« Je viens de Dieu et reviens à Dieu. Je vais de Dieu à Dieu« . Ce serait les dernières paroles de Malek Chebel avant sa mort, d’un cancer, en novembre 2016, recueillies par la tunisienne Fawzia Zouari et publiées dans un livre « J’avais tant de choses à dire encore… » qui vient de paraître aux éditions Desclée De Brouwer. La journaliste tunisienne lui envoyait des questions par mail, auxquelles il ne répondit que par à-coups, en fonction de l’état de sa maladie qui était déjà à un stade avancé.
Dans ce livre testament, produit les six derniers mois qui ont précédé la mort de cet essayiste et anthropologue, partisan d’un « Islam des Lumières », traducteur du Coran à ses heures, amateur de musique américaine et d’Orangina, l’auteur se lâche un peu sur sa vie intime, ses rapports aux autres, à la culture, la musique, la politique, l’amitié et les médias.
Auteur adulé en France, médiatiquement très présent dans la presse comme dans les médias lourds, Malek Chebel ne lâche rien de ses convictions qu’il rappelle avec force :
« Apprendre à penser n’est pas inscrit dans les manuels scolaires, même si apprendre à apprendre y contribue grandement. Cependant le paradoxe est entier, car si vous apprenez à penser autrement, c’est à coup sûr que vous le faites contre vous-même« .
Partisan du « libre-arbitre » , il affirme: « J’ai calculé que, lorsque l’islam est pratiqué conformément aux prêches des prédicateurs du haut de leur chair, il faut lui consacrer 95 % du rythme d’une journée (…). Cela ne peut suffire à nourrir le chercheur de sens qui peine à s’insérer dans la vie courante, à vivre sa vie ailleurs qua dans un espace sacré (haram). La démarche rationnelle (..) impose un autre rythme et une intervention affirmée de l’être humain dans la gestion de son destin« .
Reprenant les thèses de Henrich Heine et de Théodore Lessing sur la haine de soi reportée sur autrui, Malek Chebel s’abandonne :
« Il y a effectivement chez nous une haine de soi qui frise la schizophrénie. Etre arabe est pour beaucoup une insulte, que l’on atténue en parlant de magrébin, de beur, de marocain, d’algérien ou de tunisien . Oriental, c’est la version soft, car alors on est censé disposer d’un appartement panoramique donnant sur la tour Eiffel, d’un yacht dans une marina huppée, et pratiquer les sports d’hiver à Megève« .
Avant de revenir sur un ton plus moralisateur : « Pour que l’arabe nouveau advienne, il faut d’abord qu’il se débarrasse de la haine qui l’étreint jusqu’au profond de son âme, qu’il se dépouille de l’arabe ancien, de tout être qui, par façon ou malfaçon, prêche l’autodestruction et qu’il retrouve sa vérité de l’être, son diamant« .
Encensé en Europe et même dans les pays anglo-saxons, Malek Chebel, auteur d’une quarantaine d’ouvrages, se savait controversé chez lui, en Algérie. Ce skikdi qui écrivait que :
« Le retour au pays a toujours été un problème, la joie indicible se mêlant presque instinctivement à la crainte de ne plus se sentir chez soi, d’être devenu un étranger ».
Pour lui, « la guerre sainte s’est arrêtée à la mort du Prophète en 632. Toutes les guerres qui ont suivi, menées par les différents califes et sultans, tant abbassides (750-1258) que mameloukes (1250-1517), puis ottomans, à partir du XVIe siècle, jusqu’à la chute du califat en 1923, étaient des guerres de puissance. Il s’agissait de peupler le harem du souverain de jeunes femmes venues d’ailleurs afin de régénérer le sang de la race. Exit l’idée de l’expansion de l’islam, l’heure était à l’assouvissement d’un désir de puissance et d’un désir sexuel ».
Ce point de vue, considéré comme excessif par nombre de connaisseurs, n’est pas le seul qui soit l’objet de critiques, souvent très virulentes contre l’anthropologue. Son introduction à sa traduction du Coran « Tous ceux qui maîtrisent la langue arabe savent qu’il est extrêmement difficile de comprendre le Coran et que sa traduction passe pour être une vraie gageure » a été interprétée par certains comme une manière de décourager tout converti potentiel.
Et l’hommage qui lui a été rendu par Kamel Daoud, l’autre enfant maudit du paysage médiatique est loin de le servir : « Alors on rend hommage au penseur de (sur) l’islam sans islamisme. A ce plaidoyer pour un Eros contre Thanatos. On se prend à relire les textes de Chebel parce qu’il est possible de démontrer que cette religion n’est pas celle de la mort mais des empires et des désirs« .
Affichant ouvertement son adhésion à la laïcité, Malek Chebel insiste sur le fait que « la séparation entre la politique et la religion est le point le plus crucial de la marche de l’islam vers la modernité ».
Chouchou des médias, son discours très lissé et relativement peu critique vis-à-vis de l’occident moralisateur, détenteur des savoirs et de la vérité, n’est pas contesté que dans une partie du monde arabo-musulman. Certains le considèrent même comme une « taupe » et que son adhésion aux « valeurs occidentales » n’est qu’un leurre.
Azzedine Mihoubi, ministre de la culture, présent à son enterrement à Skikda a salué en lui « une figure qui, par ses pensées et ses œuvres, a brillé pendant près de trois décennies » et que son ministère (qui n’a jamais finit de réfléchir) « réfléchissait à la création d’une fondation au nom de l’anthropologue ».
Comme tous les auteurs controversés, il serait peut-être souhaitable, en effet, d’ouvrir des débats sains et argumentés afin que les uns et les autres se fassent une idée sur leurs « pensées » sans tomber dans les anathèmes, ni la diffamation, ni les contrevérités, ni les provocations, ni les attaques personnelles.
J’ai appris récemment que dans un pays voisin, on apprend aux élèves des collèges et lycées la « culture du débat », c’est-à-dire la capacité à discuter et échanger des points de vue sur un sujet sans tomber dans les travers cités plus haut.
Force est de constater que chez nous, cette « culture du débat » est souvent absente en particulier pour les sujets qualifiés de sensibles comme la religion, notre (nos) identités, l’histoire, la femme…
Ne dit-on pas que « Du choc des idées jaillit la lumière » ?
PS. A la fête de l’huma, j’ai croisé Malek Chebel qui dédicaçait ses deux derniers livres. Mais j’en voulais un autre de lui. Ne l’ayant pas sur place, il m’a demandé de le régler et qu’il me l’enverra dédicacé chez moi. Deux jours après ya Bou galb, j’ai reçu le livre dédicacé et avec une enveloppe pleine de timbres de collection. Il s’est éteint le 12 novembre 2016 à Paris. Qu’il repose en paix. Allah Yerhmou