Le marché peut-il prendre la place de la famille ?

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Le marché peut-il prendre la place de la famille ?
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Le marché peut-il prendre la place de nos familles dans nos échanges de services ? Karl Polanyi dirait la société, mais je dis plus précisément la famille. C’est ce que peuvent croire ceux qui se lancent dans l’aventure individualiste que promet la société de marché avec le rêve de l’autonomie individuelle.

C’est ce qu’ont cru les générations instruites de l’indépendance dont je suis. La libération dans l’esprit occidental est entendue comme libération des liens personnels, d’abord féodaux puis patriarcaux. En vérité la dépendance se fait moins personnelle, mais est plus étendue, plus complexe et plus incertaine.

Dans notre cas, elle n’est pas maîtrisée. Dépendre d’un marché mondial est autre chose que de dépendre d’un marché domestique et tribal. La question est de savoir comment passer d’un marché local à un autre mondial sans perdre sa sécurité et son autonomie. Pour ce qui nous concerne, nous pouvons constater que nous sommes passés d’une société qui produisait sa consommation à une autre qui ne la produit plus, d’individus qui se livrent à la recherche d’une richesse illimitée, mais n’accumule pas de capital, d’une société de consommateurs, mais pas de producteurs.

Dans la société, on a toujours compté sur l’individu pour sa subsistance. Cela n’est pas une nouveauté de la société industrielle. Dans la société d’autoconsommation le consommateur produisait l’essentiel de sa consommation. Il a dû ensuite s’inscrire dans une division du travail de plus en plus large qui lui a été imposée et où il est toujours empêtré. Sa consommation s’est trouvée séparée de sa production et alors que sa consommation progressait, sa production s’enferrait dans une production primaire non agricole. Le pouvoir d’achat du producteur devenu salarié ne traduit pas sa puissance productive.

Les sociétés colonisées ont été installées dans une division internationale du travail primaire : fournir au monde la matière première, humaine et matérielle. Pour ce faire, les individus ont été séparés de leurs conditions de production, pour être soumis à de nouvelles conditions sur lesquelles ils n’avaient aucune prise. Ils n’ont pas pu épargner et investir, ils consomment leur capital. Ils n’ajoutent pas de valeur au capital qu’ils importent.

Les individus se sont retrouvés ne disposant plus que de leur force de travail pour aller au marché. Ils n’ont pas pu s’adapter au monde avec leurs capacités d’origine, ni construire leurs marchés et leurs associations pour pouvoir s’incorporer les progrès du monde et déterminer leur insertion dans la division du travail internationale. Une condition de consommateur, des marchés et des marchandises leur ont été imposés. La société est devenue une société qui produisait des richesses en dissipant du capital.

La majorité des individus de ces sociétés ont été intégrés à un marché mondial abstrait sur lequel ils n’ont aucune prise individuelle et collective. Ils dépendaient de producteurs dont les ressources ne leur permettaient pas de surmonter la division internationale du travail héritée.

Avec la destruction des anciennes collectivités, villages et tribus, les individus ont perdu leurs relations de production, de redistribution et de réciprocité. Il faut rappeler pourtant que ce sont les familles qui accumulent, que le capitalisme a été construit par des dynasties familiales.  

Chez les sociétés d’Extrême-Orient, l’injustice et la confrontation avec l’Occident n’ont pas remis en cause le clan, ce terme maudit par l’idéologie individualiste. Bien au contraire, l’amour de la justice a mobilisé le clan et n’a pas promu l’individu abstrait, égoïste, soumis au seul souci de l’enrichissement illimité. Quand la société s’est abandonnée à une telle obsession, elle a accumulé, elle a transformé un vice en une vertu (Adam Smith).

Les individus ont combattu l’injustice, ils ont combattu le clan lorsqu’il se plaçait du côté de l’injustice, mais ils n’ont jamais considéré que le clan était à l’origine de l’injustice. Le combat contre l’injustice n’a pas consisté en une désertion du clan, en une pure substitution des liens impersonnels aux liens personnels. Les premiers ont servi les derniers.

L’économie est toujours encastrée dans la société, mais quelle société ? Elle s’est désencastrée en apparence dans la société individualiste. Dans les sociétés d’Extrême-Orient, la piété filiale est restée un pilier de la société et de l’État. L’État n’a pas constitué le recours ultime contre l’injustice.

À la différence de l’Occident où la monarchie, puis l’État ont constitué un recours contre les seigneurs féodaux, l’autorité de l’État n’a pas été opposée à l’autorité du clan, l’autorité de l’État était celle du clan portée à une autre échelle. L’individu collectif a fait face à l’individu possessif de la société occidentale, bien enraciné, il a constitué une force pour faire face au défi occidental. Dans notre société, l’individu a perdu ses collectifs.

Les nouveaux corps qu’elle s’est donnés sont restés artificiels, sans esprit collectif réel. L’Etat y a été pensé à l’image d’un Etat jacobin abstrait, amputé de sa bourgeoisie et de son esprit de corps, de son esprit de conquête et de sa capacité d’unifier la société.

Le rêve d’autonomie individuelle ne s’est pas transformé en cauchemar dans les sociétés où l’autonomie collective en était la condition. Autonomie collective de la classe dirigeante et de la société. Dans les sociétés où cette dernière faisait défaut, l’autonomie individuelle a été utilisée contre la société, l’enrichissement a été synonyme de dissipation du capital naturel ou importé. Trouver sa place dans le monde est la condition de l’autonomie de l’individu. Place qu’il ne peut occuper de lui-même et pour lui-même, mais dans une société, avec une société. Aussi lui arrive-t-il de migrer quand sa société ne le lui permet pas.

Les sociétés qui ont réussi à s’imposer au monde tout en faisant précéder juridiquement l’autonomie individuelle sur celle collective sont celles où les classes dirigeantes ont su faire preuve d’un esprit de corps, ont pu triompher de la compétition extérieure et unifié la société en donnant corps au mythe de l’autonomie individuelle dans la classe dominée. Ce n’est pas un hasard si l’idéologie française se préoccupe davantage de la fabrication d’une élite que de la formation de la société en général.

Les sociétés qui ont fondé leur autonomie sur celle de leur classe dirigeante, avec la crise du fordisme, ont aujourd’hui de plus en plus de difficultés à promouvoir l’autonomie individuelle promise. La compétitivité des sociétés extrême-orientales et la substitution permanente du capital au travail qui fabriquent de plus en plus de populations inutiles mettent en cause leur capacité d’unir leur société sous l’idéologie libérale.

Dans les sociétés où le vice de l’enrichissement illimité a été transformé en vertu, cela a permis une meilleure domination de la classe dirigeante sur la société, mais une moindre capacité d’adaptation face aux nouvelles crises économiques et écologiques, mais une moindre résistance face à la compétition orientale.

La libération entendue comme libération des liens personnels est fabrication d’un individu moyen abstrait. Elle est une croyance de la société salariée qui n’est pas partagée par la classe dirigeante. Elle est une croyance par laquelle une classe capitaliste domine une classe de travailleurs qui n’a que sa force de travail comme capital. Car aux deux extrêmes la pauvreté et la richesse sont entendues comme absence ou abondance de liens sociaux et de pouvoir d’acheter.

C’est la famille qui a permis une certaine accumulation du capital public pendant la phase industrialiste de notre économie (Claudine Chaulet). La destruction des liens sociaux ou libération des liens personnels contraint l’individu moyen au lien de subordination dans la relation d’échange. Les liens impersonnels ne sont pas supérieurs aux liens personnels, c’est l’asymétrie des relations et ce qui en résulte qui sont le problème dans les deux cas de relations.

Des « relations personnelles » dans l’entreprise où le dirigeant est comme responsable des dirigés, de leurs intérêts et non des siens seuls, cette entreprise a un esprit de corps que n’a pas l’entreprise où le travail est un coût parmi d’autres. Le pouvoir d’achat d’une société dépend largement du pouvoir de commander de la classe dirigeante au travail de qualité.  

Le colonialisme a détruit les conditions d’une prise en charge collective de nos échanges de services en détruisant les conditions d’existence des collectivités locales. L’institution de nouvelles collectivités locales, déconcentrations de l’État jacobin abstrait, a détruit les services non marchands que la famille offrait à l’individu, sans le rendre capable d’apporter au marché ce qui lui permettrait d’obtenir des services de substitution.

Aujourd’hui on continue de détruire le tissu social des sociétés postcoloniales pour essayer de construire d’impossibles machines étatiques et économiques, afin que le monde extérieur apporte son aide humanitaire pour consolider la séparation de l’individu de son groupe social, en lieu et place de pousser les individus à maîtriser leurs échanges de services en constituant leur réseau de solidarité, leurs marchés et leurs échanges. Le marché ne peut pas violemment se substituer à la société.

La substitution de services non marchands par des services marchands doit suivre une amélioration de la productivité sociale et du revenu de l’individu, une densification des échanges sociaux. Et croire que le pouvoir d’acheter sera suffisant pour assurer les échanges de services, payer les services d’esclaves mécaniques en substitution de travail humain nécessaires aux besoins de chacun est une illusion qui a perdu son pouvoir de persuasion. Les ordres réguliers qu’il nous faut construire ne peuvent plus compter sur une logique permanente de substitution du capital au travail. Le capital est expérience, savoir-faire du travail, celui d’une minorité de plus en plus restreinte.

En guise de conclusion. Le présent postcolonial continue de prolonger notre passé colonial. La destruction de notre tissu social et l’enrichissement sans accumulation de capital qui se poursuivent nous conduisent vers une catastrophe prévisible. La guerre de tous contre tous qui a été inaugurée par les centres de regroupements coloniaux et se poursuit dans ceux postcoloniaux, contrairement aux espoirs des modernisateurs, ne s’est pas transformée en compétition productive.

La société dirigeante n’a pas réussi à unifier la société au travers d’une insertion internationale réussie. Tout se passe comme si la catastrophe attendue depuis longtemps pouvait être seule en mesure de nous réconcilier. Ce n’est pas ce que nous pouvons constater dans certaines sociétés postcoloniales. La politique de l’autruche nous coûtera cher.

Les nouvelles générations plus instruites du monde que celles du passé pourront-elles gagner un esprit de corps qui les mettra en mesure de prévenir les catastrophes à venir, à la hauteur des défis que le monde pose ? Où feront-elles leur valise ? Les problèmes que connaissent les nouvelles générations, les moyens dont elles disposent diffèrent de ceux des générations qui dirigent aujourd’hui le pays. Quels chemins se disposeront-elles à prendre ? Bien entendu les nouvelles générations seront partagées. I

l faut distinguer parmi elles ceux qui pourront se protéger de ceux qui ne le pourront pas, celles égoïstes qui restent attachées aux acquis de la période postcoloniale et celles généreuses qui prennent à cœur les problèmes et défis dont hérite la société d’aujourd’hui. Pour moi, ces dernières seront celles qui sauront défendre la piété filiale et l’amour de la justice. Lesquelles l’emporteront ? La réponse n’est pas évidente.

Dans notre culture, à la différence de la culture qui nous submerge aujourd’hui, la raison ne commande-t-elle pas l’amour de la justice par-dessus tout et la piété filiale quoi qu’il en soit ?

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