Amar Mohand Amer est historien. Il a notamment travaillé au Centre de recherche en anthropologie sociale et culturelle (CRASC) d’Oran. Il revient sur le rapport de l’historien français Benjamin Stora relatif à la mémoire de la colonisation et de « la guerre d’Algérie » et remis au président Emmanuel Macron le 20 janvier 2021.
24H Algérie: Comment avez-vous trouvé le rapport de Benjamin Stora ?
Amar Mohand Amer: C’est un rapport qui contient des pistes intéressantes et audacieuses. Reste deux questions : la faisabilité et la perception des Algériens de ces mesures proposées par Stora. A mon avis, il est très tôt d’évoquer « la réconciliation » des mémoires. C’est prématuré. En Algérie, le regard porté sur la colonisation est toujours dur, vif et complexe. La colonisation nous hante toujours. Preuve en est, l’hystérie constatée sur le rapport Stora après sa publication. Tout le monde en parle. Je soutiens certaines propositions de Stora parce qu’elles vont dans le sens d’affranchir l’Histoire des politiques et des porteurs de mémoire.
Par exemple ?
Permettre aux chercheurs des deux pays de travailler tranquillement. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Il est compliqué pour les Français d’avoir des visas pour venir en Algérie. Et pour les Algériens, c’est encore plus compliqué d’aller en France. En tant qu’historien, je milite depuis longtemps pour que les archives, qui sont en France et en Algérie, soient ouvertes aux chercheurs, aux journalistes et surtout aux historiens.
Le risque aujourd’hui est d’avoir une Histoire écrite uniquement par des chercheurs qui peuvent aller en France. Beaucoup de nos chercheurs abandonnent leurs travaux parce qu’ils peinent à accéder aux archives tant en Algérie qu’en France. Pour travailler en France, il faut aussi avoir des moyens financiers. Stora a compris l’importance des chantiers par rapport à l’Histoire.
Est-il possible de réconcilier les mémoires entre celle d’une puissance qui a colonisé et un pays qui a subi cette colonisation?
Non. Dans quelques décennies, on peut, peut être, parler de cette mémoire et de cette Histoire avec moins d’empathie et de douleurs. Aujourd’hui, ce n’est pas possible. Je me rappelle qu’une historienne a évoqué, il y a quelque temps, l’expression « Histoire apaisée » en s’adressant aux moudjahidate de « la Bataille d’Alger » (1957). Celles-ci ont répondu qu’elles avaient subi le martyr dans leurs propres corps. J’espère qu’à l’avenir, on va reconnaître la violence de la colonisation. Il n’y a aucune Histoire apaisée.
Benjamin Stora propose d’autoriser les Harkis à retourner en Algérie alors qu’il sait que c’est une question sensible en Algérie. Comment expliquer cela ?
Parce que son rapport s’adresse aux Français, pas aux Algériens. Nous sur-réagissons à ce rapport. Nous aurions aimé lire le rapport d’Abdelmadjid Chikhi (conseiller du président de la République sur les questions de la mémoire). Nous sommes donc réduit à conjecturer sur des propositions faites pour l’Etat français.
Pour les Harkis, je me pose la question si la société algérienne, l’université et la presse sont prêtes à aborder la question, à ouvrir le débat. Il faut dire que les Harkis ne sont pas tous partis en 1962. C’est également une histoire complexe.
Dans son rapport, Stora évoque uniquement le cas de l’avocat nationaliste Ali Boumendjel, assassiné par l’armée française en 1957. Qu’en est-il des autres nationalistes algériens tués avant et durant la guerre de libération nationale ?
C’est un choix symbolique, après Maurice Audin (en 2018, le président Emmanuel Macron a reconnu la responsabilité de l’Etat français dans la mort de ce mathématicien favorable à l’indépendance de l’Algérie). Dans l’Histoire comme en politique, il y a les symboles. Ali Boumendjel a été assassiné d’une façon effroyable (l’avocat a été jeté du sixième étage le 23 mars 1957 après avoir subi des tortures pendant plusieurs jours par les parachutistes commandés par Aussaresses à Alger).
Cela dit, je ne pense pas que la reconnaissance de l’Etat français de l’assassinat d’Ali Boumendjel aura lieu. En France, il existe un puissant lobby qui pense que la colonisation a été une œuvre civilisatrice. Il reste que pour moi, les propositions de Benjamin Stora de reconnaître le crime d’Etat pour Ali Boumendjel et de faire entrer Gisèle Halimi au Panthéon de Paris sont courageuses. Seront-elles concrétisées ? La question est posée.
L’Algérie réclame l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français au Sud algérien (dans les années 1960). La question a été abordée vaguement dans le rapport de Stora. Un commentaire ?
Il faut revenir aux Accords d’Evian. C’est aussi une question complexe qui peut être réglée dans le cadre de concertations entre les deux pays. Il faut indemniser les victimes algériennes des radiations nucléaires. Il est tout de même terrible de faire des expériences atomiques sur des humains sans garanties et sans protection (les cobayes).
L’Elysée a clairement déclaré, lors de la remise du rapport de Stora, que l’Etat français ne présentera pas d’excuses aux Algériens sur les crimes coloniaux. La question semble tranchée. Qu’en pensez-vous ?
La France est entrée dans une phase pré-électorale (élections présidentielles en 2022). Emmanuel Macron a reculé par rapport à ce qu’il avait dit sur le colonialisme (considéré comme « un crime contre l’humanité ») en 2017. Les convictions du Macron-candidat ne sont pas celles du président Macron qui veut rester au pouvoir. A mon avis, la France gagnerait à reconnaître les crimes du colonialisme.
Pourquoi, selon vous, l’Histoire de la colonisation française de l’Algérie est limitée à la période 1954-1962 ?
C’est ce que j’appelle une hiérarchisation de l’Histoire. En France comme en Algérie, on se contente d’évoquer la guerre d’indépendance uniquement. Cela est lié au fait que les porteurs de mémoire de cette guerre sont toujours en vie. Il y a aussi des enjeux politiques. En France, le Rassemblement national (ex-Front national, extrême-droite) refuse la guerre d’Algérie et considère la colonisation comme « une oeuvre civilisatrice ». Pour certains, la guerre d’Algérie est un fonds de commerce politique.
Abdelmadjid Chikhi a déclaré récemment que l’Algérie a besoin de créer un « mouvement d’écriture de l’Histoire ». Etes-vous d’accord?
Pour créer un mouvement d’écriture de l’Histoire, il faut ouvrir les archives aux Algériens, ouvrir les médias publics aux historiens, renforcer les moyens de la recherche et réhabiliter le métier de l’historien en arrêtant de le polluer par la politique et par le discours des porteurs de mémoire.
Cela dit, Abdelmadjid Chikhi n’a pas à donner des leçons aux historiens. A Alger, le Centre des Archives nationales est devenu une forteresse depuis plus de dix ans. Il est très compliqué d’y travailler actuellement.