La disparition de Frantz Fanon le 6 décembre 1961 a presque l’âge de l’indépendance de l’Algérie. Et quand on relit ses écrits, on les redécouvre pleins d’une tension vitale et d’une actualité qui n’étonnent pas vraiment. Le monde, malgré nos indépendances, n’est pas devenu un paradis et les thèmes sur lesquels travaillait et combattait Fanon, comme la dépossession, l’aliénation, l’injustice, l’écrasement des femmes et des hommes par les puissants, restent toujours de mise.
Il y a, bien sûr, le grand contexte des guerres de libération qui a façonné une œuvre qui a marqué des générations de révolutionnaires dans le monde entier. Pourtant, en relisant ses écrits, on n’y découvre pas seulement un témoignage sur une époque, mais une réflexion encore éloquente sur un monde dont les structures ont évolué, peut-être, mais sans changer fondamentalement. Y compris – et peut-être surtout – dans les pays anciennement colonisés. Il suffit en effet de gratter le vernis des indépendances et du rétablissement des drapeaux pour constater la permanence d’un monde de domination, d’exploitation et d’injustice. Les temps ont changé, les apparences aussi, mais pas les mécanismes. C’est cela qui donne une tonalité subversive à des textes qu’aucune commémoration ne peut affadir, tant ils continuent à porter cette charge subversive d’un homme révolté qui refuse de transiger.
Il y a dans nos indépendances tant de détournements de la vocation des combats pour la libération et de reproductions adaptées du vieil ordre qui rendent Fanon fortement présent et le rendent, pour un temps encore long, inéligible au musée des idées. Mais au fond, ce n’est pas seulement une question de spécialistes et d’idées. Celui qui, pour beaucoup d’Algériens, incarne bien le « grand frère» plein d’intelligence et de compréhension, est un enseignement par sa propre vie, par son engagement. Il est celui qui n’a jamais renoncé. Et comment ne pas y voir du sens en ces temps de renoncement et de confusion. En ces temps étonnants où l’on a même entendu des islamistes crétins voir dans l’intervention de l’Otan en Libye un « signe» d’Allah !
Fanon est utile en effet pour comprendre les mécanismes par lesquels les régimes de l’indépendance, par la perpétuation de l’écrasement des peuples et par le refus des libertés, créent les conditions où le vieux colonialisme, se drapant de nouveaux atours, se présente comme le libérateur. « Que jamais l’instrument ne domine l’homme. Que cesse à jamais l’asservissement de l’homme par l’homme. C’est-à-dire de moi par un autre. Qu’il me soit permis de découvrir et de vouloir l’homme, où qu’il se trouve ».
Il est là, Fanon. Un révolté parti trop jeune et qui a manqué, cruellement, à nos indépendances inachevées, confisquées ou détournées. Mais qui, néanmoins, continue à nous interpeller. Jusqu’à ces dernières lignes fabuleuses : « O mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge !»
(*) Article publié le 7 décembre 2012 dans le Quotidien d’Oran sous la signature de K.Selim