– « Tu soutiens que rien n’est infalsifiable, n’est-ce pas ? demanda Francis* en examinant à la loupe un visa du Brésil.
– « C’est vrai. Ce qui a été fait et imaginé par un homme peut forcément être reproduit par un autre homme.
– « On a une demande urgente de deux passeports suisses pour après-demain. »
Ce dialogue concis s’est déroulé entre Francis Jeanson, chef du réseau du même nom, et Adolfo Kaminsky, faussaire de métier, qui, au péril de sa vie, s’est mis au service de la Révolution algérienne. Il est rapporté par Sarah Kaminsky dans un livre où elle donne la parole à son père.
Adolfo, jusque-là, n’avait pas eu de difficultés à « honorer » les commandes du FLN. Produire de fausses cartes d’identité, de faux permis de conduire, des passeports ordinaires et autres documents était un jeu d’enfants pour celui qui, pendant la 2ème guerre mondiale en avait produit des milliers pour éviter aux juifs de France de tomber entre les mains des agents de Vichy** ou des Allemands et, par conséquent, d’être envoyés dans les camps de concentration, antichambres de la mort. Mais ce que lui demandait, ce jour-là, Francis relevait pratiquement de la mission impossible.
“Le passeport suisse constituait pour moi un véritable défi technique que, pour une fois, je n’étais pas sûr de pouvoir relever. La texture de la couverture, un papier cartonné ultraléger, à la fois rigide et très souple, contenant des filigranes en relief, ne s’apparentait à aucune autre au monde. Personne n’avait jamais été en mesure de le reproduire. Et j’avais seulement deux jours pour trouver la solution. » avoue le faussaire à sa fille.
Sans perdre une minute, Adolfo s’enferma dans son laboratoire. Après une journée et une nuit d’expériences sans résultats il tomba dans un sommeil douloureux et fit un cauchemar où il se vit poursuivant ses expériences. “Tu le croiras ou pas, dit-il à sa fille, je continuais à travailler en dormant”
Le faussaire raconte encore qu’il se réveilla tout à coup en sursaut : le cauchemar lui avait livré la solution qui consistait en l’adjonction de gaze à pansement, riche en cellulose, à la pâte qui devait servir à la fabrication de ce papier “ultraléger à la fois rigide et très souple”qui faisait la singularité du passeport inimitable suisse. Il put donc remettre, à la date convenue, deux passeports helvétiques tout neufs à un Francis Jeanson qui n’en revenait pas.
Et c’est ainsi que, soutenue par le génie d’Adolfo Kaminsky, la Révolution algérienne a pu faire le tour du monde. Ses papiers ont toujours été en règle.
*Francis Jeanson (1922-2009) : Philosophe français. Anticolonialiste. A créé un réseau clandestin (qui porte son nom) d’aide au FLN notamment pour le transport de fonds par le biais de ceux qui sont passés à la postérité sous le nom de “porteurs de valises”.
**Adolfo Kaminsky, une vie de faussaire. Casbah Editions.Alger 2013/ 260 pages
***Le régime de Vichy est ce gouvernement dirigé par Philippe Pétain qui a accepté de collaborer avec l’Allemagne nazie.
