fou, arabe. Le jour où des individus sonnent à sa porte pour l’embarquer à l’hôpital, sur décision prise à son insu par sa mère, rappelle de manière saisissante l’arrestation de Joseph K dans Le Procès de Kafka. Et d’une certaine manière, cet ouvrier-poète qui s’est attaché à Mathilde par amour du verbe arabe lui rend la vie encore plus impossible car il fait fondre, à sa manière, le glacier.
La fuite est vaine et même à l’article de la mort, le thym et l’huile d’olive, cette Palestine qui se love dans la peau et dans la tête, ressurgit, niée mais plus présente que jamais. La terre habite l’être et le rappelle même dans les contrées les plus improbables, même sous les glaciers. Le roman de Suzanne El Kenz se déroule dans une France qui, de manière hallucinante, a fait de la solidarité avec la Palestine, ou de la mémoire de la Palestine, un antisémitisme, est celui de la vanité de la fuite hors de soi. “La chaleur montait, montait, elle ferma les yeux et s’éloigna des glaciers.”.