Les éditions Chihab ont marqué l’année de la disparition Lamine Khène survenu le 14 décembre 2020 par un ouvrage collectif signé par d’illustres contributeurs qui ont tenu à lui rendre un vibrant hommage.
L’hommage à Lamine Khène est signé notamment par Abdenour Keramane, Messaoud Ait Chaalal, Boukhalfa Amazit, Mohamed Benblidia, Abdelouahab Benyamina, Abdelmadjid Chiali, Sid Ahmed Ghozali, Mohammed Seghir Hamrouchi, Sadek Keramane, Hosni Kitouni, Mohamed Kortbi, Gérard Latortue, Nicolas Sarkis. …
24h Algérie vous propose de lire aujourd’hui l’hommage qui lui a été rendu par Abdenour Keramane.
Il y a un an, plus précisément le 14 décembre 2020, s’éteignait le moudjahid Lamine Khène. Le Docteur Lamine Khène est l’une de ces figures du mouvement national étudiant qui nous ont profondément marqués, qui ont guidé nos pas d’adolescents et encadré notre action militante.
Néanmoins, il se distingue de bon nombre d’entre elles, parce qu’il est resté lui-même, chevillé à ses convictions, fidèle à ses principes, ignorant toute démarche carriériste. C’est ainsi que, alors que son brillant parcours universitaire et révolutionnaire ainsi que ses qualités intellectuelles et morales pouvaient le prédestiner aux plus hautes fonctions, à aucun moment, je ne l’ai vu afficher de telles ambitions, encore moins prendre une initiative dans ce sens. S’il ne refusait pas les responsabilités qu’il exerçait avec sérieux et dignité, il n’était pas de ceux qui couraient après ou qui faisaient antichambre pour les obtenir.
Mon premier contact avec les membres de cette équipe, que j’ai toujours considérés comme des modèles, remonte au début du mois de juillet 1952. L’AEMAN (Association des étudiants musulmans d’Afrique du Nord), dont le PPA-MTLD venait de reprendre la direction, avait organisé une tournée de sensibilisation dans les principales villes d’Algérie, accompagnée d’une troupe théâtrale pour agrémenter les rencontres avec la population.
La première étape de la tournée vers l’Est fut Bejaïa. Présidée par Belaïd Abdesselam, la délégation comprenait le bureau et certains des membres parmi lesquels Allaoua Benbatouche, Mohamed Seddik Benyahia, Hocine Bouzaher, Lamine Khène, et fut accueillie par les membres locaux de l’Association, Arezki Hermouche, Zahir Ihaddaden, Redha Malek et mes deux frères Hafid et Nadir. Ces derniers m’avaient confié la mission d’organiser l’accueil et l’hébergement de la délégation, sous la supervision de notre cousin Sadek. Ainsi, ils se retrouvaient pour les repas et pour dormir dans une salle de classe de l’Ecole Jacquard , que dirigeait notre père à l’époque. J’avais également mobilisé mes amis du lycée et des SMA (Scouts musulmans algériens) pour collecter des fonds au profit de l’AEMAN, carnets de reçus en mains.
Les notables et commerçants de la ville s’étaient montrés très généreux, assortissant leurs dons de mots chaleureux de soutien à l’endroit du mouvement estudiantin. Dans les boutiques, au théâtre municipal et autres lieux de rencontre avec la population, l’ambiance générale était enthousiaste et franchement nationaliste.Nous avons vraiment fait connaissance, Lamine et moi, au cours de l’année universitaire 1955-1956, alors que j’étais interne au Lycée ex-Bugeaud (Aujourd’hui Emir Abdelkader).
Mon frère Nadir et lui, alors étudiants en 4e année de médecine, occupaient des chambres contiguës à la cité universitaire de Ben Aknoun où je passais régulièrement les weekends. Nous prenions nos repas ensemble au restaurant de la Cité et c’était l’occasion de longues discussions autour de l’évolution de la guerre de libération et d’autres sujets de société sérieux comme l’éducation, la religion, l’économie, etc.
C’est même lui qui m’avait administré des injections d’antibiotiques lorsque je fus atteint d’une méchante grippe durant l’hiver, Nadir ayant adopté comme principe de ne jamais piquer les membres de sa famille. Je me souviens de notre dernière rencontre de la période au Square ex-Bresson (Port Said aujourd’hui), quelques jours après la proclamation de la grève générale du 19 mai 1956 à laquelle, comme chacun sait, il a joué un rôle déterminant. Nous le saluâmes Nadir et moi, ainsi que son fidèle compagnon, Allaoua Benbatouche, avant de prendre le bus pour Ben Aknoun.
Quelques jours après, Nadir m’informa que, alliant les actes aux intentions, ils avaient tous deux pris le maquis en Wilaya II, tout comme d’autres militants de la section d’Alger de l’UGEMA que je connaissais, à l’image d’Arezki Hermouche ou Boualem Oussedik en Wilaya IV, des chouhada Amrane Khelil et Abdellatif en Wilaya III alors que, concomitamment, d’autres militants rejoignaient les rangs de la Zone autonome d’Alger comme Abderrahmane Benhamida, Sadek Keramane et Hachem Malek.Après l’indépendance, outre nos rencontres à l’occasion de célébrations familiales, je lui rendais fréquemment visite dans sa villa.
J’étais frappé par sa constante bonne humeur, son calme de tous les instants et quel que soit le thème évoqué. Il n’avait pas cette condescendance que certains de nos aînés ou de nos dirigeants ne manquaient pas de nous infliger. Il n’avait aucun complexe vis-à-vis des cadres ; il leur manifestait de l’estime et même de la considération.
Nommé président de l’Organisme de mise en valeur des richesses du sous-sol algérien, (OS), Lamine Khène a fait montre de qualités managériales indéniables. A telle enseigne que, dans la dernière semaine du mois de juin 1964, il a été appelé à assumer concomitamment la présidence d’Électricité et gaz d’Algérie (EGA).
L’établissement public vivait en pleine tourmente, paralysé par l’opposition frontale entre, d’un côté, un manager à l’autoritarisme exacerbé et allergique à la concertation, de l’autre, des cadres et des responsables syndicaux engagés, excédés par l’ignorance totale des enjeux du secteur et par l’absence de dialogue. Militant nationaliste de longue date, ancien commandant dans la wilaya historique II, membre des organes suprêmes de la Révolution (CNRA et GPRA), le nouveau PDG s’est comporté comme un vrai manager, attentif et efficace.
Il a d’abord réussi à rétablir un climat de confiance, propice à l’examen des nombreux dossiers épineux accumulés au sein de l’établissement public.
Malgré la lourde charge de l’OS, il nous recevait chaque fois qu’on le sollicitait, il nous écoutait et prenait les décisions en toute sérénité. Il tenait régulièrement les réunions de coordination du vendredi, en plus des séances de travail thématiques. Lorsqu’un problème lui semblait hors de portée, il s’en expliquait.
J’ai toujours gardé en mémoire cette réplique d’une sagesse inouïe, en réponse à un rapport sombre que je présentais en réunion de directeurs, une véritable litanie des conséquences fâcheuses attendues sur l’avancement des chantiers, suite à l’instauration du contrôle des changes en 1964 : « Si l’Algérie se porte mal, pourquoi voulez-vous qu’EGA se porte bien ? ».
En trois mois d’exercice à peine, il avait apaisé les tensions avec les représentants des travailleurs qu’il consultait au sein du Comité de gestion. Lors des réunions hebdomadaires des directeurs, il sollicitait volontiers nos avis et propositions.
A la manière du véritable dirigeant d’entreprise dans une transparence totale, là ou d’autres préféraient le pouvoir autoritaire et la pratique de la « mystérite ». Aussi, grande fut notre déception lorsqu’il nous annonça lui-même au cours d’une réunion exceptionnelle de directeurs la décision inattendue du Gouvernement de mettre fin à sa mission à EGA.
Sur un plan plus personnel, je me souviens avoir profité de ses talents de diplomate à la XIe session de la Conférence mondiale de l’énergie qui s’est tenue du 8 au 13 septembre 1980 à Munich où je représentais notre pays en tant que président du Comité algérien de l’Énergie.
Au cours de la conférence de presse consacrée aux pays en développement, j’ai été violemment pris à partie par les journalistes allemands qui reprochaient vigoureusement à notre pays de ne pas tenir ses engagements internationaux en matière de contrats gaziers. Il est vrai que les contrats passés par Sonatrach avec le consortium européen conduit par la société allemande Rurhgaz venaient d’être annulés.
Présent à la conférence et usant de son autorité de directeur exécutif de l’ONUDI, Lamine Khène me sauva d’une situation fort embarrassante, en faisant remarquer aux journalistes que leur interpellation sortait du cadre de la conférence et que leurs questions devaient porter uniquement sur les thèmes multilatéraux soulevés à la réunion de la Conférence mondiale de l’énergie et non sur les rapports bilatéraux entre États.
Dans nos différentes discussions, il n’éludait aucun sujet. C’est ainsi que j’ai appris comment il parlait d’égal à égal avec tout le monde. Il me raconta une anecdote qu’il avait vécue avec Houari Boumediene, quelque temps après son départ du ministère des Travaux Publics en 1970. En le recevant pour le sonder sur ses intentions, le Président lui reprocha avec véhémence de vouloir reprendre ses activités de médecin : « Tu n’es plus médecin, tu es un homme politique ! ».
La réponse fut tout aussi cinglante : « Ceux qui hier étaient tes responsables et les miens exercent aujourd’hui des activités banales », répondit-il, en citant le cas de Lakhdar Bentobbal, un grand dirigeant de la Révolution qui officiait alors comme président du Conseil d’orientation et de contrôle de la société nationale de sidérurgie (SNS).
Il a agi de même lorsque, pour la célébration du 50e anniversaire de l’UGEMA à Tlemcen, il a marqué sa différence par rapport à ses compagnons qui, relativement au lieu de la Conférence, avaient cédé au caprice du Président. Lamine a fait savoir publiquement à Bouteflika que la rencontre aurait dû avoir lieu symboliquement dans la capitale. D’ailleurs, il a obtenu, en compensation, l’organisation d’une conférence complémentaire à Alger, qui s’est tenue peu de temps après, à l’hôtel El Aurassi.
En 2005, dans la voiture dans laquelle je le ramenais à la maison en compagnie de Chérif Belkacem, après avoir assisté ensemble à l’un des débats organisés par le quotidien El Watan, au cours duquel moult critiques avaient été formulées sur la situation du pays, j’exprimais mon étonnement de l’avoir vu apporter son soutien à Bouteflika en 1999. Il m’a répondu avec sa franchise et son humilité habituelles : « Il nous a trompés, je pensais qu’il avait changé.
Pendant 20 ans, il passait me voir régulièrement à la maison et me donnait l’impression d’avoir effectivement évolué dans son comportement. Mais je lui ai retiré mon soutien au bout d’une année » a-t-il tenu à préciser.
Fidèle à ses amis, Lamine Khène ne s’interdisait pas des jugements sévères à leur égard lorsque les circonstances l’exigeaient : « Je ne le comprends pas ; il est subjugué par Boumediene et le suit sur tout, même dans ses errements. » me dit-il un jour à propos d’un de ses amis les plus proches.
De même, il faisait des mises au point fermes. A l’un de ses compagnons qui critiquait le ministère des Travaux Publics : « Je ne te permets pas ces jugements. Toi tu t’occupes de ton secteur et moi du mien. »Dans l’épreuve ignoble imposée à notre famille par Bouteflika et son clan, au lendemain des élections présidentielles d’avril 2004, il nous a manifesté son soutien constant et sans réserve. Un soutien appuyé lors de notre ultime rencontre, à l’occasion de son voyage à Paris en 2009.
« Votre affaire restera comme une tâche noire dans le bilan de Bouteflika » m’a-t-il martelé à deux reprises, tout en me recommandant la patience et la retenue. Patriote sincère et désintéressé, intellectuel engagé et sage, Lamine Khène peut reposer en paix, la conscience tranquille et sa mission accomplie.