« Révolution » est peut-être le mot le plus utilisé par les Algériens politisés. Depuis la vague islamiste de 1991, il est souvent question de « rupture ». Le réformisme n’a pas l’air d’avoir les faveurs des hommes politiques algériens.
L’héritage idéologique socialiste
La prégnance des idées marxistes tout au long du 20ème siècle a incontestablement influencé le courant nationaliste. Ses représentants se sont prévalus dès leur accession au pouvoir de la conduite d’une « révolution socialiste ». L’idée d’une révolution autoritaire fait partie de l’héritage idéologique socialiste. Le nationalisme algérien adhère pleinement aux méthodes et moyens qui y correspondent. Parti unique, encadrement autoritaire de la société et police politique trouveront une application zélée. Ce recours excessif et quelquefois aveugle au concept de révolution fait fi du bilan historique des « révolutions ».
La révolution russe de 1917
Evaluée dans les années 40 et 50, la révolution russe de 1917 apparait victorieuse. Réévaluée dans les années 2000, la révolution russe devient un échec confirmé par l’abandon des principes de l’économie collectiviste. Examinée dans la durée longue, plus de 80 années, la révolution russe démarre d’un Etat autocratique pour s’acheminer progressivement, après un long passage par le totalitarisme, vers un régime parlementaire. La voie à laquelle aboutit cette révolution avait été entamée par « la révolution démocratique » de 1905. Mais Lénine et ses partisans ont cru, par la « révolution socialiste », le coup d’Etat de 1917, imaginer un autre parcours. Conçue comme une rupture avec l’ordre tsariste, l’Union soviétique réalisa la continuité et l’extension de l’Empire russe. Malgré eux, la Russie a repris la voie de l’évolution vers un régime démocratique et parlementaire que promettait « la révolution démocratique » de 1905.
La révolution française de 1789
Il en va de même pour la révolution française de 1789. A ses débuts, elle instaure un régime de monarchie constitutionnelle et proclame la Déclaration universelle des droits de l’homme. Mais dès 1793 et jusqu’à 1794, une dictature établit un régime de terreur marquée par l’usage
généralisée de la guillotine. Et ce n’est qu’en 1870 que la 3ème République va stabiliser le régime républicain. Autrement dit, commencée en 1789, la révolution française n’atteint ses objectifs qu’au bout de 80 ans d’histoire mouvementée. Là aussi conçue comme rupture avec la monarchie de droit divin, la Révolution française constitua par l’Etat jacobin une continuité de l’Etat centralisé.
L’Allemagne, l’Italie ou l’Espagne connaîtront des coups d’Etat qui visent à imprégner le cours national d’une idéologie particulière. Le parcours vers le régime parlementaire s’en trouve allongé de plusieurs décennies.
Faut-il conclure finalement que la révolution est le chemin le plus long et le plus coûteux pour aboutir aux inévitables réformes démocratiques ? C’est une conclusion à laquelle nous conduit une exception, l’exception américaine.
L’exception américaine
Un seul pays qui nait en même temps que sa révolution connaît le succès. Il s’agit des Etats-Unis d’Amérique. En effet, la révolution américaine a soustrait les colonies britanniques de la domination de la monarchie anglaise et a instauré un régime démocratique, une république jamais remise en cause à nos jours. Depuis plus de 230 années, la Déclaration d’indépendance et la Constitution des Etats-Unis continuent de guider le peuple américain. Le régime instauré est celui des libertés individuelles, de l’Etat de droit, de la limitation des pouvoirs de l’Etat, de la séparation des pouvoirs et du fédéralisme. Quelles que soient les perturbations que ce pays a connues dans son histoire, les principes constitutionnels sont restés intangibles. Qu’est-ce qui peut expliquer cette exception ?
Héritiers des traditions anglo-saxonnes des droits de l’homme, les pères fondateurs des Etats-Unis apportèrent une riche contribution aux idées de libertés et de démocratie. A la différence des « révolutions » fasciste, national-socialiste, communiste et nationaliste, la révolution américaine n’a pas fixé d’objectif commun aux citoyens américains. Elle s’est appuyée sur la libre initiative des citoyens qui définissent en toute autonomie leur objectif personnel.
La conjugaison des actions individuelles des citoyens et l’action régalienne de l’Etat limitée à la protection de la sécurité, de la propriété et de la liberté ont produit une société dont personne ne peut contester les hautes performances et l’apport scientifique et technologique. La clef du succès américain réside dans une approche de la société qui ne se confond pas avec une organisation fonctionnant avec hiérarchies et commandement pour atteindre un objectif imposé arbitrairement.
Les « projets de société » qui découlent d’orientations nationaliste, socialiste ou islamiste ont pour objectif de façonner la société selon un profil idéologique particulier. Ils imposent des objectifs souvent contraires aux ambitions individuelles des citoyens. Ils impliquent la mise en place d’un Etat autoritaire et d’organisations d’encadrement politique et policier des citoyens. Ces projets rallongent le parcours de chaque pays vers la démocratie parlementaire et les libertés. Les coûts humains et matériels sont considérables. Il suffirait ici de rappeler les dizaines de millions de morts que les « révolutions » russe, chinoise, nazi et d’autres ont causés. Ce lourd bilan invalide totalement ces « révolutions » qui finissent par renoncer à leurs idéaux initiaux et par rentrer progressivement et avec atermoiements dans le rang des Etats démocratiques.
Hirak, révolution ou réformes?
Le Hirak, mouvement citoyen du 22 février 2019, a posé avec force la revendication d’un Etat de droit et l’avènement des libertés individuelles. Il est souvent soutenu que le Hirak est un « mouvement révolutionnaire ». Certes, par son ampleur, sa combativité et sa ténacité, il est apparu porteur de beaucoup d’espoirs. Par son originalité, un mouvement formé par l’adhésion individuelle libre, par le choix de la voie pacifique, « Silmya », par sa composition sociale et politique élargie, le Hirak a endossé le qualificatif de « révolutionnaire » tant prisé dans notre pays. Le contenu des revendications, l’exigence d’un départ de tout le personnel politique et l’option antimilitariste prise en réponse à l’intransigeance du Commandement de l’Armée, peut laisser croire à un mouvement radical. Cette forme conjoncturelle dessinée dans une période où le dialogue et la négociation sont écartés a paru accréditer l’idée que les manifestants du Hirak revendiquaient le passage d’un Etat autoritaire à un Etat de droit sans transition, ni médiation. La revendication de renouvellement de tout le personnel politique exprimé par le slogan «Yatnahaw ga3 », porte cette illusion. La répression policière et judiciaire engagée contre les manifestants du Hirak à la suite de l’interruption motivée par la pandémie du covid 19, n’est pas faite pour aider à assouplir les positions et faire reculer l’impatience.
La « rupture », une surenchère sectaire
Depuis 1991, à la suite de la vague islamiste, les milieux démocrates et modernistes recourent aisément au terme de « rupture ». La définition la plus simple de « rupture » c’est la séparation brutale. Ce qui est possible pour deux personnes mariées ou amies qui peuvent décider de ne plus se revoir. Mais quand il s’agit de phénomènes de société, la séparation brutale est illusoire. Un phénomène de société comporte un écheveau de relations dont la complexité tient aux opinions, mœurs et traditions qui imprègnent les esprits des individus.
Les changements des pensées et mentalités des individus ne pouvaient pas se faire au rythme des changements matériels. Les sociétés humaines ont montré que c’est un processus long voire très long. Toutes les tentatives « révolutionnaires » de faire « accélérer » les changements des idées et des mentalités ont conduit à la coercition, à la répression, à la dictature. L’intention « révolutionnaire » d’accélérer le changement de la pensée des individus n’est pas seulement une brutalité heurtant les processus de formation des idées et des mentalités.
Elle relève d’une volonté d’ériger une pensée particulière, celle des partisans des « ruptures » en standard ou en modèle. Elle relève d’une volonté de l’imposer aux autres. Ce qui va à l’encontre de la liberté d’opinion, droit fondamental de la personne humaine. Certaines polémiques et diatribes qui émaillent ces temps-ci la scène politique nationale recèlent malheureusement ce défaut majeur. Le débat critique des opinions mené sereinement est non seulement concevable mais utile.
Il est facteur de clarification et de développement de la pensée. Les polémiques en cours, au caractère vindicatif et agressif, présentent les idées des protagonistes comme antagoniques et exclusives. Ces idées ne peuvent donc coexister dans une même société. Nous retombons dans l’affrontement des « deux sociétés inconciliables ». Le dépassement opéré par le Hirak qui a rassemblé les Algériennes et les Algériens de toutes obédiences se retrouve remis en cause au profit de positions sectaires. Les protagonistes de ces polémiques contestent en fait la liberté d’opinion et sont porteuses, peut-être malgré elles, de tendances autoritaires et exclusives.
Le choc des idées est possible. Il s’appuie nécessairement sur le droit à l’existence de toutes les opinions. Il implique le respect durable des libertés individuelles imprescriptibles et inviolables. Il exige l’engagement de tous les courants politiques et idéologiques à s’inscrire dans la protection de ces libertés.
La voie des réformes
Le Hirak déjà affecté par l’impatience qui résulte de la confrontation avec un Etat autoritaire et répressif accuse aussi les coups des positions sectaires qui prolifèrent parmi des composantes rivales au sein du mouvement des citoyens. Ceux qui se réclament du démocratisme et du modernisme ne peuvent exiger des courants issus de l’islamisme et qui marquent une évolution vers le pacifisme et la démocratie de renoncer à leurs convictions. De même que les courants originaires de l’islamisme ne peuvent demander aux démocrates de renoncer à leurs convictions.
Si ces courants divergents continuent à se cramponner à leurs positions respectives des années 90, ils marquent ainsi le refus de toute évolution. Or, tous les courants politiques et idéologiques doivent se concentrer vers l’instauration de l’Etat de droit qui garantit leur existence sans exclusive. Cette conception ouverte n’exclut aucune personnalité au niveau de l’Etat et de l’Armée qui peut contribuer à l’avancée vers l’Etat de droit. Les réformes démocratiques qui conduiront à l’Etat de droit comportent compromis, transitions et médiations.
La voie des réformes est la voie la moins coûteuse. Cette voie tient non seulement de la prise en compte de la puissance des institutions de l’Etat mais également de l’existence de courants d’opinion clientèles du pouvoir ou effrayés par une « déstabilisation de l’Etat ». Elle tient aussi du pluralisme politique du Hirak. Elle tient de son maintien sur la ligne des libertés en faveur de tous les citoyens. Elle tient enfin de sa capacité à ne pas céder aux appels des sirènes partisanes et idéologiques sectaires. Toute concession faite à des revendications étroites islamistes, socialistes, nationalistes chauvines est dommageable. Le chemin vers la démocratie véritable s’en trouverait compliquée et l’issue certainement retardée.
C’est pourquoi, il est juste d’affirmer que l’avenir de la démocratie algérienne dépendra de la focalisation du mouvement des citoyens sur les libertés politiques et civiles, sur les libertés individuelles. La société civile algérienne en garantissant sans exclusive aucune les droits fondamentaux à tous les citoyens laissera place au dialogue pour le choix sur la base de l’expérience, des options économiques, sociales et culturelles. Par la succession de réformes démocratiques, elle réalisera surement la révolution qui nourrit les rêves et les espoirs des Algériennes et des Algériens.
[…] brutaux, doivent être accueillies avec beaucoup de réserves et de vigilance. L’article « Hirak, révolution, rupture et réformes » introduisait ainsi la « rupture » : « La définition la plus simple de « rupture » […]