Mohamed Balhi est journaliste et écrivain. Il est auteur de « Zâatcha 1849 : l’insurrection des Ziban », paru aux éditions ANEP en 2015, et de « Dey Hussein, dernier souverain d’El Djazair 1818-1830 », édité en 2018 chez ANEP à Alger. Il revient sur la récupération par l’Algérie de 24 crânes de résistants algériens décapités lors des premières années de la colonisation française (entre 1840 et 1850) et qui étaient conservés dans les réserves du Musée d’histoire naturelle de Paris. Les têtes des résistants avaient été prises en France comme des « trophées de guerre » par des officiers français.
24H Algérie : L’Algérie a récupéré les crânes de résistants algériens presque quatre ans après le début des ‘tractations » politiques avec les autorités françaises. Quel commentaire faites-vous sur cette restitution que certains qualifient de tardive?
Mohamed Balhi: Certes il y a eu des tractations, mais il faut dire qu’il n’y avait pas de volonté politique ferme de la part du cercle rapproché de l’ex-président de la République. L’ancien Premier ministre Ahmed Ouyahia avait même dit, à un moment donné, qu’on n’avait pas besoin de récupérer ces crânes et qu’il fallait les laisser là où ils étaient. Les trois derniers secrétaires généraux du FLN (depuis 2016) ne se sont pas impliqués, s’occupant de leurs propres intérêts personnels. Je considère cela comme une forfaiture. Ils n’avaient rien à voir ni avec le FLN ni avec la Révolution. Si vous vous souvenez bien, on a reçu à l’APN la petite fille du Bachagha Bengana. C’était une réception en grandes pompes. Malheureux de dire que le FLN de Boudiaf, d’Abane, de Khider et d’Ait Ahmed est arrivé à cette déliquescence.
Aujourd’hui, l’Algérie post-Bouteflika peut se permettre de récupérer les crânes grâce notamment aux efforts de l’historien et anthropologue Ali Farid Belkadi qui a révélé en premier l’existence de restes mortuaires en 2011 (il est auteur notamment de « Boubaghla : le sultan à la mule grise : la résistance des Chorfa », paru en 2014 aux éditions Thala). Ensuite, il y a eu en 2016 la pétition de l’écrivain et journaliste Brahim Senouci qui avait sollicité la Présidence de la République de l’époque pour intervenir mais sans avoir de réponse.
Votre livre « Zâatcha 1849 : l’insurrection des Ziban » a été aussi une contribution au débat sur une période encore peu connue de l’Histoire algérienne…
En plus de mon livre, il y a eu aussi d’autres écrits. Cependant, c’était pratiquement un coup d’épée dans l’eau. A un moment donné, le directeur du Musée de l’Homme de Paris (Pierre Dubreuil) avait déclaré qu’il était prêt à restituer les crânes et qu’il attendait un retour des autorités algériennes (en 2017, Alger n’avait pas encore formulé de demande des restitution). Au sein de l’Etat algérien, des forces bloquaient cette restitution. D’ailleurs quand un président (Bouteflika) séjourne à l’Hôtel des Invalides à Paris (structure militaire qui abrite, entre autres, les organismes dédiés à la mémoire des anciens combattants français), cela veut tout dire.
Je considère que la restitution des restes mortuaires est, quelque part, la restitution d’une partie de nous mêmes. Il y a une forte volonté chez la nouvelle génération algérienne d’apprendre plus sur cette partie de notre Histoire. On le voit à travers les réactions sur Facebook. Le récit national est en perpétuel construction. Il faut combler les vides. Cela ne se fera pas avec le nationalisme chauvin mais avec le patriotisme. Et là, je reprend une belle expression : « le nationalisme, c’est la haine des autres. Et le patriotisme, c’est l’amour de soi ».
Depuis la révolution du 22 février 2019, il y a comme une réconciliation avec la mémoire. Preuve en est, les noms de Ben M’hidi, Abane, Ali La Pointe ont été scandés (dans les marches). Donc, quelque part, il ya une envie de connaître notre histoire. La nouvelle génération, autant que l’ancienne, manque de repères. Ils ne connaissent pas Si Moussa El Derkaoui, Mokhtar El Titraoui ou Ahmed Bouziane. Pour l’anecdote, quand j’ai évoqué Cheikh Bouziane(qui a mené la bataille de Zâatcha), on pensait que je parlais de Cheikh Ben Bouziane de la célèbre chanson gnawie (du nom de Sidi M’Hammed Ben Bouziane Sidi Abderrahmane de Kénadsa).
Comment expliquez-vous cette situation. Est-ce la faute de l’école qui n’a pas enseigné l’Histoire de l’Algérie ?
A partir de 1962, on a fait en sorte que certaines parties de notre Histoire soient mises de côté. On a banni des manuels scolaires les noms des 22 personnalités qui ont été à l’origine de la guerre de libération nationale. On a glorifié Cheikh El Ibrahimi et on a omis de parler de Cheikh Larbi Tebessi y compris au sein des Oulémas.
Pourquoi?
A cause de rapports de forces politiques. On imposait l’évocation d’une tendance aux dépends d’une autre. On avait dit que Boumediène avait laissé aux Oulémas le soin de concevoir l’école algérienne. On oubliait Mohamed Mechati et d’autres. Pour beaucoup, le groupe des 22 est une inconnue.
Et je ne parle pas de la révolte des Zâatcha. Cette bataille était enseignée à Saint Cyr à Paris (école militaire). En 2002, on avait même baptisé une manoeuvre militaire « exercice Zâatcha ». C’est pour vous dire l’importance de cette bataille qui était un traumatisme pour l’armée coloniale, confrontée pour la première fois à une guerre des Oasis.
Nous avons donc une Histoire fantastique qu’il faut se réapproprier avec de la lucidité et de la distance pour ne pas tomber dans la langue de bois et dans le chauvinisme qui nous éloignent de la vérité historique.
Ne faudra-t-il pas parler de la faillite des historiens algériens qui n’ont pas suffisamment écrit, par exemple, sur la résistance populaire du début de l’occupation française ?
C’est la faillite d’une politique qui a mené à une forfaiture. Quand on voit à la tête du FLN des usurpateurs, on constate sur quelle voie nous étions partis. Des historiens ont essayé de faire leur travail mais ne pouvaient pas accéder aux archives en Algérie et en France. Il faut se battre pour qu’il ait une ouverture des archives vers le monde universitaire et vers les historiens. Il faudrait rendre hommage aussi à des historiens français comme Jean Luc Einaudi qui ont apporté beaucoup de choses à la compréhension de certains faits historiques. Des chercheurs américains et britanniques se sont intéressés aussi à notre Histoire.
Il faut encourager ce regard multiple sur notre passé, sur les 130 ans de colonisation française, sur les trois siècles de la période ottomane, sur la période romaine…La colonisation de peuplement en Algérie a été accompagnée de génocides surtout entre 1830 et 1888. Un crime contre l’Humanité a été commis à Zaatcha, pratiquement toute la population a été décimée avec des têtes décapitées exposées au Musée de l’Homme à Paris (plus de 1000 personnes ont été massacrées et la tête de Cheikh Ahmed Bouziane a été exposée à Biskra pour faire peur à la population).
L’Histoire de l’Algérie n’est pas celle d’un protectorat comme au Maroc ou en Tunisie, c’est une colonisation de peuplement qui n’a pas encore révélé ses secrets. Il faut qu’il ait d’abord une réelle volonté politique, ensuite le reste viendra.
Comment ?
Avec la réalisation de documentaires, de films, l’écriture de livres… Les Américains parlent en continu de leur passé. Idem pour les juifs à propos de la Shoah. Parler de l’Histoire ne signifie pas avoir un regard passéiste, glorificateur et nationaliste. Tu ne peux pas comprendre ton présent sans avoir un regard critique sur ton passé. Le récit national doit être complété chaque jour par l’apport des historiens, des anthropologues et des chercheurs
Faut-il continuer de réclamer la récupération d’autres biens pris par le colonisateur français comme le canon de Baba Merzoug d’Alger?
Pourquoi je dis que la restitution des restes mortuaires est exceptionnelle? Parce que là, on a affaire à l’humain. Un crâne non enterré, c’est quelque part l’humanité elle même qui est emprisonnée dans une boite ou une armoire dans un Musée. Un canon reflète une époque. Il y a nos canons qui sont exposés aux Invalides à Paris et qui remontent à la période ottomane. Des canons coulés durant la période du Dey Ahmed Benothmane à partir de 1770. Il faut une sépulture digne pour des restes mortuaires dans une terre que ces résistants ont vaillamment défendus. Après pratiquement 170 ans d’oubli, nos résistants peuvent enfin dormir du sommeil du juste. Il était anormal que leurs crânes soient gardés dans un Musée de l’Homme dans un pays des droits de l’homme. C’était un déni.
La restituation des restes mortuaires n’absout pas la France coloniale de ses crimes. Cela dit, il faut faire la différence entre la France coloniale et le peuple français. Les Algériens n’ont pas la culture de la rancoeur et de la haine. Ils veulent être en conformité avec leur passé et s’ouvrir vers d’autres peuples à commencer par le peuple français. Il y a des français qui ont défendu la cause algérienne et la cause du FLN. Des officiers et des hommes politiques avaient dénoncé les exactions de l’armée et de l’administration coloniales y compris à propos de Zâatcha. Ceux qui ont l’habitude de nous donner des leçons des droits de l’homme qu’ils parlent du massacre de Zâatcha.
Vous avez souvent prévenu contre « la littérature coloniale »
Oui. Il ne faut pas qu’on tombe dans le piège de la littérature coloniale en parlant, par exemple, de Chérif Boubaghla, l’Homme à la mule, alors que son vrai nom c’était Mohamed Lamjad Benabdelmalek. Lamjad, c’était la noblesse. Dès le début de la colonisation, en 1830, avec le débarquement des troupes du général Auguste De Bourmont, ils se sont attaqués aux biens et ont détruit les manuscrits. Il y a eu beaucoup de pillages. Ils ont voulu effacer l’identité algérienne. A la Casbah d’Alger, par exemple, on a changé les noms des rues. Chaque rue portait le nom d’une corporation comme les bijoutiers ou les tisserands. Cela reflétait la culture d’un pays qui avait la tradition des métiers. Les occupants ont changé les appellations pour donner des noms d’animaux aux rues : Rue de l’Antilope, Rue du Chameau … etc. C’était une manière de suggérer que l’Algérie n’avait pas de culture ni de civilisation.