Dans les rues de Paris, on les reconnaît aisément. Ils ont le visage halé, le corps sec, les cheveux coupés courts et les joues creusées. Tous ont un petit sac à dos et portent des vêtements estivaux qui trahissent leur arrivée récente sur le sol européen. Pour se donner une contenance, pour essayer de ne pas attirer l’attention, ils surjouent leur détachement, se meuvent en ignorant le regard des autres, essayent de dégager une dureté qui n’est rien d’autre qu’une tentative de protection contre tout ce qui les entoure et peut leur paraître hostile. Ils n’ont pas l’aisance tranquille des clandestins arrivés depuis plus longtemps et qui ont fini par « comprendre » la capitale française.
« On en a marre »
Cet été, j’en ai rencontré quelques-uns Place d’Italie, dormant de jour dans les petits espaces verts non loin de la mairie. La plupart venaient de l’ouest de l’Algérie. Difficile de parler avec eux, d’avoir des informations. A peine ont-ils concédé être passés par l’Espagne puis être remonté vers le nord (1). Certains de leurs compagnons de galère se sont arrêtés à Barcelone, d’autres ont poursuivi leur chemin. Paris, destination finale ? Pas sûr. L’un d’eux consent à me parler de la Suède où vivrait un parent parti dans les années 1980 et jamais revenu au pays.
Le Hirak ? La situation politique au pays ? Cela ne les intéresse pas. Cela ne les intéresse plus. Ils ont donné, marché, manifesté mais, insistent-ils, rien n’a changé. On en a marre, est la phrase qui revient souvent, celle qui explique tout, qui dit tout. Quand on les interroge sur la traversée de la Méditerranée, les visages se ferment un peu. Une épreuve, la peur de chavirer pour ceux qui ne savent pas nager, la crainte pour les enfants présents – car il y en avait, car il y en a de plus en plus -, et, bien entendu, la hantise d’être intercepté par la marine algérienne ou par les garde-côtes espagnols.
Ces derniers jours, les harragas algériens semblent encore plus nombreux dans les rues de Paris. Ils vont par petits groupes de trois ou quatre, oreille vissée au téléphone portable. Appeler le pays ? Donner des nouvelles ? Ou se rencarder pour un plan permettant de continuer le périple, de trouver un logement ou un travail ? Ils ont quelques pistes mais on se dit que tout cela est bien fragile. Et on réalise surtout qu’ils n’attendent rien de leurs compatriotes déjà installés. Disons les choses telles qu’elles sont: au sein des multiples communautés d’origine algérienne, il n’y a rien ou presque de prévu pour les accueillir ou les aider. A chacun sa peine et son fardeau. Ce que les anciens ont vécu (clandestinité, longues démarches à la préfecture, etc.), les nouveaux doivent le vivre aussi. La règle est implicite et connue de tous.
Les « déjà installés » absents
Bien sûr, il y a des associations d’aide aux sans-papiers, des gens qui se mobilisent pour distribuer de la nourriture dans ces campements sordides que l’on voit sous les ponts ou le long du boulevard périphérique, mais force est de constater que l’une des plus importantes communauté d’origine étrangère est incapable de s’organiser pour venir en aide à des enfants qui arrivent dans un état d’épuisement moral et physique évident. Peur d’enfreindre la loi ? Égoïsme ? Refus d’être assimilé à ceux que la voix politico-médiatique dominante assimile à des délinquants ? Il doit y avoir de cela sans compter un quotidien rendu difficile par ces temps de post (et de pré) confinement.
Cette semaine, les réseaux sociaux ont diffusé des images d’une patera abordant une plage espagnole avec à son bord de jeunes Algériens. Certains d’entre-eux se prosternaient, rendant grâce au Ciel et embrassant le sable. D’autres aidaient les plus faibles à débarquer tout en gardant un œil inquiet sur la bénévole espagnole qui les filmait en leur lançant des « tranquilo ! tranquilo ! » destinés à les rassurer et à les convaincre qu’il ne s’agissait pas de la Guardia civil. N’importe quel être humain qui visionne les images de ces nouveaux damnés de la terre ne peut rester insensible à ce drame. N’importe quel être humain ? Corrigeons cette affirmation.
Notre tragédie
Les dirigeants algériens, passés et actuels, se moquent bien de tout cela. L’Europe leur a demandé de pénaliser les départs clandestins, ils ont obéit et continuent de traduire en justice les harragas interceptés. Il est des rôles de garde-chiourme qui conviennent parfaitement à ceux qui les endossent. Ils sont faits pour ça. Quant à cette jeunesse algérienne qui prend le risque de mourir en mer puis de s’exposer aux réalités interlopes de la vie de clandestin en Europe, elle représente une vraie tragédie. Notre tragédie. Elle devrait figurer dans les discours politiques, elle devrait mobiliser l’effort national. Au lieu de cela, on n’entend et ne voit que mépris et désinvolture.
Sur les réseaux sociaux où active la racaille appointée destinée à diffuser la propagande, ces jeunes sont présentés comme des traîtres, des voyous dont l’Algérie devrait être heureuse de se débarrasser. Certains insistent sur le prix fort payé pour la traversée alors même que cela devrait inciter à se rendre compte à quel point la désespérance est immense. Aujourd’hui, les jeunes ne partent plus sans rien dire. Leurs familles sont au courant, elles vendent des biens ou s’endettent pour payer les passeurs. Et l’hémorragie continue.
(1) Lire à ce sujet, l’article d’Ignacio Cembrero, « ‘‘Partons tous !’’ Ces Algériens en fuite vers l’Espagne », Orient.XXI, 14 septembre 2020.