La réalisatrice serbe Mila Turajlic a consacré deux documentaires au célèbre photographe et cameraman Stevan Labudovic projetés au 11ème Festival international du cinéma d’Alger (FICA) qui se déroule jusqu’au 10 décembre.
Il s’agit de « Non Aligned (scenes of Labudovic’s reels », consacré au mouvement des non alignés et du combat politique du Maréchal Tito, et « Cine Guerillas, scenes of Labudovic’s reels », sur le travail fait par le photographe yougoslave durant de la guerre de libération nationale, entre 1959 et 1962.
« Ces film sont nés ici à Alger. Je suis venue assister au FICA en décembre 2013 avec mon premier documentaire « Cinema Komunisto » qui a décroché le premier prix. Je suis revenue en 2014. Cette année Labudovic était l’invité d’honneur du festival. J’ai fait sa rencontre à l’hôtel et je lui ai demandé de le suivre par ma caméra. Le tournage de ces deux documentaires a commencé donc à Alger », a précisé Mila Turajlic, lors d’un débat à la salle Ibn Zeydoun, à Alger.
Mila Turajlic a passé trois ans à accompagner Stevan Labudovic, qui a travaillé pour l’agence yougoslave Filmske Novosti, et qui est décédé à l’âge de 90 ans en novembre 2017. « J’ai compris qu’il y avait plus d’histoires à raconter sur son parcours. En tant que photographe de Tito, il avait contribué à créer l’image du mouvement des non-alignés. J’ai décidé avec ma productrice Carine Chichkowsky de faire deux films sur Labudovic », a expliqué la cinéaste.
Reconnaissance de l’Algérie à la conférence de Belgrade
Dans « Non Aligned (scenes of Labudovic’s reels », Mila Turajlic a remonté l’histoire du mouvement des non-alignés à partir de la conférence de septembre 1961 à Belgrade, « devenue capitale du monde ». Josip Broz Tito, qui a dirigé la Yougoslavie entre 1953 et 1980, était un des leaders de ce mouvement. La conférence de Belgrade était la première après celle de Bandung de 1955 et à laquelle le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) avait participé, représenté par Benyoucef Benkhedda.
Dans le documentaire, Mila Turajlic a repris l’historique déclaration du Maréchal Tito reconnaissant l’Algérie au milieu d’applaudissements.
« En faisant ce geste, Tito a chèrement payé le prix politique. La Yougoslavie a été le premier pays européen à reconnaître le GPRA. La France a immédiatement coupé ses relations diplomatiques avec l’Algérie après la décision de Tito, un vrai acte politique. Cette rupture a duré plusieurs années », a précisé Mila Turajlic.
De nombreux dirigeants du Tiers-monde étaient présents à la conférence de Belgrade. Il s’agit, entre autres, de Gamal Abdelnasser d’Egypte, Jawaharlal Nehru d’Inde, Kwame Nkrumah du Ghana, Modibo Keïta du Mali et Soekarno d’Indonésie.
« Le monde donnait l’impression de se réveiller »
Stevan Labudovic a filmé l’arrivée les dirigeants des 25 pays ayant participé à la conférence de Belgrade. « Le monde donnait l’impression de se réveiller. J’ai couvert ensuite tous les sommets des non alignés », a confié le photographe. Le mouvement des non-alignés a été critiqué par John Foster Dulles, secrétaire d’Etat américain, qui trouvait « immoral » qu’une nation ne s’aligne pas… avec un camp.
Ce passage est montré dans le document de Mila Turajlic qui a fait des recherches dans les archives de Filmske Novosti et découvert des milliers d’images de cet évènement qui n’ont jamais été utilisées depuis.
Elle a dévoilé les images de Labudovic qui a accompagné le Maréchal Tito dans ses voyages dans 112 pays à bord notamment du célèbre navire Galeb (qui signifie mouette en serbo-croate) qui est sorti des chantiers navals de Gênes en Italie en 1938.
A bord de ce navire, Tito a conclu des accords internationaux, rencontré plusieurs dirigeants du monde pour faire la promotion du mouvement des non-alignés.
En 1953, le Galeb a remonté la Tamise, à Londres, pour transporter Tito qui avait rencontré le premier ministre Winston Churchill. C’était la première visite officielle en Grande-Bretagne d’un chef d’Etat communiste à l’époque. Le Galeb sera transformé en musée dans la ville de Rijeka en Croatie.
« Le travail a pris sept ans… »
D’une durée de 104 minutes, le documentaire « Non Aligned (scenes of Labudovic’s reels » a été coproduit par la Serbie, le Qatar, la Croatie, le Monténégro et la France. « Le travail a pris sept ans. Ces images sont des anciennes actualités yougoslaves. Filmske Novosti a aujourd’hui un statut bizarre. Elle est restée longtemps sans directeur. L’ex-Yougoslavie est passée par une décennie noire, la guerre civile durant les années 1990. Ces archives ont été complètement oubliées. Aujourd’hui, on cherche l’effacement de tout ce qui a été yougoslave et d’en parler mal de cette fédération pour justifier la guerre des Balkans », a déclaré la réalisatrice.
Et d’ajouter : « Cela dit, il y a une loi en Serbie qui protège les archives. Mais, le budget de Filmske Novosti est faible. Elle n’a donc ni l’argent ni le personnel pour faire l’inventaire de ce qu’il y a dans les bobines ou de les numériser. Je peux vous dire qu’en sept ans, je n’ai visionné qu’à peine 15 à 20 % de ces bobines relatives aux non alignés. Nous avons payé la numérisation des archives. Nous tenions dans ce documentaire à mettre la lumière sur ces documents pour dire qu’ils existent ».
Dans le documentaire, Mila Turajlic souligne que l’Algérie est le seul pays au monde « où la Yougoslavie existe encore ». « En Algérie, on m’a permis d’être yousgslave. C’est important. J’ai tenu à le dire dans le film. Je suis allée en Inde et en Algérie. Chaque fois que je voyage dans un pays non aligné, on sent qu’il existe des liens, une reconnaissance, le sentiment qu’on parle le même langage politique. Je trouve cela fascinant. C’est cela qui me donne l’espoir même s’il s’agit d’une idée qui n’a pas été appliquée. Elle a quand même planté des graines qu’on vit tous lorsqu’on se déplace. C’est le résultat du non alignement, il y a des traces », a-t-elle déclaré.
Le non alignement est-il une alternative à l’heure où le monde connaît de graves polarisations avec la guerre en Ukraine ?
« Récemment, j’ai eu l’occasion de rencontrer Lakhdar Brahimi à Paris. Il m’a dit que le sujet sur le non alignement était, il y a un an, folklorique. Aujourd’hui, il est politique. Il a raison. Il y a quelque chose qui a réactivé cette idée », a répondu Mila Turajlic.
