Les « ruptures » hasardeuses

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Hirak
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L’exaspération et l’impatience se conjuguent aujourd’hui pour favoriser la réémergence des revendications de ruptures politiques. Cela se comprend. Quand l’insupportable se généralise, l’espoir d’un changement radical envahit les esprits. C’est ce qui se passe en réaction à la pandémie du covid 19.

La solution définitive est espérée et attendue. Mais la politique et la société humaine ne relèvent pas de la biologie ou de l’épidémiologie. Elles ont leurs caractéristiques propres qui tiennent à leur objet, la personne humaine avec ses capacités de penser, de choisir et d’agir. Le déterminisme des sciences naturelles ne résout pas les problèmes posés à la société.

Les inconnues sont multiples et difficilement maitrisables. C’est pourquoi, les idées de « ruptures », de changements brutaux, doivent être accueillies avec beaucoup de réserves et de vigilance. L’article « Hirak, révolution, rupture et réformes » introduisait ainsi la « rupture » : « La définition la plus simple de « rupture » c’est la séparation brutale. Ce qui est possible pour deux personnes mariées ou amies qui peuvent décider de ne plus se revoir. Mais quand il s’agit de phénomènes de société, la séparation brutale est illusoire. Un phénomène de société comporte un écheveau de relations dont la complexité tient aux opinions, mœurs et traditions qui imprègnent les esprits des individus. Les changements des pensées et mentalités des individus ne pouvaient pas se faire au rythme des changements matériels. Les sociétés humaines ont montré que c’est un processus long voire très long. ».

Exprimée au singulier ou au pluriel, l’idée de rupture englobe généralement trois champs bien identifiés : le pouvoir et l’Armée, l’islamisme et l’économie de rente.

La « rupture avec le pouvoir et l’Armée »

La revendication d’une transition politique initialement avancée au sein du Hirak et par des partis et personnalités politiques s’inscrit en faux contre l’idée de « rupture ». Une transition contient l’idée d’un passage progressif et graduel d’une situation à une autre. Elle présuppose donc l’idée de la participation des éléments de la situation initiale aux changements souhaités pour parvenir à la situation de destination. Autrement dit, les changements envisagés résulteront d’une coopération entre des composantes de l’Etat et de l’Armée et le mouvement de la société civile.

Le pacifisme qui a imprégné le mouvement de la société civile confirme, dans les conditions politiques de février 2019, cette orientation. Le pacifisme, « Silmya », contient alors les idées de négociations et de compromis. Ce scénario n’a pas été retenu. Ce qui ne l’invalide pas. Son rejet, ou son report, exprime un rapport de force défavorable. Du point de vue de la tactique politique, cela devrait inciter à la modération, c’est-à-dire à l’aménagement d’une transition plus longue, plus étirée, si l’option pacifiste reste une orientation solide. M

ais les considérations tactiques ne suffisent pas à valider totalement le scénario de la transition politique. Rappelons que l’évocation de l’idée de transition équivaut à rejeter l’idée de rupture. Dans son opposition au caractère autoritaire de l’Etat, dans son rejet de la corruption et des autres manifestations condamnables de certains cercles du pouvoir, le mouvement de la société civile privilégie la critique systématique de l’Etat.

Mais cet Etat est dans le même temps, par son armée et ses services de sécurité dans leur rôle idoine, le protecteur des frontières du pays et de sa sécurité intérieure. Il est le plus grand employeur du pays du fait d’une fonction publique pléthorique et de l’étatisme économique outrancier. Il joue un rôle prépondérant dans les domaines monétaires et financiers.

Toutes ces fonctions assumées concourent à la stabilité du pays. Il ne peut être question d’hypothéquer cette stabilité  pour des motifs idéologiques, religieux ou moraux. Les fonctions régaliennes de l’Etat sont permanentes et toute défaillance dans l’accomplissement de ces fonctions compromet tout projet d’instauration d’un Etat de droit. L’Etat de droit ne jaillit pas du chaos. Il est le résultat d’une évolution des institutions et de la société civile. Il est impératif donc que l’idée de transition l’emporte sur l’idée de rupture.

La « rupture avec l’islamisme »

Ceux qui préconisent cette « rupture » se situent politiquement et idéologiquement en dehors de l’islamisme. Leur revendication concerne par conséquent une partie qui leur est extérieure. Il s’agit précisément de l’Etat. Ils préconisent donc une « rupture de l’Etat avec l’islamisme ». Si nous considérons l’islamisme comme courant idéologique prônant un Etat fondé sur des principes religieux, nous sommes en réalité en présence d’islamismes, au pluriel.

Cela se vérifie avec les différentes écoles religieuses qui revendiquent leur hégémonie. On peut parfaitement retenir que l’Etat de droit à instaurer ne soit pas fondé sur des principes religieux sectaires et intolérants. Ce qui n’implique pas le rejet de toute moralité. Faut-il rappeler que l’humanité a de tout temps construit des morales comme règles distinguant le bien du mal. Les religions n’ont pas inventé la moralité. Elles ont repris à leur compte et diffusé des principes moraux qui leur sont antérieurs.

Le noyau de la critique contre l’islamisme va à l’encontre de sa prétention collectiviste, de sa volonté d’imposer aux individus des croyances, des rites et rituels, des modes de vie. Ce qui contrevient aux droits fondamentaux de la personne humaine, aux libertés individuelles. L’Etat de droit s’oppose naturellement à cette prétention hégémonique et collectiviste. Mais il doit entretenir avec l’islamisme pacifié et respectueux des libertés individuelles un rapport de neutralité.

Comment peut-il en être autrement quand l’islamisme compte de nombreux adhérents dans la société,  dans le parlement, dans les partis, mouvements et associations.  Ce rapport de neutralité n’est pas un privilège. Il doit être de rigueur pour tous les courants politiques et idéologiques. Il est vrai que jusqu’à présent, la plupart des courants islamistes a montré un visage agressif et même violent. L’évolution en cours peut laisser espérer un changement vers le pacifisme et les libertés.

Il reste que les règles édictées sont valables pour tous. Le nationalisme étroit dominant dans les équipes gouvernementales depuis l’Indépendance a suffisamment convaincu de sa prétention hégémonique et liberticide. D’autres courants, communistes, trotskistes, socialistes ne sont pas à l’abri de tentations autoritaires. L’expérience des régimes et des personnalités dont ils réclament une parenté idéologique l’atteste. L’Etat de droit n’est en « rupture » avec aucun courant politique et idéologique. Il est le garant du respect par tous ces courants des droits fondamentaux des citoyens algériens.

La « rupture avec l’économie de rente »

La popularité de l’idée de « rupture avec l’économie de rente» tient au fait qu’elle démarre d’un constat assez partagé : malgré tout le bénéfice tiré des hydrocarbures, la dépendance vis-à-vis de leurs ressources fragilise le pays. C’est l’expérience vécue actuellement. Pour réfuter l’idée de « rupture », il suffirait de mettre au défi toute force politique qui accède au pouvoir d’opérer un changement brutal en engageant une politique de décroissance dans le domaine des hydrocarbures.

Il se trouve que les forces politiques qui condamnent « l’économie de rente » adhèrent pleinement et avec zèle à la politique de redistribution. Cette politique de redistribution consiste à la prise en charge par l’Etat des dépenses sociales. Ce qui est très lourd pour le trésor public.

Electoralisme oblige, c’est-à-dire obligation de donner des résultats à court terme, toute force politique accédant au pouvoir se verra contrainte de s’appuyer sur l’augmentation des ressources provenant des hydrocarbures. Les réformes qui établiraient un autre ordre de proportion dans la contribution à la production de richesses nécessitent du temps, beaucoup de temps et les électeurs n’attendent pas ! Mais cet argument contre l’idée de rupture est secondaire.

Le principal est ailleurs. La plupart des critiques oppose « l’économie de rente » à « l’économie productive ». Ils laissent entendre que la production des hydrocarbures ne relèverait pas de « l’économie productive ». Ce qui est une contre-vérité. En réalité « l’économie productive » de l’Etat a échoué dans la plupart des autres secteurs de l’industrie. La mécanique, l’électronique, l’électroménager, les véhicules industriels et nombres d’autres créneaux industriels sont devenus des charges du trésor public. Seuls les hydrocarbures ont continué à fournir au pays les ressources pour répondre aux besoins sociaux du pays.

Le prix du baril de pétrole ayant la faveur du marché a permis de masquer une gestion dispendieuse des hydrocarbures. L’Etat a révélé son incompétence dans les autres secteurs industriels. Circonstance aggravante, cet Etat a empêché les investisseurs nationaux et étrangers d’assurer au pays la croissance industrielle qui manque terriblement dans ces moments de crise.

Ce qui est en cause, ce n’est pas « l’économie de rente ». Ce qui est en cause, c’est l’économie d’Etat soumise à l’administration et à la politique. Au lieu d’évoquer une hasardeuse « rupture avec l’économie de rente », il faut parler de réformes économiques, de réformes libéralisant l’économie, de réformes qui garantissent le droit de propriété et le droit d’investir librement à l’abri des réglementations tracassières. Mais la plupart des critiques de « l’économie de rente » sont des étatistes. Opéreront-ils la « rupture » qu’on attend d’eux, leur passage progressif à l’économie de marché et à la reconnaissance de la liberté d’investir ?

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