Dans la première partie (lire), il était relevé la place privilégiée non perceptible au premier abord, de l’Armée Nationale Populaire dans l’exercice de la souveraineté nationale, notion qui sera précisée. Cette lecture de la Constitution ne correspond pas aux thèses officielles qui tendent à promouvoir le semblant de représentativité des institutions élues.
Nous sommes véritablement en présence d’un puzzle constitutionnel dont il convient de réunir les éléments éparpillés pour en comprendre la trame. D’aucuns soutiendront l’inutilité de l’étude de la Constitution tant la réalité dépasse les textes. Cela est vrai. Mais le débat sur les principes constitutionnels n’est pas inutile. Il aide à préparer les changements à venir. Ne dit-on pas que la victoire théorique précède la victoire pratique. Cette phase reste à mener. Dans cette deuxième partie, il sera question de l’usage de notions qui prêtent à confusion et du dualisme Président de la République – Armée Nationale Populaire.
Souveraineté populaire, souveraineté nationale
Il existe un accord général sur la définition de ces deux notions. Une consultation des constitutions d’autres pays le confirme. La souveraineté, c’est l’ultime pouvoir, le pouvoir le plus élevé. S’agissant de souveraineté populaire, et s’inspirant de l’expérience gréco-romaine, c’est l’exercice de la démocratie directe.
L’élection du Président de la République et des parlementaires et le référendum en sont les manifestations les mieux connues. Le peuple se prononce directement à l’occasion de ces échéances électorales qui interviennent en des périodes assez espacées. La démographie antique permettait la consultation des populations même quotidiennement lors de l’Agora d’Athènes.
Mais l’évolution démographique ne permet pas la consultation d’électeurs qui peuvent s’élever à des dizaines, voire des centaines de millions. De là est née la démocratie représentative, la représentation par des assemblées élues. Ces représentants du peuple reçoivent mandat des électeurs pour exercer la souveraineté, la souveraineté nationale.
Sur le plan pratique, nous avons donc l’exercice direct de la souveraineté et l’exercice de la souveraineté par les représentants élus. Les constitutions combinent ces deux notions. Mais le texte constitutionnel algérien introduit une confusion. Il attribue le même rôle « d’intermédiaires » pour l’exercice de la souveraineté du peuple (article 8) à des institutions non élues et « aux représentants élus ». La démocratie exige mandat explicite des électeurs.
Comment ces institutions non élues reçoivent-elles mandat du peuple ? S’agissant de l’Armée, le préambule introduit timidement un premier message subliminal : « digne héritière de l’Armée de Libération nationale ». Mais la « légitimité révolutionnaire » n’est pas un principe constitutionnel. Le deuxième message subliminal : « Le peuple algérien
nourrit une fierté et une reconnaissance légitimes à l’endroit de son Armée Nationale Populaire ». Les sentiments ne fondent pas non plus la représentativité nécessaire à l’exercice de la souveraineté nationale. Tout cela bien sûr du point de vue constitutionnel. Et cela n’empêche pas que le peuple algérien et son Armée puissent être « en totale cohésion » comme le souligne le préambule de la Constitution pour « le mouvement populaire du 22 février 2019 ». Oui pour la première phase contre le 5ème mandat de Bouteflika. Mais pas pour la transition politique.
Souveraineté d’Etat, défense nationale et intégrité territoriale
Le projet de constitution de mai 2020 et les précédentes moutures souffrent d’une absence de définition des notions utilisées quelquefois de manière redondante. C’est le cas de : « défense nationale », « intégrité territoriale » et « protection de son espace terrestre, aérien et maritime ». L’Etat algérien né le 5 juillet 1962 s’étend sur un territoire défini qui abrite une population identifiée. Il possède son propre gouvernement. Cet Etat est reconnu internationalement.
Il est un Etat souverain. La défense nationale recouvre la défense de l’Etat souverain, de ses éléments constitutifs. Parmi ces éléments figure le territoire national dessiné par des frontières terrestres, aériennes et maritimes. Donc la défense de l’intégrité territoriale, c’est la défense des frontières reconnues internationalement. Comme les rédacteurs de la Constitution semblent en douter, ils livrent ce passage du préambule: « la défense… de l’intégrité territoriale du pays, ainsi que la protection de son espace terrestre, aérien et maritime. ». Un pléonasme d’école ! Quant à ce deuxième passage : «la sauvegarde de l’indépendance nationale, la défense de la souveraineté nationale », il affiche la confusion entre la souveraineté nationale (la démocratie représentative) et la souveraineté d’Etat (la défense nationale). Mais cette confusion peut conduire à des conséquences peut-être inattendues.
Indépendance nationale et unité nationale
Le projet de constitution à la suite des précédentes versions regorgent de ces deux notions. La menace d’un danger qui mettrait en péril l’existence même de l’Etat-Nation algérien est brandie. C’est une tradition du parti unique. Toute diversité politique devant être niée, l’opposition est donc accusée d’atteinte à l’unité nationale et de collusion avec les forces extérieures qui veulent remettre en cause l’indépendance nationale.
En vérité, qu’est-ce qui menacerait l’indépendance nationale acquise en juillet 1962 ? Une annexion du territoire national, une occupation étrangère. Or en 58 ans de vie indépendante, l’Algérie est restée un Etat souverain marquant même pendant certaines périodes une présence diplomatique importante. Il est temps que cette supercherie cesse, que l’intimidation qui lui est liée soit abandonnée. La Constitution doit être expurgée de cette approche stérile. L’extension de la notion d’indépendance vers l’économie ne peut être retenue. L’indépendance économique est un choix
idéologique. Le parti pris des institutions nationales dont l’Armée serait contraire à la démocratie et au pluralisme. Il est tout à fait légitime que des forces politiques algériennes se prononcent pour le libre échange et le développement de la coopération internationale. De même, que d’autres forces continueront à s’inscrire dans une conception protectionniste comme les partisans du « patriotisme économique ».
Il appartient aux électeurs à faire leur choix. La notion d’unité de la Nation doit subir le même sort. Elle est également un héritage du parti unique qui excluait toute opposition et tout pluralisme. Toute Nation est parcourue par des courants politiques et idéologiques. C’est la rivalité pacifique entre ces courants qui lui donne le dynamisme indispensable à la démocratie. Dans des situations exceptionnelles, les partis au gouvernement et les partis d’opposition peuvent volontairement constituer un gouvernement d’union nationale. Ce n’est pas une obligation.
Des forces politiques peuvent considérer qu’il est préférable de maintenir une opposition mobilisée pour ne pas favoriser les tendances du gouvernement à tirer profit d’une telle situation. La neutralité des institutions de l’Etat dont l’Armée, est requise. Les électeurs auront tôt ou tard à sanctionner une de ces voies. Un toilettage de la Constitution s’impose.
Le dualisme Président de la République – Armée Nationale Populaire.
Dans la réalité de l’exercice du pouvoir, seuls les mandats exercés par les Présidents chefs de l’Armée en l’occurrence Boumediene et Chadli, n’ont pas connu ce dualisme. Même si la Constitution dispose dans son article 91 (devenu 95 dans le projet) que le Président de la République « est le Chef suprême des Forces Armées » et « responsable de la Défense Nationale », les Présidents « civils » n’ont pas eu totalement les coudées franches. Difficile de détecter une disposition claire exprimant ce dualisme.
C’est essentiellement dans la définition équivoque de « la souveraineté nationale » dont l’article 30 attribue la défense à l’Armée que le risque d’interprétation peut surgir en cas de conflits entre le Président de la République et l’Armée. Acceptable dans le sens de souveraineté de l’Etat, équivalent de défense nationale, elle devient porteuse d’ambigüité et de rivalité dans le sens de démocratie représentative. Ce risque est renforcé par les articles 8 et 9 de la Constitution qui font de l’institution militaire le moyen d’exercice de la souveraineté populaire : « Le peuple exerce sa souveraineté par l’intermédiaire des institutions qu’il se donne… ».
D’autre part, le préambule évoque les « missions constitutionnelles » de l’Armée, c’est-à-dire des missions attribuées par la Constitution et non par son chef suprême. Ce qui donne à l’Armée la possibilité théorique de contester les ordres du Chef suprême jugés contraires à la Constitution. La Constitution, c’est comme le Code de la famille, les couples y recourent quand des conflits graves surviennent. Autant lever les imprécisions et afficher clairement les choix constitutionnels.