Pour commémorer les événements qui ont, à des degrés divers, marqué l’histoire du pays, il faudrait sans doute une année qui compterait deux fois plus de jours. Il est vrai que les circonstances tragiques ou glorieuses n’ont pas manqué tout au long de l’histoire récente. Pour beaucoup, il y aurait même comme une «overdose» de célébrations et de dates majeures dans le calendrier touffu de la mémoire collective. Il est exact également que le trop-plein masque mal un certain vide et que le souvenir ne soit convoqué que comme une sorte d’obligation, entre lassitude et rituel.
Mais il existe une date qui fait exception et qui, malgré l’outrage du temps et les vaines tentatives des rentiers de l’Histoire, n’est récupérée par personne et qui ne peut servir à rien, sinon à désigner un changement d’ère. Cette date apparaît comme indiscutablement fondatrice dans son irréductibilité subversive.
Le 1er Novembre a cette force unique, aucune instance officielle ou non ne possède le pouvoir d’en réduire ou d’en modifier la substance. Nul besoin de conduire un sondage auprès de la population pour en découvrir le caractère unique. Quelle que soit l’école historique à laquelle on souscrit, celle qui considère que l’Histoire fait les hommes ou celle qui estime que ce sont les hommes qui font l’Histoire, on est bien obligé d’admettre une vérité factuelle.
Aux premiers instants de ce jour de 1954, des hommes déterminés et lucides avaient décidé de proclamer la libération du peuple, le projetant ainsi dans un monde nouveau. A compter de cette proclamation, plus rien ne sera comme avant et ce qui était donné pour vérité immuable, le fait colonial, recevait la salve inaugurale. La libération était en marche et le voile de l’oppression étrangère se déchirait déjà. L’ordre qui existait jusqu’au 31 octobre de cette année fatidique, qui existait depuis si longtemps que beaucoup le croyaient éternel, entrait en agonie.
Au-delà donc des sonneries aux morts, des décorations de circonstance, des discours convenus et des monuments dûment fleuris, le 1er Novembre, dans le calendrier du peuple, est la date politique par excellence, celle qui décrète son retour au statut plein et entier de peuple souverain. Ainsi, l’appel du 1er Novembre est certainement le seul texte consensuel de l’Algérie contemporaine : il est la matrice constitutive des institutions. Aucune charte ni aucun code ne définit avec plus de certitude – le mot est rare et ce qu’il recouvre l’est encore plus – l’essence politique de l’Algérie.
Dans ce pays aux respirations longues, et qui sont parfois désespérément lentes à l’échelle d’une vie humaine, ce 1er Novembre 1954 appartient à l’hier immédiat. Ce qu’il a déclenché n’est pas achevé : nul ne peut prétendre que la reconstruction de l’Etat est un processus forclos. Ainsi donc, cette date n’est pas celle d’un fait, aussi important soit-il, mais situe définitivement le temps algérien. Le 1er Novembre annonce une séquence durable de l’histoire du pays où l’indépendance formelle ne représente qu’une étape, importante, mais qui n’est en aucun cas la fin de l’Histoire.
C’est sans doute la raison pour laquelle ce 1er Novembre 1954 n’est pas seulement une inscription gravée sur le marbre de nos monuments. Le 1er Novembre est dans le coeur de tous ceux qui ont cette histoire en partage.
*Ce texte a été publié au Quotidien d’Oran le 31 octobre 2009