Habib Boukhelifa « Aucune industrie culturelle n’est possible si la production théâtrale est occasionnelle »

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Habib Boukhelifa "Aucune industrie culturelle n'est possible si la production théâtrale est occasionnelle"
Habib Boukhelifa "Aucune industrie culturelle n'est possible si la production théâtrale est occasionnelle"
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Habib Boukhelifa est metteur en scène, critique et enseignant à l’Institut supérieur des métiers des arts de spectacle et de l’audiovisuel (ISMAS) de Bordj El Kiffan, à Alger. Il a été formé à l’Ecole des arts dramatiques de Moscou, en Russie. Il était le président du jury du 14ème Festival national du théâtre professionnel d’Alger (FNTP), organisé en mars 2021.


24H Algerie: Habib Boukhelifa , vous êtes souvent critiques à l’égard du théâtre en Algérie. Qu’est-ce qui manque à ce théâtre  aujourd’hui ?


Habib Boukhelifa :Nous avons un grand problème de concepts et de pratiques théâtrales. Nous avons hérité du théâtre dans l’emprunt. Nous ne sommes pas arrivés au théâtre dramatique d’une façon dialectique et historique. En Europe, ils sont passés d’une forme à une autre et d’une expérience à une autre à travers les exigences de l’époque, les circonstances politiques et les mouvements de pensée de la société.

Nous avons hérité du théâtre de l’époque coloniale en essayant d’adapter notre structure mentale musulmane à un théâtre construit sur la notion du conflit. Tout notre problème est de pouvoir écrire d’une manière dramatique, autrement dit, situer l’action sur la scène. L’action ne peut être structurée qu’avec le personnage. Et le personnage a besoin de  construction dramatique.


Il y a eu tout de même plusieurs tentatives dans le théâtre algérien


C’est vrai, il y a eu beaucoup de tentatives, de choses intéressantes dans l’expérience théâtrale algérienne, mais cela reste une approche partielle de l’acte théâtral.


Comment ?


Il faut qu’il ait une bonne formation, que les espaces pédagogiques puissent fournir beaucoup d’efforts pour pouvoir donner une idée et une culture exacte de l’acte théâtral. En Algérie, nous faisons les choses d’une manière épique, narrative dans la plupart des cas, parce que nous n’avons pas connu la notion de la tragédie. C’est un grand problème. Si j’ose une analyse psychanalytique, nous vivons un conflit entre la libération de l’individu à la création artistique et l’oppression du système des valeurs religieuses et politiques. L’individu est obligé de recourir aux symboles narratifs…


Il fuit la réalité, en somme


Oui. Il ne peut pas développer le personnage algérien dans toutes ses qualités et ses défauts. J’ai étudié ce problème en traitant le théâtre de Abdelkader Alloula, de Kateb Yacine et Ould Abderrahmane Kaki, les trois grandes expériences du théâtre algérien.


Mahieddine Bachtarzi ?


C’est autre chose. Il faisait plus dans l’animation théâtrale que dans le théâtre. Ce n’était pas de la réflexion (…) Nous ne sommes pas encore arrivés à une réflexion philosophique sur l’existence de l’algérien en tant qu’individu et en tant que pensée.


La réflexion sur le théâtre en Algérie a-t-elle commencé avec Alloula et Allalou?


J’ai eu l’occasion de connaître Allalou (Ali Sellali de son vrai nom). Allalou avait une certaine culture mais avait toujours cette dépendance de l’acte théâtral européen surtout français. Je pense qu’il faut étudier les efforts et concepts personnels dans l’expérience théâtrale algérienne. Étudier notre culture et notre appartenance aussi.


Il faut mettre en relief l’algérien dans toutes ses dimensions, à l’image de ce qu’a fait Henrik Ibsen (dramaturge norvégien), Luigi Pirandello(écrivain et dramaturge italien)…Donc, c’est à nous maintenant de s’engager dans l’expérience de l’écriture parce qu’on ne peut pas construire un théâtre sans un capital d’écriture. Il y a aussi la culture politique. Elle n’a pas pris en charge réellement l’acte théâtral.


Comment ?


C’est plus de « l’occasionisme » qu’autre chose. Du fétichisme politique pour dire que nous avons un théâtre mais, en réalité, le théâtre, en Algérie, n’a pas existé dans toutes ses dimensions. Aujourd’hui, il faut repositionner les expériences vers la recherche de l’esthétique, la forme, et surtout, le texte et le langage théâtral. On est en train de galvauder beaucoup de concepts comme la biomécanique (pensée par le russe Vsevolod Meyerhold), le théâtre de la cruauté (d’Antonin Artaud)…Il faut laisser travailler le créateur algérien, celui qui porte les valeurs théâtrales.


Comment évaluez-vous les expériences théâtrales que vous avez suivies durant le 14ème FNTP en mars 2021?


En tant que critique et spécialiste du théâtre, je dis que nous sommes encore loin de ce qu’il faut avoir sur scène. Il y a eu multiplication des expériences depuis les années 1960 en Algérie mais qui n’ont pas encore facilité ce qu’on appelle l’assise d’un vrai théâtre dramatique, un passage obligé avant d’aller vers le théâtre expérimental ou le théâtre postdramatique.


Justement, que faut-il faire pour avoir cette assise du théâtre dramatique?


Il faut qu’il ait une politique culturelle. Le théâtre n’est pas un produit consommable, c’est-à -dire que l’espace théâtral est occasionnel. Il n’est pas permanent. Les représentations ne sont pas quotidiennes. Les gens ne se déplacent pas chaque jour vers les salles.


Le public s’est-il éloigné des salles ?


Il s’est éloigné pour plusieurs raisons dont les déséquilibres socio-politiques et économiques, les approches fausses de la politique culturelle et les ravages de la décennie noire (1990). La décennie noire a créé une rupture fatale entre le public et la scène. Il est faux de dire qu’il faut attirer les spectateurs en produisant plus de comédies. Le public apprécie le bon théâtre. Il ne faut pas mentir dans le théâtre, être sincère. Le théâtre n’est ni le cinéma ni la télévision. Il faut laisser s’exprimer les talents.


Qu’en pensez-vous de ceux qui, à chaque fois, évoquent la crise du texte ?


La crise du texte existe dans le sens où le traitement des sujets se fait d’une manière superficielle, surtout à travers les adaptations. Quand on ne sait pas faire la différence entre la tragédie et la comédie, on ne peut pas adapter un texte. L’adaptateur doit avoir une culture théâtrale. Souvent, il s’agit de transposition ou de traduction, pas d’adaptation.

La traduction n’est pas chargée de l’expérience théâtrale dramatique. Dans une étude, j’ai évoqué « le théâtre du bourrage », on mélange satire, tragédie, burlesque, mélodrame, biomécanique…Et surtout la narration. La narration tue l’acte théâtral.


La narration n’est-elle pas liée à l’idéologie?


Alloula a par exemple fait une expérience pour pouvoir asseoir la communion entre le spectateur et ce qui se passe sur scène. Sa narration n’était pas dramatique. Le public a besoin d’action, de spectacle, de divertissement, de fordja…Le spectateur décroche au bout de quinze minutes de narration, après il quitte la salle. La scène doit être dynamique dans toutes ses dimensions. On doit créer du plaisir pour le spectateur. Pour cela, il faut avoir la trame, le conflit et le personnage.


Comment expliquer la présence du discours direct sur scène?


C’est cela le théâtre du bourrage. Il s’explique par la non maîtrise de la scène, des tendances, des différentes écoles de théâtre, de la distanciation…La distanciation a sa forme et son texte. Autant que la biomécanique ou l’introspection (de Stanislavski) qui ont leurs conditions. Vous ne pouvez pas mélanger les choses.


Cela se définit dans l’écriture du texte. D’où la nécessité d’une immense culture théâtrale chez l’auteur. Nous avons constaté des failles dans la mise en scène avec une absence totale de direction d’acteurs. D’où la nécessité d’améliorer la formation et la connaissance de la scène. La sacralité de l’acte théâtre doit être prise en charge, celle qui fait que l’homme de théâtre doit être honnête. Quand, il ne peut pas réaliser quelque chose qu’il le dise. Aujourd’hui, tout le monde fait ce qu’il veut, croit tout savoir sur le théâtre.


La formation des metteurs en scène est nécessaire donc?


Absolument nécessaire. Nous avons vu des spectacles qui relèvent plus de l’animation que d’une pièce de théâtre. Je cite l’exemple de « Torchaka » (d’Ahmed Rezzak). Ce genre de spectacles plaît aux gens parce qu’il y a une léthargie dans le domaine du théâtre en Algérie. Si nous avions une quinzaine de théâtres au niveau d’Alger, spécialisés en comédiens, en tragédie, en one man shows et autre, la situation aurait été différente. La pratique théâtrale doit être élargie à tous les genres. Il est important de donner la chance aux professionnels qui ont une formation.


Et pour être formé en mise en scène, en interprétation ou scénographie, il faut être passionné par le théâtre. Ce n’est pas le cas en Algérie, car nous faisons le théâtre partiellement, par effraction même au niveau des institutions culturelles de l’Etat. Il faut nommer des personnes capables de gérer les espaces théâtraux. L’administration ne doit pas être dominante dans les théâtres publics. C’est l’artistique qui doit dominer. Le dernier mot doit toujours revenir au directeur artistique.


On évoque un projet de création du théâtres de la ville dans la perspective de lancer une vraie industrie culturelle…


Il faut d’abord penser au marketing culturel et aux espaces de production. Aucune industrie culturelle n’est possible si la production théâtrale est partielle, occasionnelle. Il faudrait qu’il ait un répertoire, une politique culturelle forte. A mon avis, le ministère de la Culture doit récupérer les budgets des ministères des Affaires religieuses et des Moudjahidine. Il faut passer de la culture de l’Etat à l’État de la culture.


Quelles place pour les coopératives de théâtre dans tout cela ?


Ce que j’appelle le théâtre indépendant doit être soutenu. Un théâtre qui a pris son indépendance par rapport à la bureaucratie. La bureaucratie reste un handicap considérable. Les banques, les structures économiques et les entreprises doivent participer au renforcement de l’acte théâtral en Algérie comme cela se produit ailleurs dans le monde.

A Broadway, à New York, j’ai vu que des opérateurs économiques et des commerçants investissent dans le théâtre. Je trouve que le Théâtre de la Fourmi à Oran (ouvert début mars 2021) est une expérience merveilleuse. Je soutiens Mourad Senouci (directeur du théâtre régional d’Oran) qui a aidé sur le plan artistique l’homme d’affaires à l’origine du projet.

Je souhaite que le nouvel espace donne la chance aux jeunes talents algériens pour pouvoir s’exprimer et faire du théâtre (…) J’ai apprécié le travail de formation que fait Halim Zeddam (à Bordj Bou Arreridj) pour les jeunes comédiens. Actuellement, à l’ISMAS, avec le nouveau directeur Mohamed Boukeras, des efforts considérables sont fournis pour améliorer la qualité de la formation. Il faut faire de l’ISMAS une véritable académie des arts dramatiques.

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