Le Congrès de la Soummam intervenu en Août 1956 a la faveur des hommes politiques du « camp démocrate ». C’est ainsi, qu’il a été proposé comme modèle pour regrouper et organiser les forces populaires présentes dans le Hirak. De même qu’il a été avancé par ailleurs le concept « d’Etat soumammien » exprimant ainsi l’idée d’un modèle d’Etat issu de la plateforme de la Soummam. Cette évaluation positive s’appuie sur quelques énoncés de la plateforme de la Soummam.
En effet, le document central de la Soummam fixe l’objectif d’une « république démocratique et sociale » et rejette tout « retour vers le féodalisme » ou « la restauration d’une monarchie ou théocratie ». D’autre part, le principe « de la primauté du civil sur le militaire » suscite l’adhésion de tous ceux qui depuis l’Indépendance considère que la suprématie politique de l’Armée est la source de tous les maux de l’Algérie.
Si on ajoute les objectifs sociaux déjà présents, la plateforme de la Soummam s’inscrit, selon ses partisans, dans le démocratisme et le progressisme. Il peut sembler que le cours de l’histoire nationale récente, de l’Indépendance à nos jours, n’aie pas suivi la trajectoire imaginée par cette lecture de la plateforme de la Soummam.
Peut-on parler d’une « déviation » du cours de l’histoire ? Peut-on l’imputer alors aux conclusions de la réunion du CNRA d’Août 1957 du Caire ? Force est de constater que le mouvement de libération a maintenu la même stratégie de lutte contre le colonialisme et que l’unité a prévalu face aux multiples divergences et divisions. A quoi tient cette force unitaire ?
Le projet national de l’aile radicale du PPA-MTLD
Il est clairement reconnu que la guerre de libération nationale a été dirigée par le noyau du PPA-MTLD concentré dans l’OS, l’organisation secrète, qui prônait la lutte armée. Ce noyau a réussi à rassembler autour de lui tous les autres courants politiques à l’exception du MNA (mouvement national algérien) de Messali Hadj, fondateur du PPA-MTLD.
Des affrontements sanglants opposèrent FLN et MNA en France et en Algérie. A la veille du 1er Novembre 1954, le PPA-MTLD comprend trois grandes tendances : l’Organisation Secrète (l’OS), les « Centralistes » (membres du comité central du MTLD) et les partisans de Messali Hadj. Si l’on considère leur divergence principale, elle se ramène à la forme de lutte pour aboutir à l’Indépendance. Le projet national porté par l’aile radicale du PPA-MTLD repose sur une conception de la Nation fondée sur la religion et la langue. Il comporte déjà l’idée d’égalité sociale. Il se fixe l’objectif de la création d’un Etat algérien distinct de la France. C’est ce projet national qui sera la base de la guerre de libération nationale. C’est un nationalisme étroit.
Malgré quelques déclarations destinées à la communication externe, ce nationalisme rejette la population algérienne d’origine européenne. Il l’exprimera nettement le 08 mai 1945 lors de la tentative insurrectionnelle à l’Est du pays, lors de l’offensive du 20 Août 1955 dans le Nord-Constantinois et dans les attentats contre la population civile d’origine européenne un peu partout dans le pays.
La discrimination honteuse dont ont été victimes les combattants de l’ALN-FLN issus de la population d’origine européenne découle en droite ligne de ce nationalisme fermé. C’est un nationalisme indépendantiste, qui contient déjà tous les ingrédients de l’Etat autoritaire. Ce ne sont pas les proclamations de foi démocratiques contenues dans les déclarations, plateformes et chartes qui pourront démentir les recours fréquents à la coercition et à la violence. La plateforme de la Soummam s’inscrit logiquement dans le projet national de l’aile radicale du PPA-MTLD.
Elle fait évoluer l’idée d’égalité sociale vers le socialisme. Les chartes de Tripoli de juin 1962 et d’Alger de 1964 confirmeront ce choix socialiste plus nettement. Nationalisme étroit et socialisme feront bon ménage pour accentuer l’autoritarisme et la négation des libertés individuelles. Nous sommes très éloignés de cette voix, une voix algérienne, qui s’était élevée dans une cellule de prison de Constantine dès 1946 et qui clamait : «La religion vecteur des civilisations a fait son temps. La tribu, unité biologique, vecteur de civilisation, a fait son temps.
Ce sont les unités territoriales, peuplées d’hommes de toutes races et de toutes religions, qui entrent dans la configuration et l’équilibre du monde actuel. Pour unir ces hommes, une autre religion est née : celle de la démocratie et de la liberté. A chacun sa foi, mais à tous la discipline républicaine et la défense de la démocratie.» Cette voix, c’est celle de Ferhat Abbas, le président de l’UDMA, une voix longtemps inaudible.
Le « projet de société » postindépendance
L’indépendance acquise et malgré les luttes pour le pouvoir qui angoissent les citoyens, c’est tout naturellement le projet nationaliste étatiste de l’aile radicale du PPA-MTLD qui se présente en « projet de société ». Il est porté par un Etat autoritaire dirigé par des équipes qui se réclament d’une légitimité acquise dans la lutte anticolonialiste. Ce projet est influencé par différents courants socialistes. Il affirme cependant d’emblée la place de la religion, l’Islam, et de la langue arabe en tant que « constantes nationales ».
Malgré des espaces exceptionnels, circonstanciels et ponctuels cédés aux libertés des citoyens, l’Etat qui s’installe tourne résolument le dos à la démocratie. Il institutionnalise le parti unique et met en place les structures d’encadrement autoritaire de la société. Il s’inscrit dans le modèle des « démocraties populaires » en place dans les pays d’Europe de l’Est et à Cuba. Pour réaliser son projet, le pouvoir stabilisé après le coup d’Etat du 19 juin 1965 noue alliance avec le courant des Oulémas. Tout le secteur de l’éducation nationale est placé sous la responsabilité de leur héritier, Taleb Ahmed El Ibrahimi.
Cette alliance n’est pas faite pour surprendre. En effet, les Oulémas partageaient avec l’aile radicale du PPA-MTLD l’idée d’une Nation fondée sur la communauté de religion et de langue. Leur divergence fondamentale reposait sur la revendication d’un Etat algérien indépendant que les Oulémas ne partageaient pas. Les Oulémas privilégiaient la défense de la religion et de la langue et concevaient l’existence d’une Nation algérienne à l’intérieur d’un Etat français multinational. Il faut rappeler que le Congrès de la Soummam a avalisé l’intégration des Oulémas au FLN.
C’est dire que le Congrès de la Soummam a scellé des alliances qui n’interdiront pas leurs prolongements au lendemain de l’indépendance sur le plan de l’éducation nationale et de la culture. Le pouvoir postindépendance rejetait tout « retour vers le féodalisme » ou « la restauration d’une monarchie ou théocratie ». Il plaidait en faveur d’une « république démocratique et sociale » comme le préconisait la plateforme de la Soummam. Avec le choix de la voie socialiste, il pouvait donner à la démocratie le sens que lui donnaient les régimes communistes de l’Europe de l’Est et de Cuba. Il avait d’ailleurs jeté les bases du Parti unique. L’Armée y joue un rôle important. Tout Etat autoritaire d’apparence civile dispose de forces de contrainte et de coercition civiles et militaires. L’Etat religieux d’Iran dispose d’une armée, les « gardiens de la révolution » qui constitue la force dissuasive et répressive principale du régime. Les régimes socialistes opèrent une sorte de dépassement du principe « d’un Etat civil et non militaire ».
L’Armée est intégrée aux institutions politiques. La présence de militaires dans les directions du parti unique et leur accès à des postes de responsabilité politique sont caractéristiques de ces régimes. Certes, nécessairement l’Etat de droit stabilisé est un Etat civil. Mais il ne peut être exclu que transitoirement, l’Armée joue un rôle positif dans la voie progressive vers un Etat de droit. Ce chemin n’est pas une ligne droite.
Il est fait de compromis et de contraintes. L’instauration des libertés individuelles n’est pas une conséquence logique de la démocratie. C’est Le Droit qui pose ces libertés et non une majorité populaire. La fièvre électorale islamiste de 1991 montre qu’une majorité électorale ne mène pas forcément vers la démocratie. Par contre, c’est l’instauration des libertés individuelles qui donne toute sa plénitude à la démocratie. Un regard vers le passé immédiat est instructif.
Les démocrates qui ont soutenu l’arrêt du processus électoral en janvier 1992 se sont alliés à l’Armée. A moins d’une révision autocritique de leur jugement, ils estiment certainement avoir choisi l’objectif prioritaire de « la sauvegarde de l’Algérie ». Cet exemple atteste que l’affirmation d’un principe absolu en politique est un engagement hasardeux.
Le Congrès de la Soummam, précurseur du socialisme algérien
La plateforme de la Soummam ne s’est jamais réclamée des libertés individuelles et des droits de l’homme comme philosophie politique. Elle exprime le choix de la voie socialiste confirmé par la Charte de Tripoli de juin 1962. Les orientations économiques socialistes qui ont prévalu après 1962 renforçaient le caractère centralisateur et coercitif de l’Etat.
Un homme a longtemps symbolisé cette conception étatiste de l’économie, c’est Belaid Abdesslam, issu lui aussi du PPA-MTLD. Autoritaire et dominateur, il a, avec conviction et sincérité, œuvré pour une économie administrée reposant presque exclusivement sur la propriété collective, la propriété d’Etat. Il a dans le même temps dressé tous les obstacles possibles à l’investissement privé national et étranger.
Lors de son passage au premier ministère en 1992-93, il avait révélé sa proximité idéologique en s’attaquant aux… « laïco-assimilationnistes ». C’est autour de Belaid Abdesslam que différents courants politiques de gauche ont apporté leur soutien au régime en place. Ainsi, le pouvoir autoritaire et répressif de Boumediene réunissait autour de lui les héritiers des Oulémas et de larges courants socialistes. C’est en assurant un équilibre toujours instable de ces tendances politiques qu’il réussit pour une période, à sembler réaliser le « projet de société » dessiné par le mouvement de libération national algérien dont le Congrès de la Soummam constitue une pierre angulaire. Ce projet ne peut en aucun cas se rapporter à un Etat de droit. Il est en négation des libertés individuelles.
C’est pourquoi la vérité de ce « projet de société » finit par s’affirmer. C’est sous le mandat de Chadli Bendjedid qu’apparurent au grand jour les limites économiques, sociales et culturelles de ce projet. L’étouffement des libertés, la répression culturelle au nom de l’Islam et de la langue arabe et la crise économique conséquence de l’hyper étatisme posèrent au grand jour la question de la validité de ce « projet de société ». C’est à ce moment que deux « projets de société » se présentèrent comme candidat à la succession. Le « projet islamiste » et le « projet moderniste ». Apportent-ils la réponse attendue par la société civile avide de libertés et de démocratie ? Sont-ils compatibles avec l’Etat de droit ? A lire dans le prochain article « L’ETAT DE DROIT OU LES « PROJETS DE SOCIETE » ?».