Fatma Zohra Benbraham: « L’Algérie n’a pas encore les archives des explosions nucléaires françaises »

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Fatma Zohra Benbraham: "L'Algérie n'a pas encore les archives des explosions nucléaires françaises "
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Fatma Zohra Benbraham est avocate au barreau d’Alger et chercheuse en droit de l’Histoire. Elle s’intéresse au dossier des essais et explosions nucléaires françaises dans le sud algérien et travaille pour l’indemnisation des victimes algériennes.  



Pour la première fois, l‘armée algérienne demande à la France de « prendre ses responsabilités » pour décontaminer les sites où des essais nucléaires ont été effectués durant les années 1960 dans le sud algérien. Vous avez demandé cela depuis des années. Comment réagissez-vous à la position de l’ANP ?

Ce dossier des essais nucléaires doit être traité avec beaucoup de sérénité et de sérieux. Cela fait longtemps que l’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique) a fait des prélèvements sur ces sites. En 2001, nous avions dit que la France a versé dans le mensonge d’Etat en ne révélant pas l’existence de déchets radioactifs dans le sous-sol algérien. Pourtant la preuve de cette radioactivité avait été faite scientifiquement et des expertises avaient été également menées. En février 2020, le secret défense a été levé sur le dossier des essais nucléaires en France, soixante ans après la première explosion dans les Sahara algérien (la déclassification des documents avait commencé en 2013 en France, NDLR).

Qu’est-ce que cela implique ?

En principe, toutes les archives déclassifiées relatives à ces essais auraient dû être mises à la disposition des chercheurs, historiens, journalistes, avocats, députés et autres. Auparavant, nous avons beaucoup travaillé, notamment avec mes confrères avocats et les responsables de l’AVEN (Association  des vétérans des essais nucléaires au Sahara, en Polynésie et leurs familles qui regroupe des civils et des militaires), et révélé des vérités avant la levée du secret défense. Là, nous sommes en phase de réception de preuves parce que le dossier des essais nucléaires n’est plus historique, mais politique et juridique.

Comment ?

Le dossier est politique, si la volonté des deux Etats était favorable pour régler ce contentieux. Même si les deux Etats ne s’entendent pas, le dossier reste toujours juridique parce qu’il s’agit du droit des victimes. L’intervention du général Bouzid Boufrioua (Chef de service du génie de combat du commandement des Forces terrestres) sur le dossier de la décontamination des sites où les essais atomiques ont eu lieu est quelque peu tardive, mais elle est bien arrivée. C’est la première fois que nous avons une déclaration militaire officielle claire, nette et précise sur ce dossier.

Comment doit se faire justement la décontamination des sites sahariens pollués par la radioactivité?

Nous demandons cette décontamination depuis 2007, demande renouvelée chaque année. Lors d’une conférence au Sénat français, en janvier 2014, sur « l’impact humanitaire des armes nucléaires », j’avais mis les points sur les i et exprimé clairement nos demandes. 

L’ONG ICAN (International Campaign To Abolish Nuclear Weapons, Campagne Internationale pour l’Abolition des Armes Nucléaires) a, en septembre 2020, lors d’une intervention au Parlement européen, repris ce que nous avons dit et demandé. Avant le nettoyage des sites, la France doit donner à l’Algérie certaines cartes. En 2014, nous avons déjà eu la carte du « nuage radioactif » en 2014.

« Nuage radioactif, c’est-à- dire ?

En 2010, j’ai lu dans un journal que février 1960 était le mois de « la pluie noire » en Espagne. En fait, il s’agissait de retombées de particules radioactives dues à l’explosion du 13 février 1960 à Reggane (« Gerboise bleue »).

Tout avait été préparé pour suivre le nuage radioactif. Cette journée avait été choisie en fonction de la direction et de la course des vents. La météo avait prévu que le vent allait souffler du Nord vers le Sud de l’Afrique. Ils étaient sûrs que le nuage allait se diriger vers le continent africain et avaient mis deux avions pour suivre le nuage et faire son tracé.

Que s’est-il passé ?

Les Français avaient constaté que le vent avait changé de direction. Le nuage radioactif s’était alors retourné pour remonter vers l’Europe et passer par le nord de l’Algérie, le Maroc, l’Espagne, la Sicile, le sud de la France et la Grèce. C’est pour cette raison que les Français sont très embêtés. Un des pilotes des deux avions est même devenu aveugle à cause du nuage radioactif.

Qu’en est-il des autres cartes?

Avant d’entamer la dépollution, il faut déterminer l’étendue des zones contaminées. Et pour cela, il est nécessaire d’avoir les cartes des essais. On avait demandé à l’ancien directeur de l’Institut du désarmement nucléaire français d’étudier des cartes pour déterminer les zones contaminées. Ce directeur est décédé et je ne sais pas si cette étude avait été faite ou pas. 

La décontamination sera très difficile parce que nous n’avons pas les cartes et les Français refusent toujours de nous les donner.

Pourquoi ?

Nicolas Sarkozy, alors président de la République française, avait constaté en 2008 que le dossier des essais nucléaires prenait de l’ampleur et avait, par décision, rendu « incommunicables » tous les documents relatifs à ce dossier. En dépit de la levée du secret défense, ces documents restent inaccessibles à ce jour.

Donc, avant de passer à décontamination des sites pollués, il faut exiger l’annulation de la décision de Nicolas Sarkozy. L’Algérie n’a pas encore les archives des explosions nucléaires françaises. Je les ai réclamés personnellement lors de la conférence au Sénat français (en janvier 2014). Le président François Hollande, qui avait suivi ma conférence à la télévision du Sénat, a reconnu que la France n’avait pas effectué des expérimentations atomiques mais procédé à des explosions. 

C’était la première reconnaissance officielle de l’existence d’explosions nucléaires dans le sud algérien. Elle est à même de constituer un élément supplémentaire pour prouver le crime perpétré en Algérie. Le sol où ces explosions ont eu lieu est entièrement contaminé. Vous ne pouvez pas toucher le sable vitrifié (sable noir). Si vous le touchez, vous recevez en cinq minutes la dose radioactive normale que vous recevez en une année !

Avec une telle pollution, comment organiser la décontamination?

Aujourd’hui, l’Algérie a demandé officiellement la décontamination. C’est une avancée. Cette opération doit être menée par la France au nom du principe international « du pollueur-payeur ». Cependant, il faut être vigilants, s’assurer que les chercheurs et spécialistes qui seront dépêchés sur les lieux soient neutres, honnêtes et professionnels. Or, on ne peut pas être sûr de tout cela.

Si les Algériens veulent mener cette opération, il faut que le personnel soit formé et qualifié. La formation doit être financée par la France. Il est impératif que la décontamination soit profonde. Les britanniques avaient mis les déchets atomiques dans d’énormes blocs en acier trempé, après avoir prélevé une couche du sol épaisse de dix mètres. Les blocs ont été hermétiquement fermés et coulés dans la zone la plus profonde de l’océan pour qu’ils ne remontent plus. Malgré cela, des contestations se sont faites exprimées par les pays riverains.

Donc, il faut déterminer la couche terrestre touchée dans le Sahara algérien …

Oui. Les explosions nucléaires étaient très fortes. Les conducteurs de chars, qui étaient postés non loin du point zéro, racontaient que leurs engins étaient devenus comme une plume sur une nappe d’eau. Il faut donc déterminer scientifiquement la profondeur à traiter.

Il faut ensuite s’intéresser aux déchets et matériels enfouis, savoir comment l’enfouissement s’était déroulé. En 1967, les commissaires de ports, qui contrôlent les marchandises qui sortent du pays, ont témoigné qu’ils n’avaient pas constaté d’expédition de chars, d’épaves d’avions ou d’autres matériels vers la France après la fin des explosions atomiques dans le sud algérien. En tous cas, rien n’est parti de Mers El Kebir (Oran).

Les Français doivent-ils déterminer l’endroit de l’enfouissement des déchets atomiques ?

Oui, puisque nous n’avons pas de cartes. Ce n’est pas avec un balai ou une pelle que nous allons nettoyer le sol du Sahara. Si on calcule le rayon et le diamètre, on peut parler d’un cercle d’irradiation de 1.400 km dans le sud algériens. Les Américains ont fait des études après les explosions atomiques (du Japon en 1945 notamment) que la pollution pouvait atteindre un rayon de 700 km. La dépollution et la décontamination doivent donc se faire sur un espace de 1400 km. Aussi, le combat est-il scientifique et juridique.

Quand vous dites que le combat est juridique, pensez-vous à un procès ?

On parle d’une France coloniale criminelle, je suis d’accord. Mais demain devant un tribunal, nous devons avancer des arguments, des preuves. Il faut qualifier le crime contre l’humanité, présenter ses éléments constitutifs. Lorsque le crime contre l’humanité est qualifié, il y a deux sortes de juridictions.

D’abord, la juridiction qui juge les hommes. Elle ne nous intéresse pas puisque les responsables des explosions atomiques sont décédés. Ce que nous traquons est le crime. Un crime imprescriptible. Le crime contre l’humanité a été commis par un Etat par le biais de sa force armée. Les poursuites sont donc engagées contre l’Etat français.

Nous avons suivi de ce qu’a fait l’avocat français Jacques Vergès qui, dans un procès, avait relevé le crime d’Etat dans les actes de tortures (contre les Algériens). Il s’est basé sur une note présidentielle ordonnant la généralisation de la torture pour « les services spéciaux » (primauté des tribunaux militaires spéciaux sur les tribunaux civils).

Vous êtes donc sur la piste  du crime d’Etat?

Pour nous, le crime d’Etat doit être inscrit dans une convention internationale. Nous allons donc attaquer l’armée française en tant qu’entité d’un Etat.

Les Français eux même reconnaissent que des crimes d’Etat ont été commis par des soldats français. Il n’y a qu’à citer le procès de Maurice Papon (préfet de police de Paris), condamné pour « complicité de crime contre l’humanité ». Il avait dit devant le tribunal qu’il agissait sur ordre de l’Etat en tant que fonctionnaire de l’Etat. Il a reconnu avoir commis le crime mais pas à titre personnel. Donc, il était complice de l’Etat, l’auteur véritable du crime contre l’humanité.

La France a mené une guerre contre le peuple algérien. A l’époque, nous étions des Français de deuxième catégorie. La guerre n’était donc pas celle d’un Etat contre un autre. Nous avons mené une révolution nationale populaire et les Français ont mené une guerre contre des civils, un peuple. Il reste qu’il est difficile à faire admettre cela.

Qu’en est-il du dossier des vétérans de France et de Polynésie ?

En France, les vétérans réclament leurs droits avec ceux de Polynésie. Jean-Paul Teissonnière, avocat en France des victimes des essais nucléaires, a introduit une plainte au Conseil d’Etat pour obliger le ministère de la Défense à fournir les dossiers des militaires qui étaient présents lors des explosions atomiques en Algérie et en Polynésie.

Cette procédure avait pris beaucoup de temps, mais à ce jour les Français n’ont pas été totalement indemnisés. Nous sommes quatre avocats, deux polynésiens, un français et moi-même, à mener le combat pour l’indemnisation des victimes et pour la décontamination des sites irradiés.

Des Algériens ont été utilisés comme des cobayes lors des explosions nucléaires. Les expérimentations sur des humains relèvent du crime contre l’humanité. La France a décidé que toute la Polynésie et ses Atolls soient déclarés zones polluées par la radioactivité de peur que les polynésiens ne revendiquent leur indépendance.

Existe-t-il une perspective pour le procès

Nous attendons de savoir si les éléments du crime contre l’humanité sont retenus. S’ils le sont, nous passerons à l’action, à la phase du jugement. Il y a eu aussi un génocide et des tortures (En 2004, le tribunal de Paris a ouvert une enquête pour « atteinte à l’intégrité physique et administration de substance nuisible », à la suite de la plainte de l’Association des victimes des essais atomiques, NDLR).

Nous pouvons donc aller à la CPI (Cour pénale internationale). Il faut noter que l’accident du Béryl est plus grave que celui de Tchernobyl (en Russie), le nuage radioactif s’est répandu parmi la population (le 1 mai 1962, l’explosion atomique souterraine portant le nom de code Béryl à In Ecker, au nord de Tamanrasset, a été marquée par un accident libérant dans l’air les éléments radioactifs).

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