Karim Sergoua, artiste plasticien, 62 ans, est chargé des expositions et des projets à l’Ecole nationale supérieure des beaux-arts d’Alger (ESBA). Il était présent au 8ème Festival national des élèves des écoles d’art et des jeunes talents qui s’est déroulé à Oran du 6 au 9 novembre 2022.
24H Algérie: Vous avez plaidé durant le festival pour la réforme de l’enseignement des beaux-arts en Algérie. Pourquoi ?
Karim Sergoua: La réforme est importante parce qu’il y a de nouvelles données, une autre demande. Une demande pressante surtout du côté du design, de l’industrie culturelle, du marketing et des événements culturels. Nous ne sommes plus dans les années 1970. La présence de l’artiste ne doit plus être philosophique ou spirituelle, il faut aussi prendre en compte les aspects professionnels, avoir un environnement, une politique et une vision culturels. Il faut revoir les lignes rouges. Le nu est encore interdit. Si le nu est interdit, il faut alors éliminer les cours d’anatomie et de dessin.
Il faut prendre en compte les nouvelles technologies, utiliser toutes les techniques et médiums dans l’expression plastique, ne pas rester dans la toile, l’acrylique ou le pinceau. Le dessin et la peinture peuvent être appliqués sur toutes surfaces qu’on veut. La société, la technologie, l’environnement et les mentalités changent à grande vitesse. En Algérie, on est ouvert sur le monde, branché. Il y a un paradoxe entre cette ouverture et ce qu’il y a dans les écoles et dans la rue. Le conservatisme est toujours là. A l’école et au lycée, on fait respecter de force certains dogmes aux élèves. Les programmes scolaires sont dépassés.
Faut-il introduire l’enseignement des arts à l’école primaire ?
Oui. Lorsqu’on donne des crayons à des enfants lors des workshops dans les écoles primaires, ça marche à merveille. Les enfants prennent du plaisir à dessiner, à peindre. Quand j’étais élève, je me rappelle que les cours artistiques, chant, chorégraphie et dessin étaient importants. Les élèves étaient toujours présents et produisaient aussi. Les cours de dessin doivent être obligatoires à l’école primaire et aux collèges.
Récemment, le lycée national des arts Ali Maâchi a été ouvert, fin septembre 2022, à El Biar à Alger. Vous en pensez-quoi ?
Cela va dans le bon sens de la réforme. A l’ESBA, le programme a changé avec l’introduction du LMD. Nous sommes à la cinquième année et on ne peut pas dire que les résultats sont probants. On ne peut pas encore évaluer, mais on sait que cette formation est reconnue à l’étranger. On sait aussi que les étudiants formés à l’ESBA sont tous acceptés dans les écoles européennes avec des mentions très bien. Et c’est tant mieux que l’université ait ouvert une licence d’art. Les étudiants s’y intéressent.
Ne faut-il pas introduire de nouvelles disciplines à l’école des beaux-arts ?
Oui, comme le film d’animation, la bande dessinée, les sciences humaines…Il faut aussi donner un autre volume d’horaires pour les cours pratiques, recycler les enseignants. Les enseignants spécialisés qui ont dépassé l’âge de 65 ans appartiennent tous à l’ancienne école. Ce n’est pas une catastrophe, mais tout a changé notamment en miniature, en vidéo, en design graphique, en arts du feu (céramique). Le four est un outil de travail pour la céramique. La vidéo chez nous n’est pas encore une spécialité alors que la plupart des étudiants l’utilisent comme une technique de travail et cela donne la vidéo art…
Oui, aujourd’hui, on parle plus d’arts visuels…
C’est vrai, les appellations ont changé. Il est nécessaire de développer les espaces de production et de diffusion. Il n’y a que deux à trois galeries d’art à Alger.
Comment expliquer justement le fait qu’Alger, une capitale, manque de galerie d’art ?
Parce qu’il n’y a pas de marché d’art, les gens n’achètent plus d’œuvres. Cette situation ne va pas durer…Le budget du ministère de la Culture est faible, celui de l’Ecole supérieure des beaux-arts est insignifiant. Nos étudiants souffrent parce que le matériau utilisé est cher, le plus cher dans le système universitaire. En première année, un étudiant peut dépenser jusqu’à 300.000 dinars pour acheter son matériel, certains ont même dépassé les 500.000 dinars pour leurs achats.
Comment faire pour aider les étudiants à avoir du matériel ?
Les étudiants sont débrouillards, sont aidés par leurs parents aussi. Les étudiants réalisent des aquarelles, des portraits, assistent des artistes pour avoir un peu d’argent. Ils sont parfois assistés par l’ESBA.
Ces dernières années, les étudiants évitent de s’inscrire dans les écoles d’arts. Comment expliquez vous ce phénomène ?
Pour les beaux-arts, c’est un problème de vision autant des directeurs d’écoles que des enseignants. Dans certaines écoles régionales, les choses fonctionnent bien comme à Batna, Azazga, Mostaganem où les enseignants ont été formés à l’ESBA, sont des militants de l’art, engagés, anticonformistes, des gens qui vont parler d’urbain et non pas de paysages urbains, parler d’émotions, qui vont enlever les oeillères. Dans d’autres écoles, les choses fonctionnent moins bien comme à Biskra, Sétif ou Constantine, parfois les enseignants ne veulent pas d’ouverture. Les étudiants viennent parfois avec des appréhensions à cause de ce qu’ils entendent ici et là, à propos de l’art. La plupart des étudiants veulent partir à l’étranger.
Pourquoi ce désir de départ ailleurs ?
Parce que les étudiants ont plus de liberté d’action. Cela dit, un à deux ans après leur départ, ils nous contactent pour nous dire que les choses sont difficiles, que c’est dur, qu’il faut travailler, l’esprit de famille n’est pas le même…En Algérie, le marché d’art doit s’ouvrir, l’Etat doit acheter les oeuvres artistiques, des tableaux, du mobilier, des céramiques, des dessins….L’Etat avec ses institutions, présidence de la République, armée, ministères, ambassades, a tous les moyens d’acheter des productions artistiques.
Les ambassades d’Algérie doivent être décorées par des œuvres d’art algériennes, pas par des photos découpées dans des calendriers ! La balle est dans le camp du ministère des Affaires étrangères. Le football bénéficie d’un financement incroyable alors que les résultats sont nuls. Il est injuste qu’un footballeur touche un salaire de 3 millions de dinars alors que des artistes n’ont pas de quoi acheter de la nourriture à la fin du mois ! C’est honteux. La carrière professionnelle des footballeurs est limitée, ce n’est pas le cas des artistes qui peuvent donner jusqu’à la fin de leur vie et qui laissent des traces après leur départ.
Pourquoi les musées algériens n’achètent pas d’œuvres des artistes algériens ?
Pendant une année, j’ai fait partie du comité d’acquisitions d’œuvres d’art du Musée national des Arts et Traditions populaires d’Alger (installé dans Dar Khedaoudj el Amia à la Casbah). J’ai pu acheter des œuvres d’art contre l’avis des autres membres du comité. Il s’agit des décors des Beni Snouss et des tissus de selles de cheval de Tiaret…Pendant vingt ans, le Musée des beaux-arts d’Alger n’a pratiquement fait aucune acquisition alors qu’il a un budget pour cela. Et, parfois, les achats se font dans le secret. C’est lamentable.