« Il m’avait demandé un jour ce que je pensais de Messali Hadj et depuis il répétait dans son langage à qui voulait l’entendre, ce que je lui avais dit : « Voilà ce qui s’est passé, expliquait-il. Messali, c’est lui le premier qui a entrebâillé la porte. Il a montré aux Algériens que derrière cette porte il y avait un beau pays vert et il dit : « Maintenant, il faut être patient, car ce n’est encore pas pour demain. ». Mais les jeunes qui avaient aperçu le beau pays vert par la porte entrebâillée lui ont dit : « Fais voir encore», et, quand il a entrebâillé une deuxième fois la porte, ils ont bousculé le vieux Messali et passé le seuil. Ils savaient que sur le chemin qui mène au pays vert, ils trouveraient des soldats français, mais ils s’en moquaient, parce qu’ils savaient que de toute façon ils y arriveraient, et sinon eux, leurs fils. » Et Selem conclut : « Quand au vieux Messali les français l’ont mis en prison pour le punir d’avoir joué avec la serrure.1 ».
La révolution de novembre n’est pas née du néant, elle est l’aboutissement de plusieurs décennies de luttes armées et de résistances politiques et culturelles contre l’une des plus grandes puissances colonisatrices. Des soulèvements de l’émir Abdelkader à ceux du 8 mai 1945 à Sétif, Guelma et Kherrata, des révoltes de Bouamama, d’El Haddad, des Zaatcha à celles de 1879 et 1916 dans les Aurès, le peuple algérien n’avait jamais accordé de répit au système colonial français, depuis 1830.
Les moyens politiques de revendications pour l’application à tous les habitants de l’Algérie de la devise républicaine : « liberté, égalité et fraternité », puis les revendications de l’indépendance du pays initiées depuis les années vingt n’ont jamais pu aboutir face aux refus implacables du parti colonial. Donc, pour mettre fin à cette domination coloniale de 132 ans, il fallut attendre l’arrivée de la génération exceptionnelle, celle qui a eu d’abord l’audace de bousculer l’autre génération du mouvement national devenue attentiste et même hostile à toute action violente. Cette nouvelle génération, issue en majorité de l’OS (Organisation Spéciale dissoute en 1950), eut le courage de défier par l’action révolutionnaire armée le système colonial français. La guerre asymétrique qui s’annonçait n’effrayait pas ces hommes qui disposaient de moyens de combat que l’on peut qualifier de rudimentaires, leurs principales forces résidaient dans leur volonté indépendantiste, leur foi en la justesse de leur cause et les apports du peuple algérien voulant sortir de l’oppression du joug colonial. Dans son récit2 sur la préparation du 1er Novembre 1954, Mohamed Boudiaf traduit bien cette situation hors norme et ces hommes exceptionnels : « Minoritaires et recueillant l’hostilité de toutes les formations politiques, notre action paraissait condamnée. Mais l’accueil enthousiaste des masses et leur adhésion rapide donnèrent au mouvement une assise populaire grandissante…».
Le 25 juillet 1954 avait eu lieu, dans une villa du Clos Salembier près d’Alger, la réunion des principaux dirigeants du CRUA3 (Comité Révolutionnaire d’Unité et d’Action) qui ne voulaient plus attendre l’ordre d’un engagement armé qui ne venait pas de la direction. Cette réunion est connue sous le nom de « réunion des 22 ou 21 ». Pour débuter cette rencontre historique, Mostefa Ben Boulaïd avait pris la parole afin de tirer les leçons du passé qui avaient vu l’éclatement de l’OS par la police coloniale, de rappeler l’attentisme des partis habituels et il avait tenu à préciser à tous les intervenants : « C’est la première fois que nous sommes tous réunis. Vous représentez différentes régions de notre pays. Vous avez recruté des hommes en qui vous avez toute confiance. Certains d’entre vous se connaissent déjà, et si vous êtes tous réunis ce matin, si nous vous avons présentés les uns aux autres sous votre vrai nom c’est que nous pouvons le faire en toute sécurité4 ».
Cette rencontre avait permis de fédérer les présents autour : de l’idée de lancer un mouvement armé qui devait conduire à l’indépendance intégrale du pays, la transformation du CRUA en FLN (Front de Libération Nationale) lui-même doté d’une armée nationale dont le sigle était l’ALN (armée de libération nationale), un bureau fut créé appelé plus précisément « le Comité des 55 » auxquels étaient rattachés les trois responsables de l’extérieur6, ce Comité fut chargé des préparatifs du 1er Novembre et ses devaient contacter Krim Belgacem pour se joindre au mouvement avec sa région7, l’adoption du principe de la direction collégiale devait être intangible afin d’éviter la décapitation de la Révolution. La date et l’heure du déclenchement de l’action armée furent programmées, ainsi que la division de l’Algérie en cinq zones de combats8. Chaque zone étant dirigée par un responsable assisté d’un ou deux adjoints pour la continuité des combats et de la Révolution :
Zone I les Aurès Ben Boulaid Mostefa.
Zone II Nord constantinois Didouche Mourad.
Zone III Kabylie Krim Belgacem.
Zone IV Algérois Bitat Rabah.
Zone V Oranie Ben M’Hidi Larbi.
A la fin de cette rencontre, Ben Boulaid Mostefa avait promis que les Aurès- Nemamchas tiendraient pendant un an s’il le fallait, Mourad Didouche lui, avait conclu par cette prophétie : « Nous devons être prêts à tout sacrifier, y compris et surtout notre vie. Nous n’avons que très peu de chance nous, de nous en sortir, de voir la révolution aboutir. Mais d’autres nous relaieront nous remplaceront….Il faut que les français disent ils ont osé9 » Ils ont osé !
Chaque responsable devait regagner sa région pour réunir ses militants et déterminer avec eux les points stratégiques à attaquer la nuit du 31octobre au 1er novembre 1954. Ils se quittèrent en se donnant rendez vous l’année suivante pour une rencontre nationale au cours de laquelle ils tireraient le bilan des réussites et des échecs et évoqueraient les perspectives des actions futures.
La Proclamation du Premier Novembre 1954 fut discutée par le Comité des 6 lors de leurs deux réunions à Alger, le 10 et 24 octobre 1954. Elle fut dictée par Mohamed Boudiaf et Mourad Didouche au journaliste et maquisard Mohamed Laichaoui qui l’avait tirée à Ighil Imoula pour la Kabylie. S’agissant des Aurès le document fut imprimé au village historique de Legrine (près de Batna). Cette Proclamation, document politique fondamental de la Révolution, est composée de deux volets dont le premier détaille les objectifs et les fondements du futur Etat algérien, le second bref est un appel à l’engagement au peuple algérien (voir ci-dessous).
Cette journée appelée par les colonialistes la Toussaint rouge de 1954 vit émerger des hommes totalement inconnus du public et pourtant ils furent les fondateurs de la révolution de novembre 1954. Pour la première fois dans cette nuit historique des actions ciblant particulièrement les symboles de l’Etat colonial ont eu lieu simultanément sur le territoire algérien : à Sidi Ali (ex Cassaigne), Boufarik, Alger, Azazga, Batna, Khenchela, etc., sans aucune intervention de puissances étrangères et avec des moyens rudimentaires. Le destin de l’Algérie était pris en mains dans une action unie et coordonnée uniquement par ses propres enfants. Une trentaine d’actions furent déclenchées sur le territoire national selon la presse française, une soixantaine selon les algériens, ce fut « un tonnerre dans un ciel serein » écrivait la presse coloniale. Le 17 octobre 1954, François Mitterrand en voyage en Algérie avait déclaré : « La présence française sera maintenue dans ce pays » cette assurance était renforcée par le Général Maurin qui prétendait, le 31 octobre : « Le bled est tranquille ». Pourtant le 23 octobre 1954, le Préfet de Batna, Jean Vaujour, avait alerté les autorités coloniales que « la région des Aurès bougeait, il s’y trame quelque chose». Localement aussi, la police des renseignements généraux (PRG) avait adressé une note accompagnée d’un rapport alarmiste au ministre de l’intérieur François Mitterrand10. Les assurances des uns et les peurs des autres s’exprimaient dans les titres médiatiques comme le révèlent ces quelques exemples : l’Echo d’Oran : « dans la nuit de dimanche à lundi, de Khenchela à Cassaigne : Attentats terroristes sur le territoire algérien », l’Echo d’Alger : « Une trentaine d’attentats terroristes sont commis simultanément en Algérie », La Dépêche, de Constantine : « Séries d’attentats terroristes en Algérie. Un officier et deux soldats ont été assassinés à Khenchela et Batna », Pour le Figaro : « L’Aurès est en état d’insurrection ». Quand au quotidien Le Monde : « Plusieurs tués en Algérie au cours d’attentats simultanées de postes de polices ».
Même si le bilan de cette nuit était en deçà des espérances des initiateurs, la frappe psychologique du système colonial avait été un grand succès. La presse et les radios dans le monde parlaient de ce « réveil nationaliste », en particulier dans les pays arabes. La radio ‘’ Sawt Alaarab’’ au Caire annonçait : « A une heure ce matin, l’Algérie a commencé à vivre une vie de dignité et d’honneur ». L’objectif voulu par Ben M’Hidi avait été atteint la voix combattante de l’Algérie était entendue, « Il faut que dans le monde entier retentissent les échos de notre lutte » avait-il déclaré. Les Algériens se réveillent certains sont fiers, d’autres perplexes, peu d’entre eux sont indifférents. On parle d’eux enfin ! Ils relèvent la tête. Quelques mois plus tard, en avril 1955, l’Algérie avait obtenu un siège à la Conférence des Non Alignés à Bandung (ou Bandoeng).
La réaction française ne s’était pas fait attendre, les Aurès sont déclarés « zone interdite ». Le 12 novembre, Pierre Mendès France, Président du Conseil, tonne à l’Assemblée Nationale à Paris : « Qu’on n’attende de nous aucun ménagement à l’égard de la sédition, aucun compromis avec elle… » Ces mises en garde présidentielles seront tout de suite suivies de bombardements au napalm des forêts et des zones habitées provoquant des déplacements de populations civiles désarmées. L’armée se charge des déportations de dizaines de milliers de personnes et particulièrement les familles des Révolutionnaires : vieillards, femmes et enfants, pas de pitié y compris pour les faibles. Croyant à une révolte locale les responsables politiques et militaires français avaient déclaré : « Les Aurès sont le berceau de la rébellion ils y seront le tombeau ». Mais en quelques mois, la Kabylie s’enflamme et l’offensive populaire du 20 Aout 1955 dans le Nord constantinois mettent fin aux motifs de la révolte locale ou de vengeance personnelle des hors-la-loi (HLL) évoqués très souvent par les autorités coloniales, à chaque soulèvement algérien. Les combats s’étendent dans les maquis à l’ouest du pays et au sud jusqu’à Bechar et au Hoggar. L’étincelle allumée cette nuit du 1er Novembre 1954, deviendra le brasier d’une véritable guerre meurtrière qui a durée presque huit années. Un tiers de la population algérienne a été déplacé et placé dans des camps dits de regroupements où périront de nombreux parqués. Des milliers de maisons incendiées, des centaines de milliers de morts, de blessés, torturés et disparus, un sacrifice inestimable grâce auquel l’Algérie a retrouvé sa souveraineté et le peuple algérien sa dignité.
Le 1er novembre n’est pas seulement un chiffre et une date, il est un symbole, un repère. Il symbolise en lui seul l’une des pages les plus glorieuses de notre histoire.
Je conclurais mon texte par cet extrait d’un article sur le 1er novembre 1954 :
« A chaque fois que le nom de Novembre était prononcé, la charge émotionnelle liée à ce mois remontait des fins fonds de l’âme pour nous rappeler ce que nous devions à ce mois prodigieux. Nous lui devons simplement D’EXISTER et c’est déjà incommensurable quand on prend la peine de comparer notre quotidien, même celui qu’on estime exécrable, à la damnation endurée par nos parents dans des ténèbres de la nuit coloniale. Il cristallise en lui toute l’histoire de notre pays dans ses pages les plus glorieuses»11
Et par ces quelques lignes de l’Appel de l’A.L.N. du 1er novembre 1954 :
Peuple Algérien, Pense à ta situation humiliante de colonisé. Avec le colonialisme, justice, démocratie, égalité ne sont que leurre et duperie.
A tous ces malheurs, il faut ajouter la faillite de tous les partis qui prétendaient te défendre. Au coude à coude avec nos frères de l’Est et de l’Ouest qui meurent pour que vive leur patrie, nous t’appelons à reconquérir ta liberté au prix de ton sang. Organise ton action aux côtés des forces de libération à qui tu dois porter aide, secours et protection. Se désintéresser de la lutte est un crime. Contrecarrer l’action est une trahison.
Dieu est avec les combattants des justes causes et nulle force ne peut les arrêter désormais, hormis la mort glorieuse ou la libération nationale.
Vive l’Armée de Libération !
Vive l’Algérie indépendante !
*Salah Laghrour, ancien cadre en informatique, professeur de mathématiques.