Fadhma Aith Mansour est l’auteure accomplie et géniale d’un seul livre : Histoire de ma vie. Elle y décrit un parcours personnel hors du commun, malgré (ou peut-être à cause) un départ dans la vie pour le moins chaotique, marqué par la honte, la déchéance sociale, la misère, dans une société solidaire certes mais profondément communautariste.
Une société extrêmement dure avec les déviants en tous genres , particulièrement envers ceux qui se marginalisent par des choix individuels que la communauté n’agrée pas. Néanmoins, voulant alléger son esprit du fardeau des souvenirs et croyant laisser sa seule histoire à ses enfants, Fadhma Aith Mansour laisse en réalité un patrimoine d’humanité absolument fabuleux.
Comment cette femme, arrivant dans la vie avec toutes les défaveurs possibles et imaginables, a réussi à s’accomplir et à fonder avec ses enfants une véritable dynastie intellectuelle , très marquée malheureusement par les coups du sort.
Dans les années 1900, la Kabylie est une des régions d’Algérie les plus touchées par la misère et la pauvreté. C’est une terre d’émigration à la fois interne et externe (vers la France essentiellement). Les conditions de vie sont très rudes dans les hautes montagnes et cette dureté se retrouve évidemment dans les caractères des populations.
Naître fille illégitime d’une veuve, quoi de pire dans une société patriarcale où le sens de l’honneur est toujours vif. Quand les adultes prennent leurs responsabilités, les enfants sont toujours les victimes expiatoires. Voilà sûrement la pire des façons de démarrer dans la vie. Mais, dérisoire compensation, cela vous forge aussi le caractère. Et du caractère, Fadhma en aura sa vie durant, elle qui écrira : « Le tatouage que j’ai sur le front vaut mieux que la barbe des hommes. » Je suppose que c’est toujours d’actualité.
Ostracisée pour avoir « renié » la foi de ses ancêtres, jamais totalement admise dans la foi de son « choix », Fadhma semblait être née pour l’exil. Mais jamais elle ne pût cependant oublier sa Kabylie natale. Kabylie si chère à son cœur, qu’elle a tant aimé, d’un amour profond, loin de tout chauvinisme. Elle a aimé l’Algérie qui porte la terre des ancêtres, comme une mère son enfant. Amour qu’ elle a transmis à ses enfants malgré les terribles épreuves, sans ressentiment. Mais l’exil, l’excès d’exil, a dû être, on l’imagine, dur à vivre : exil social, exil religieux, exil territorial.
Paradoxalement, c’est son œuvre qui mettra fin à son exil, même si en apparence tout le monde reste discret , jusque dans sa région d’origine, à évoquer cette personnalité atypique que les vicissitudes de la vie et de l’histoire ont marginalisé bien malgré elle.
C’est un livre merveilleux mais hélas presque méconnu chez nous que « Histoire de ma vie » de Fadhma Amrouche. Elle y raconte dans un style épuré sa vie de combat dès la première enfance contre la misère, les coups du sort, la méchanceté des êtres et de leurs préjugés. Mais elle nous démontre aussi la force d’âme et de caractère d’une femme hors du commun, elle-même socle d’une famille hors du commun. Cherchant à témoigner plus qu’ à émouvoir, elle nous émeut malgré tout au plus profond de nous-mêmes, sans jamais solliciter notre compassion. Bien au contraire, elle nous confie sa force et sa détermination :
« Je n’étais pas malheureuse. J’avais pourtant dû montrer les dents à une ou deux reprises, quand l’un des garçons de la famille avait voulu frapper Paul. J’exigeais que mon fils se défendît de toutes les manières, avec les poings, avec les ongles, avec les dents, et, s’il avait le dessous , avec des pierres. »
La meilleure façon de rendre hommage à l’auguste aïeule de Tizi Hibel est de faire sienne les paroles de Kateb Yacine en introduction à Histoire de ma vie :« Algériennes, Algériens, témoignez pour vous-mêmes ! N’acceptez plus d’être des objets, prenez vous-mêmes la plume, avant qu’ on se saisisse de votre propre drame, pour le tourner contre vous ! »
Puisse l’Algérie libre ne plus prêter l’oreille aux diviseurs hypocrites qui voudraient faire de toute vérité un tabou, et de tout être un intouchable…Et qu’ on ne vienne pas me dire : Fadhma était chrétienne ! Une vraie patrie se doit d’être jalouse de ses enfants, et d’abord de ceux qui, toujours exilés, n’ont jamais cessé de vivre pour elle. Je te salue, Fadhma, jeune fille de ma tribu, pour nous tu n’es pas morte !On te lira dans les douars, on te lira dans les lycées, nous ferons tout pour qu’on te lise ! »