M’hamed Issiakhem est né le 17 juin 1928 à Taboudoucht, dans la wilaya de Tizi-Ouzou. Il meurt à Alger le 1er décembre 1985. Entre ces deux dates, quelle vie tourmentée et tumultueuse a été la sienne. Je pourrais, insensible, ajouter : pour notre bonheur, tant son inspiration, son style, tout son art en fait ne fait qu’un avec cette vie hors du commun qui fut la sienne. Les vicissitudes de la vie ont fait qu’il a été habité par son art, son refuge. Sa manière de peindre, ses tableaux sont reconnaissables entre tous : c’est la marque du génie. Des lignes jamais en rondeur, un trait tourmenté comme autant de coups de canif portés à la face de la toile, une revanche sur le sort.
Œil-de-lynx, comme l’appelait son alter ego Kateb Yacine, visait juste. Les quelques toiles exposées au Musée des Beaux-Arts donnent un premier aperçu du génie d’Issiakhem. « Carré bleu » en est la preuve incontestable.
LIRE AUSSI: M’hamed Issiakhem raconté par sa petite cousine Djamilia
En 1970, j’étais étudiant à Alger et par le plus heureux des hasards, j’ai passé une soirée illuminée par la présence d’Issiakhem. L’ami chez qui je me trouvais ce soir-là était l’heureux propriétaire de trois tableaux d’Issiakhem et il m’apprend que ce dernier allait passer chez lui avec un cameraman pour filmer les tableaux dans le cadre de la réalisation d’un documentaire. Je ne connaissais pas le titre des tableaux mais ils représentaient une « Femme en bleu », une « Femme portant des enfants » et « Deux amis ».
Autant préciser que l’artiste et le cameraman sont arrivés bien tard et qu’ils avaient selon toutes apparences des oiseaux dans la tête. Mais voir le Maître a un prix. Et après une fastidieuse mise en place du matériel, tout est enfin prêt pour commencer à filmer.
« Femme en bleu » est le premier tableau à être filmé, après la mise au point et le réglage de la lumière du projecteur. Le cameraman invite Issiakhem à regarder à travers l’objectif pour une dernière vérification. Et c’est là qu’il a une réaction aussi extraordinaire qu’inattendue : il crie carrément son admiration devant son propre tableau, comme s’il le découvrait pour la première fois. Il nous invite d’ailleurs tous à regarder à travers l’objectif : « Venez voir, nous dit-il, Klee à côté de ça, c’est rien du tout ! ». Il est vrai qu’en gros plan et sous la lumière du projecteur, la vision du tableau est complètement transformée.
Pour le tableau suivant, représentant une « Femme portant ses enfants », il nous demande d’emblée quel est le nombre d’enfants représentés. Il se trouvait qu’on en a oublié un que lui seul d’ailleurs voyait. Il réclame alors un feutre pour accentuer les conteurs d’un dernier enfant auquel il trouva tout de suite un surnom très approprié : el-menssi. L’allusion n’était que trop claire.
Avec la même verve, il se tourna vers le troisième tableau qui représentait « Deux amis » qui selon lui n’avait pas le courage de se regarder dans les yeux.
L’œuvre polymorphe d’Issiakhem révèle l’immense talent de cet artiste hors norme, mais qui reste méconnu dans son propre pays. Les expositions qui lui sont consacrées sont rares. Il n’existe pas encore de catalogue exhaustif de ses tableaux. On se demande si une telle entreprise est seulement possible au vu de la dispersion de ses peintures et le mutisme des propriétaires. La côte considérable des tableaux opacifie encore plus les choses. Il se murmure justement beaucoup de choses et depuis longtemps sur la véritable « curatelle » dont à fait l’objet Issiakhem , de son vivant et jusqu’à nos jours. Aujourd’hui, cette œuvre met en jeu des sommes considérables, pour ne pas dire astronomiques.
Issiakhem, le plus « artiste » de nos artistes
Issiakhem, le plus « artiste » de nos artistes, le plus prolifique, serait devenu un tel enjeu économique qu’il échapperait à lui-même, à sa famille et ses proches, et…à son pays. Ii est dit que le tableau le plus bas tournerait autour des 50.000 euros.
A cela, il faut ajouter la fâcheuse tendance du pouvoir à altérer tout ce qui brille, et qui pourrait révéler sa propre obscurité. Et de l’obscurité à l’obscurantisme, il n’y a qu’un pas.
Un jour arrivera sans doute où lui sera rendu l’hommage qui lui est dû. Ce jour-là sera à n’en point douter un grand jour.