La chronique du blédard : Nos joies amères

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La chronique du blédard : Nos joies amères
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One, two, three, on a gagné et la vie est belle…

La formule consacrée affirme que le football est l’opium des peuples. On peut aussi reprendre l’expression romaine « panem et circences » (du pain et des jeux du cirque) en l’adaptant : « panem et pila ludum pedites » (du pain et du football) [NDC, que le distingué latiniste de Ténès me pardonne cette traduction approximative]. Du football donc, il en a été beaucoup question ces derniers jours avec la victoire de l’équipe A’ de l’Algérie à la Coupe arabe des nations disputée au Qatar.

Les lecteurs réguliers de cette chronique savent que son auteur est un passionné de ballon rond, aussi aurais-je du mal à feindre l’indifférence. Une victoire et une ligne supplémentaire dans un palmarès, somme toute bien maigrichon si on le compare à celui de l’Égypte ou du Nigeria (*), sont toujours bonnes à prendre. Mais de là à se comporter comme si nous avions remporté la Coupe du monde, il y a un immense pas que beaucoup ont franchi.

On me dira que les manifestations de joie qui ont suivi le but de Brahimi contre la Tunisie et la remise de la coupe aux Verts (de grâce, cessez de les appeler « Fennecs ») sont le signe d’une triste époque. De celles où les occasions d’être heureux ne sont pas très nombreuses pour ne pas dire inexistantes. Conclusion, tout est bon pour se défouler un peu. D’accord, mais dans ce genre de joie, il y a une forme d’indécence qui pose problème.

Le football est une passion algérienne. Je crois même que les jeunes générations sont encore plus mordues que leurs aînées, du moins en ce qui concerne les manifestations d’enthousiasme comme celles auxquelles nous avons assisté dans le centre-ville d’Alger au moment de la parade des joueurs dans leur bus à impériale. Les chants, les cris, l’éclat des fumigènes, les lumières des milliers de téléphones portables filmant la scène donnaient à cette froide nuit de décembre un goût de juillet. Certes, ce n’était pas l’impressionnant feu d’artifice tiré la veille à Doha mais cela en imposait.

Mais il était impossible de ne pas se faire la remarque suivante : il y a deux ans, nos journaux titraient « marée humaine pour exiger le changement en Algérie ». Aujourd’hui, cette marée humaine célèbre une équipe vaillante mais la régression est là. Il est d’ailleurs symbolique que les images télévisées de cette liesse aient été aussi lugubres, comme si un filtre rappelant à la réalité s’imposait coûte que coûte.

Le wanetoutrisme footballistique aura donc remplacé le Hirak interdit. Pour rester optimiste, on dira que ceci n’empêchera pas cela. Que la passion autour du sport précède et cristallise les contestations politiques, que cela fut vrai en février 2019, le Hirak s’étant annoncé dans les stades et dans les virages des ultras. Mais tout de même…

L’évidente récupération de la victoire par les autorités du pays est manifeste. On pourra faire le parallèle avec le passé et se demander si Houari Boumediene aurait accepté de poser (de poser, pas de recevoir) avec les joueurs ayant remporté la médaille d’or aux Jeux méditerranéens de 1975.

Les temps sont ce qu’ils sont et les statures d’antan sont peut-être démodées… Oui, je sais, il ne faut pas être naïfs. Tous les pouvoirs politiques, où que l’on soit, en France comme en Chine ou aux États-Unis, n’hésitent pas à récupérer une victoire sportive. Mais il me paraît évident que certains en ont manifestement un besoin plus pressant que d’autres…

Il ne s’agit pas ici de dire qu’il faudrait se priver d’être heureux parce que son équipe nationale a remporté une compétition au grand dam de ressortissants du Golfe. C’est d’autant plus vrai que ces « cousins arabes » sont d’autant plus enclins à nous détester que nous ne nous gênons pas pour afficher notre soutien aux Palestiniens quand leurs dirigeants préfèrent désormais les boîtes de nuit de Tel Aviv.

Mais gardons les pieds sur terre. Le football n’arrange en rien la situation du pays. Une fois les clameurs tues, il reste la réalité. Et, sans parler de la situation économique et sociale, cette réalité est sordide : plusieurs centaines de nos compatriotes sont injustement détenus ou poursuivis parce qu’ils n’ont fait qu’exprimer une opinion ou parce qu’ils militent pour une vraie Algérie nouvelle, plus démocratique et plus libre.

Samedi et dimanche soirs, alors que me parvenaient les images d’euphorie, j’ai pensé à ces femmes et à ces hommes. Qu’ont-ils pensé en entendant les clameurs de la rue ? Ont-ils reçu des messages de solidarité leur affirmant qu’ils n’étaient pas seuls ? One-two-three ou pas, tant qu’ils ne seront pas libres, nos joies auront un goût d’inachevé. Un sale goût d’amertume et d’échec. Et la coupe la plus dorée ne doit pas nous faire oublier ces prisonniers qui n’ont pour défaut que le seul fait d’aimer leur pays.

(*) 7 Coupes d’Afrique des nations et une Coupe arabe pour l’Égypte, 1 médaille d’or aux Jeux olympiques et 3 Coupes d’Afrique des nations pour le Nigeria.

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2 Commentaires

  1. Superbe, sublimissime que cet article qui vient réveiller nos instincts maladifs d’un pays qui s’engouffre dans un néant tout noir avec une joie indescriptible de ses enfants aveugles pour la circonstance. One two three et l’Algérie s’est enfoncée dans un abîme sans fin , loin de cette réalité fantomatique que seuls les plus illuminés peuvent saisir .
    Des joueurs de l’équipe d’Algérie A’ , tous , carrément tous, sont issus de ces quartiers populeux au même titre que tous ces jeunes sortis , en cette soirée de décembre glaciale, venus crier leur appartenance à ce groupe qui est leur symbole. Un pan de cette jeunesse de quartiers populaires est venu fouler ce tapis rouge du palais du… peuple , que ce peuple ne connaît pas.
    Comble de l’ironie , tous ces selfis pris par de  » hauts respknsables » avec ces joueurs issus du bas de l’échelle sociale. Que dire de ces mouvements de coudes de ces  » responsablds » venus goûter au gâteau préparé pour célébrer la victoire d’une jeunesse qui ne veut qu’être responsabilisee. Ce sacre est le symbole d’une victoire arrachée par une jeunesse qui ne veut pas être bridée.
    Peut importe les recettes pétrolières, peu importe le fond de régulation des recettes , peu importe l’argent issu des richesses naturelles , ce qui importe le plus c’est cette richesse d’une jeunesse capable de relever n’importe quel défi. A bon entendeur….

  2. Bonjour,
    Comme vous, tout en appréciant cette modeste victoire, surtout pour son contexte géopolitique, j’ai été attristé par ce contraste qui fait que des jeunes soient en détention arbitraire à cause de leur engagement pour leur pays, alors que d’autres jeunes dansent et festoient en pensant valoriser la victoire de ce même pays. Un pays dont l’oubli et l’amnésie sont l’un des socles de référence depuis plusieurs décades.

    Il se trouve que dans notre pays, les priorités des uns ne sont pas (plus?) celles des autres.
    Personnellement, tant que ces centaines de détenus ne recouvrent pas leur liberté, pour participer à l’édification d’une réelle démocratie, conformément aux droits garantis par la constitution, ces « victoires » des Verts auront toujours un goût amer, de cette amertume qui fige corps et âme.

    Merci encore, M.Belkaid, pour cette chronique au sens profond. C’est toujours un plaisir de vous lire.

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