En réduisant la famille à une collection d’individus, en salariant la société, l’État consolidait son pouvoir à court terme, il le détruisait à long terme.
L’État postcolonial a poursuivi la destruction d’une famille fragilisée en adoptant une politique salariale, égalitariste et de subordination dite socialiste, qui a tenté les individus. Il les a coupés de leur famille, sans se rendre compte qu’il se coupait lui-même de la société.
Comme la famille et comme l’illustre la fiscalité, il n’obtiendra pas de retour sur investissement. Il enclenchera la mécanique hobbesienne d’une guerre de tous contre tous dont l’ennemi postcolonial s’efforcera de profiter. L’individu doit être pensé en effet sous le paradigme de l’entreprise plutôt que de l’individu abstrait, mais l’entreprise signifiant moins la subordination de l’individu à la machine que l’agencement collectif et l’association[1].
L’entreprise a quelque chose à voir avec l’anthropologie, la famille. Comme se règlent les rapports au sein de la famille peuvent se régler les rapports au sein de l’entreprise et des autres institutions. La thèse sous-jacente de ce texte : partir du microcosme pour arriver au macrocosme par connexion et résonnance et non par totalisation. Il faut renoncer à pouvoir tout tenir, le tout et la partie, d’un seul tenant, à tout prendre, à tout comprendre (con, prendre).
Le macrocosme ne totalise pas le microcosme, le global ne totalise pas le local, il l’englobe en partie comme il se peut. Entre le microcosme et le macrocosme une question d’échelle. L’échelle supérieure ne « comprend » pas l’échelle inférieure, elle comprend des éléments. Le « jeu » peut être à somme nulle (gagnant-perdant), positif (gagnant-gagnant) ou négatif (perdant-perdant). La globalisation peut être destructrice si englobant le local entièrement, elle le coupe de ses sources. Elle peut être vivifiante, si en élargissant les ressources du local, elle améliore celles-ci. Le global et le local équilibrent alors leurs échanges en diversifiant, compliquant leurs rapports.
Pour rattraper le monde dans sa course, la famille algérienne étant donné ses ressources limitées (et toute famille nombreuse dans un contexte de rareté et de compétition, donc en situation de transition démographique), ne peut pas investir également dans tous ses membres. Elle ne l’a jamais fait.
La différence naturelle d’âge, d’entrée dans la vie, échelonne les rapports entre les membres de la famille. Le cadet grandit sous le junior. On entre dans la vie après d’autres, le premier arrivé est le premier servi. En voulant accéder aux ressources du monde, la famille se différencie, détache des membres et en fixe d’autres. Toutes les familles n’ont pas les mêmes « préférences » : certaines préfèrent l’égalité à la puissance, l’indépendance à l’interdépendance, la liberté à la solidarité, d’autres l’inverse. Ces dernières se transforment en entreprises, les premières se réduisent en familles conjugales. Les « préférences » ne sont pas naturelles, on peut en changer : déçues par la solidarité, elles peuvent se préférer « libres ». On préfère ce qui nous réussit. Il reste que ce qui nous réussit un jour ne nous réussit pas toujours : « le sol peut se dérober sous nos pieds ».
La différenciation suppose la solidarité : se différencient les familles qui postulent au départ la solidarité. Celles qui préfèrent l’égalité se scindent au lieu de se différencier[2]. Avec la solidarité, c’est toute la famille qui investit dans un de ses membres.
Aux premières étapes de la différenciation, se met en place une certaine division du travail entre les membres de la famille. Dans un milieu dominé par une logique étatiste de séparation des individus, la sauvagerie de l’enfance[3] et le manque d’anticipation des chefs de famille dépassés par le changement font oublier à la personne détachée le lien familial, le retour d’investissement.
Le « détaché » pour l’honneur de la famille, soutenu par le milieu, finit par se détacher pour lui-même. Il ne sera pas responsable du reste de la famille resté en arrière et en soutien. De membre d’une entreprise familiale, il devient membre d’une entreprise étatique ou fondateur d’une entreprise privée reniant ses engagements avec l’ « entreprise familiale » qui l’a détaché. Il rompt avec une division sociale du travail, avec la différenciation familiale qui l’a porté.
Le même raisonnement peut être effectué du point de vue de l’Etat en considérant par exemple les dépenses d’éducation et le retour sur investissement. La demande des médecins d’être dispensés du service civil exprime un état d’esprit général. « Ils ne regardent pas en bas ».
La gestion d’un État peut être plus compliquée que celle d’une famille, mais elle reste animée du même esprit. C’est la famille qui investit au travers de l’État ou du marché et c’est pourquoi l’individu ne devrait pas être le seul à récolter. L’individu rend avec intérêt à l’État, à la famille ce qui lui a été prêté, autrement nous ne sommes plus entre frères et égaux. Nous avons trop tendance à considérer pour des droits ce qui ne doit être pris que pour des prêts. L’individu a des droits sur la famille et l’État, mais pas l’inverse. Les déséquilibres « budgétaires » peuvent filer et profiter à une partie en pure perte.
En préférant un rapport de prédation à un rapport de coproduction (prendre à la nature sans lui rendre), en préférant une différenciation sociale sous contrainte étatique dite socialiste plutôt que collective, différenciante et solidarisante, nous avons préféré l’étatisme et l’individualisme, parce qu’ils nous donnent des droits et pas des devoirs. Ecce Homo. En privilégiant l’État sur la famille, nous avons en vérité préféré un système familial sur un autre, un autre que le nôtre, un système familial qui ne pouvait qu’empêcher notre système de famille de fonctionner correctement, de déterminer correctement le fonctionnement de nos institutions. Nous avons joué l’idéologie contre l’anthropologie (Emmanuel Todd) et nous ne pouvions qu’échouer. En refusant une différenciation sociale ordonnée par notre sens collectif et adaptée à notre condition dans le monde, nous ne pouvions pas nous mettre à la hauteur du monde, nous ne pouvions pas envisager de retour sur l’investissement collectif. Tous égaux dans une quasi-indifférenciation destructrice pour la majorité et bénéfique pour une minorité nomade et apatride.
Un État totalitaire est un État qui ne conçoit pas le développement d’une société en dehors de lui. L’État c’est la société, le Parti c’est la société. Une telle confusion se peut historiquement : l’histoire peut confondre à un moment ou un autre les deux pôles que sont l’Etat et la société civile, en faisant s’estomper l’un des termes : Etat sans société ou société sans État. Mais s’estomper n’est pas disparaître, chacun pouvant renaître de l’autre à tout moment.
Le succès d’un tel État totalitaire dépend de l’adhésion de la société qui se laisserait comme absorber, comme militarisée. Adhésion temporaire, car un tel Etat ne peut faire longtemps illusion : ces ressources dépendent à longue échéance du développement de celles de la société civile, or dans un tel état, tout est attendu de l’État.
L’État totalitaire finit par s’épuiser. L’État chinois ne totalise pas la société. Après son mot d’ordre « enrichissez-vous », il passe au mot d’ordre, « soyez solidaires » (autour du Parti, de l’Etat). Après une différenciation productive vient une remise en ordre sociale et étatique. État et société ne se confondent pas, ils se différencient et s’indifférencient comme peuvent l’exiger les circonstances. Ils sont comme le Yin et le Yang du taijitu, l’un dans l’autre, contraires et complémentaires.
Dans le contexte mondial actuel de croissance des inégalités sociales et de durcissement de la compétition internationale, un retour appuyé à la doctrine communiste est dicté par la stratégie du Parti communiste. En décidant de disputer la suprématie aux USA, il engage une confrontation qui exige un resserrement des rapports entre l’Etat-parti et la société. Il reste cependant que la « doctrine » communiste, qui resserre en même temps le combat présent au combat passé du Parti communiste, va être balancée par la « tradition » chinoise. Il s’agit de construire un socialisme aux caractéristiques chinoises, de créer un avenir en s’inspirant de l’histoire, en poursuivant la sinisation du marxisme affirme son secrétaire général-président[4].
La Chine oppose le socialisme au libéralisme occidental, mais non pas un socialisme chinois, mais un socialisme aux caractéristiques locales, nationales. Un retour à la doctrine marxiste permet à l’État chinois de s’appuyer sur le combat mondial anti-impérialiste sans avoir à exporter sa culture.
La société a besoin d’une doctrine qu’elle travaille. Car le rapport de la société à ses croyances dans sa part active est un rapport d’expérimentation. Elle croit à ce qui lui réussit, peut lui réussir, sans oublier que ce qui lui réussit un jour ne lui réussira pas toujours. Il faut donc faire fondamentalement confiance à sa société, à sa capacité de transformation et d’adaptation. Si elle suit une mauvaise pente, c’est que beaucoup de choses l’y incitent.
L’élite sociale est rarement plus sensée que la société, seulement plus intelligente parce que mieux équipée. Mais elle doit aussi se méfier de son « équipement » qui peut lui dicter sa conduite[5]. Si l’élite ne partage pas les mêmes dispositions que la société, elle se condamne à l’impuissance. Le monde postcolonial a séparé l’élite de sa société, il a voulu en disposer, il lui a donné des dispositions que ne lui a pas inspirées la société. L’élite n’a pas pu faire de société à son image, la société n’a pas pu s’identifier à son élite. L’élite était mal inspirée, doublement, de part et d’autre, du côté de la société et du côté du monde.
Comment une société se dit à elle-même et se dit au monde, hors de la confusion, diffèrent nécessairement. Cela tient au fait que ce que partagent les sociétés est différent. Plus le partage est circonscrit, plus un espace d’échange est rendu possible. La Chine en revenant au marxisme des fondateurs du Parti communiste, mais en ne reniant plus les « caractéristiques chinoises » comme le faisaient les fondateurs, dispose de deux langages : un langage interne propre et un langage extérieur commun à l’humanité que l’histoire a largement contribué à diffuser. Je retrouve la fameuse théorie chinoise de la double circulation évoquée ailleurs pour l’économie nationale[6].
Elle propose à chaque société d’adopter une doctrine occidentale dominante (socialisme ou libéralisme) dans ses échanges extérieurs en s’appuyant sur ses propres caractéristiques pour développer sa propre doctrine afin de défaire la suprématie idéologique occidentale. Ce que chaque société postcoloniale a effectivement effectué, mais trop souvent de manière passive, inconsciente et donc peu stratégique.
Chaque société postcoloniale a comme interprété dans sa lutte anticoloniale et anti-impérialiste le marxisme selon ses propres caractéristiques. De manière impensée, confuse et rarement claire. Il y a donc eu des socialismes, comme il y a des capitalismes. Ces socialismes ont échoué nous dit le Parti communiste chinois parce qu’ils n’ont pas produit leur propre doctrine socialiste, ont déprécié leurs caractéristiques nationales, épuisé leurs propres ressources. Il en est résulté des sociétés qui ne pouvaient pas entrer en résonnance avec le reste du monde dominé. Ainsi faut-il comprendre la leçon que le Parti communiste chinois adresse au monde quand il projette de « poursuivre la sinisation du marxisme ».
Le monde va inventer un nouveau langage commun pour disputer au langage néolibéral la prééminence. Un nouveau langage qui puisse nourrir des langages locaux, entretenir des doctrines socialistes diverses, et être nourri par eux.
Dans l’opposition et la complémentarité de la doctrine marxiste et de la sagesse chinoise (ainsi peut-on traduire « socialisme aux caractéristiques chinoises ») au sein du discours politique chinois, ce sont les entrepreneurs qui n’apparaissent pas parmi les forces sociales. Le socialisme a longtemps opposé le travail au capital et le libéralisme cultive toujours la libre entreprise. En vérité le Parti communiste se conçoit comme une vaste entreprise politique, un véritable entrepreneur politique. Il l’a prouvé par sa réussite militaire (indépendance nationale), puis par sa réussite économique.
La meilleure illustration de l’État comme entrepreneur politique est donnée par l’État de Singapour qui a inspiré Deng Xiaoping. Il est comme l’archétype de l’État de l’Asie orientale. Le Parti communiste s’efforce de regrouper les différentes élites sociales, le politique étant d’abord le coordinateur des élites sociales avant d’être le coordonnateur. Dans la sagesse chinoise, le parti communiste résonne avec la notion de bureaucratie céleste[7].
Gloire aux entrepreneurs, mais pas seulement ceux économiques de la doxa. Dans notre pays, beaucoup ont appris à travailler avec l’État, mais pas avec le monde et la société. Dans son discours Xi Jinping, ne célèbre donc pas les entrepreneurs comme catégorie particulière. Il célèbre l’esprit de perfectionnement et l’innovation[8]. La concession qu’il fait à la doctrine socialiste en déclassant l’entreprise comme catégorie chérie du libéralisme est rattrapée par la sinisation et l’entreprise comme paradigme. Il ne faut pas confondre entreprise et entrepreneur, entrepreneur et entrepreneur économique. L’entrepreneur est autant une production de l’entreprise que l’entreprise une production de l’entrepreneur.
L’entreprise occidentale a été avec le taylorisme et le fordisme, le dernier territoire du féodalisme. Le paradigme occidental de l’entreprise est dominé par le modèle familial du seigneur et de sa « maison ». L’esprit de l’entreprise algérienne, de l’agencement des collectifs de la société algérienne, ne peut pas être emprunté. Il doit être investi dans des modèles d’entreprises qui lui réussissent et le renforcent.
Reprenons notre point de départ : dans une doctrine sociale travaillée par l’anthropologie historique réside la clé du développement. La famille, l’Etat et l’entreprise sont et doivent être dans des rapports de résonnance et de similitude. Il n’y a pas trois individus différents dans la famille, l’entreprise et l’Etat, mais des individus identiques qui en se simplifiant ou se compliquant fonctionnent différemment dans des situations différentes.
Les rapports entretenus ici et là s’efforcent d’entrer en concordance plutôt qu’en dissonance. Ils ne peuvent résonner différemment qu’au désavantage de leur porteur. L’État totalitaire qui sépare les individus pour mieux les totaliser constitue un rapport limite, dans certains cas un rapport paroxystique de la société et de l’État. Il vide à longue échéance la société, la famille et l’entreprise, de leurs ressorts vivants.
Soutenons en guise de conclusion : il faut remettre l’esprit de la famille, la famille élargie s’entend et non celle réduite de la société salariale, au centre du jeu social pour rééquilibrer nos rapports et préserver notre dignité.
[1] Voir notre article Individu possessif ou collectif ? du 10 janvier 2019. http://www.lequotidien-oran.com/?archive_date=2019-01-10&news=5271658
[2] Le travail de l’anthropologue et du démographe Emmanuel Todd sur les systèmes familiaux est une de nos références. Voir en particulier l’opposition entre la famille souche et la famille nucléaire égalitaire. https://fr.wikipedia.org/wiki/Syst%C3%A8me_familial_selon_Emmanuel_Todd
[3] C’est à Kateb Yacine que j’emprunte le concept de jeunesse : éternelle sauvagerie. L’entrée dans le monde oppose l’individu au monde, la volonté de l’un et la « réalité » de l’autre. On ne doit pas s’étonner donc que la jeunesse puisse préférer l’utopie à la culture, soit tenter de refaire le monde plutôt que de s’y soumettre pour mieux l’apprivoiser.
[4] Discours de Xi Jinping lors d’une cérémonie marquant le centenaire du PCC (TEXTE INTÉGRAL). http://french.xinhuanet.com/2021-07/01/c_1310038353.htm
[5] Voir notre article La Science sauvera-t-elle l’humanité ? « Mener le combat qui convient aux armes» et «fabriquer les armes qui conviennent au combat», montrent la ligne de démarcation claire entre la guerre traditionnelle et la guerre future ». http://www.lequotidien-oran.com/index.php?news=5301336&archive_date=2021-05-06.
[6] Voir China Trends #7 – La « double circulation » de l’économie chinoise. https://www.institutmontaigne.org/blog/china-trends-7-la-double-circulation-de-leconomie-chinoise.
[7] Étienne Balazs. La bureaucratie céleste : recherches sur l’économie et la société de la Chine traditionnelle, Paris, Gallimard, 1968.
[8] « Pour accomplir le grand renouveau de la nation chinoise, le Parti communiste chinois a uni et guidé le peuple chinois, fait preuve d’une confiance en soi et d’une volonté d’autoperfectionnement inébranlables, su innover tout en maintenant le bon cap, mené de front la grande lutte, la grande œuvre, la grande cause et le grand rêve, et réussi la grande réalisation du socialisme à la chinoise de la nouvelle ère. » Discours de Xi Jinping lors d’une cérémonie marquant le centenaire du PCC. Ibid.
L’inquiétude, la déception, le découragement, la frustration, le désarroi, la détresse habitent les familles. Une caste monopolise l’Etat et ses bénéfices, le transforme non seulement en instrument de domination politique, mais en source de pouvoir économique. La politique conservatrice du pouvoir a créé une société duale verticalement divisée, qui reproduit comme au temps du colonialisme une véritable hiérarchie sociale stratifiée.
Il faut calmer le jeu. le citoyen a le droit de critiquer, d’exprimer son point de vue sur la situation du pays, et la position de tout organisme national, car le temps politique est lourd comme un orage d’été qui n’éclate pas, mais une étincelle peut déclencher un incendie. Tout peut basculer, le tragique peut frapper à tout moment, il faut l’écarter. Le changement plane, se dessine, il faut éviter qu’il ne se fasse pas par la violence. Proverbe iranien : «Si l’on peut défaire le nœud avec les doigts, pourquoi y mettre les dents ?» Il existe dans l’opinion publique, qui est la forme directe de l’expression des citoyens, une volonté de changement de pouvoir et de politique. Il faut donner le pouvoir au peuple, le pouvoir qu’il n’a eu qu’à subir jusqu’à présent, pour éviter la radicalisation politique qui le précipiterait dans l’escalade de la violence. L’avenir s’écrira par le peuple qui œuvre pour l’intérêt général.