« Heliopolis », le premier long métrage de Djaffar Gacem, a été projeté, mercredi 4 novembre, à la salle Ibn Zeydoun, à l’Office Riadh El Feth, à Alger. La projection presse s’est déroulée en présence du réalisateur, des comédiens et de techniciens. L’avant-première nationale, qui était prévue ce jeudi 5 novembre à l’Opéra d’Alger, est reportée pour des considérations sanitaires liées à la pandémie de Covid-19, selon un communiqué du ministère de la Culture.
Le film, qui porte le nom d’une localité de la région de Guelma, dans l’Est algérien, narre l’histoire de la famille Zénati dans les années 1940. Si Mokdad (Aziz Boukrouni), fils d’un Caïd, riche propriétaire terrien, garde de bons rapports avec les colons et les administrateurs français. Mahfoud (Mehdi Ramdani), son fils, décroche le bac. Le père célèbre l’événement mais découvre que Mahfoud n’est pas admis à l’école polytechnique d’Alger, réservée uniquement aux français. Mahfoud, qui ne partage pas les idées assimilationnistes de son père, va, au contact avec Si Sadek (Fodil Assoul), commerçant, découvrir de plus en plus les opinions nationalistes de Messali Hadj, en prison à l’époque.
Le jeune homme, en rupture de ban avec son père, se réunit régulièrement avec les militants du PPA (Parti du peuple algérien) et les partisans de Ferhat Abbas. Le groupe est fédéré par les AML (Amis du Manifeste et la Liberté), mouvement créé par Ferhat Abbas en 1944. Les AML activent en plein jour. Si Mokdad, inquiet par l’engagement militant de son fils, est bousculé par les colons qui trouve qu’il n’est pas assez « fidèle » à la France surtout après l’organisation d’une course de chevaux gagnée par un arabe, Bachir (Mourad Oudjit). Bachir est enrôlé de force pour rejoindre les troupes françaises en guerre contre l’Allemagne.
Milice coloniale
Nedjma ( Souhila Mallem), fille de Si Mokdad, est partagée entre l’attachement à son père, son amour discret pour Bachir et ses peurs à propos du militantisme de son frère Mahfoud. Elle essaie péniblement de garder des rapports avec tout le monde alors que l’environnement social et politique se dégrade avec la fin de la seconde guerre mondiale en 1945.
Les colons, inquiets par la montée du sentiment nationaliste au sein de la population, décident de s’organiser en milice et excluent Si Mokdad de leurs conciliabules. Les AML refusent de participer aux festivités officielles coloniales marquant « la victoire » sur l’Allemagne nazie. Si Smail (Nacer Djoudi), représentant du PPA, Si Mabrouk (Mohamed Frimehdi), Si Saddek, Mahfoud et les autres sont partagés sur la nécessité de manifester ou non pour réclamer l’indépendance de l’Algérie et le refus du système colonial.
André Achiary, ancien commissaire à Alger et sous-préfet, soutient la milice coloniale. L’extermination de la population civile est lancée avec une rare barbarie après la répression sanglante d’une manifestation des civils le 8 mai 1945. Une véritable chasse à l’homme est engagée après. Les colons tirent sur tout ce qui bouge et la police procède à des arrestations massives. Face au tourbillon de la terreur coloniale, Si Mokdad paraît perdu…
Un seul plan pour les fours à chaux du domaine Lavie
Djaffar Gacem, qui a voulu construire une fiction à partir de faits réels, n’a malheureusement pas insisté sur l’incinération des cadavres de milliers d’Algériens dans les fours à chaux dans le domaine Marcel Lavie. Il s’est contenté d’un seul plan large alors que Heliopolis est entrée dans l’Histoire en raison de ces atrocités commises d’une manière massive pendant un mois par les colons français avec l’appui de l’administration coloniale.
Le cinéma n’écrit pas l’Histoire, mais le fait est tellement important qu’il ne pouvait pas être réduit à un seul plan surtout que le long métrage porte le titre « Heliopolis ». « Je ne pouvais pas faire un film de quatre heures. Nous avons choisi un seul thème, une fiction. J’aurai pu montrer les manifestations de Sétif. Nous ne sommes pas là pour raconter toute l’Histoire. Je me suis concentré sur une partie de l’Histoire. « Heliopolis » ce n’est pas uniquement les fours, mais c’est également les colons. La famille Zenati est fictive. Elle est là pour drainer la réalité. Je voulais rompre avec l’image des musulmans algériens vivants dans le dénouement à l’époque coloniale. J’ai choisi de riches propriétaires terriens avec un père quelque peu ambigu dans ses positions politiques « , se justifie le cinéaste, lors du débat qui a suivi la projection presse avant d’ajouter : « Dans le cinéma, vaut mieux suggérer que d’y aller frontalement. J’ai montré quelques scènes du massacre. J’ai reconstitué la scène de l’adolescent qui meurt sur une kheima après avoir reçu une balle d’un colon qu’on voit souvent dans nos archives. Je ne veux pas montrer une Algérie qui s’apitoie sur son sort ».
L’action du sous-préfet André Achiary peu visible
Le rôle déterminant du sous-préfet André Achiary dans les massacres d’Algériens à Guelma est survolé dans le film alors qu’il est pour la première fois évoqué dans le cinéma algérien. Achiary a organisé les milices, couvert les exécutions extrajudiciaires et les jugements expéditifs de nationalistes algériens (il a été décoré par la Médaille de la Résistance par le général De Gaulle en 1943).
Dire que « Heliopolis » n’est pas un documentaire ne suffit pas pour expliquer cette faiblesse. « Je ne pouvais pas faire un film sur Achiary. Je ne vous cache pas qu’il était difficile d’équilibrer les situations pour ne pas perdre le fil conducteur », explique Djaffar Gacem. Le réalisateur a refusé dans l’écriture des dialogues de reproduire l’accent prononcé de la région de Guelma et a même eu recours « au langage actuel ». « Je n’ai pas fait un film documentaire. Si c’était le cas, j’aurai fait attention au langage parlé ou à l’accent. On a bien vu que c’est un film sur Guelma et je veux bien que les Algériens de Constantine ou Tlemcen puissent voir le film qui évoque l’Algérie. C’est un choix artistique », dit-il.
Le fils du Caïd montré sous un autre angle
La force du film vient du casting, puis du scénario. Djaffar Gacem s’est principalement appuyé sur des comédiens du théâtre comme Fodil Assoul, Nacer Djoudi, Mourad Oudjit et Mohamed Frimehdi. Il a réussi à donner de l’épaisseur au personnage de Mahfoud campé par Mehdi Ramdani, déjà vu dans « En attendant les hirondelles » de Karim Moussaoui. Malgré ses efforts, Aziz Boukrouni est resté rigide dans l’incarnation d’un personnage complexe, Si Mokdad.
Le cinéma algérien a souvent méprisé les Caïds, alliés du colonisateur français. Djaffar Gacem a essayé de montrer le fils du caïd Si Mokdad, sous un autre angle, tentant de se mettre dans le contexte de l’époque. Il n’y a aucune réhabilitation, mais il existe une tentative « psychologique » de mieux comprendre l’attitude d’Algériens ayant pactisé avec les occupants français. Un pacte finalement fragile et dangereux.
La caméra de Djaffar Gacem ne juge pas. C’est l’expression même du réalisateur. Elle se met à hauteur humaine pour souligner la complexité des sentiments et des attitudes lorsque des individus sont happés par le souffle puissant de l’Histoire. « Heliopolis » a également une profondeur politique puisqu’il restitue sur cinq ans l’évolution d’un mouvement nationaliste traversé par des contradictions et des hésitations.
Les scénaristes Djaffar Gacem, Salah-eddine Chihani et Kahina Mohamed Oussaid ont évité d’y plonger préférant monter une certaine «entente » entre messalistes et partisans de Ferhat Abbas, apparu furtivement en contre-jour lors d’un discours fait partiellement en français lors de son passage à Guelma. Dans l’Histoire officielle, Ferhat Abbas reste un personnage toujours controversé. Et dans le cinéma algérien, le président de l’UDMA (Union démocratique du manifeste algérien) demeure un personnage ignoré. A ce jour. Il en est de même pour Messali Hadj.
Un film intéressant à regarder, on apprend à connaître son histoire. Même si c’est purement un incident ou quelque chose d’ajouté.