Quelle région, quelle ville, quel village, quel douar sur cette terre ancestrale n’a pas donné le ou les meilleurs de ses fils pour la liberté et l’indépendance de l’Algérie. C’est ce sacrifice commun qui est le creuset de notre identité et de notre histoire. L’amour de l’Algérie est notre seul étendard. Nous le hissons haut aussi bien dans la joie que dans les moments de détresse. C’est notre seul arme face à l’ennemi : rappelons-nous ces beaux drapeaux naïvement cousus déployés pendant la révolution. Notre drapeau est synonyme de liberté et d’indépendance : les fous de Dieu ne l’ont jamais endossé.
Le M’zab généreux a donné à l’Algérie le plus prodige de ses fils : Chikh Zekri, plus connu sous le nom de Moufdi Zakaria, chantre incontesté du mouvement national algérien, de sa naissance jusqu’à l’indépendance en 1962 et au-delà. Il est l’auteur de ce que nous chérissons le plus après le drapeau vert et blanc : Kassaman.
C’est aussi un authentique maghrébin , tant sa foi en l’unité maghrébine était transcendante. Quel autre que lui a fait ou pouvait faire un tel serment : « Je jure par l’Unicité de Dieu que j’ai foi dans l’unicité de l’Afrique du Nord pour laquelle j’agirai tant qu’il y aura en moi un cœur qui bat, un sang qui coule et un souffle chevillé au corps. » Tous les dirigeants du Maghreb devraient en prendre de la graine. Dieu sait la chance que nous avons de partager la même religion, les mêmes langues, une histoire commune. Nous avons combattu les mêmes ennemis. Nos paysages se ressemblent. Nos frontières sont plus des blessures qu’ autre chose : elles tardent seulement à cicatriser.
Moufdi Zakaria est né en 1908 à Beni Izguen (Ghardaïa). Il entame sa scolarité à Annaba où son père est commerçant et parachève ses études à l’université de la Zeitouna à Tunis, où il acquiert une solide formation en arabe et fait l’apprentissage de l’activisme politique.
Il meurt le 17 août 1977 à Tunis, à l’âge de 69 ans, il y a de cela quarante-trois ans exactement aujourd’hui. Tunis lui a toujours fait honneur. Il sera enterré dans sa ville natale. Dans l’anonymat le plus absolu. Mais Kassaman lui a déjà, de son vivant, assuré l’éternité.
Moufdi Zakaria a accompagné le mouvement nationaliste avec sa poésie et son militantisme jusqu’à l’indépendance . Il est resté un poète engagé jusqu’à sa mort. Il a écrit nos principaux chants révolutionnaires dont bien sûr l’hymne national. Militant au sein de l’Etoile Nord-Africaine (ENA) puis du Parti du peuple algérien (PPA), il compose le premier hymne vraiment national « Fidaou el-Djazaïr». Plus tard, il adhère au Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD). Son action militante lui vaut plusieurs arrestations et emprisonnements. Il collabore avec plusieurs journaux clandestins.
En 1955, il rejoint le FLN. Il est arrêté en 1956 et incarcéré à Barberousse. C’est là que commence l’épopée de «Kassaman». A la demande de Abane Ramdane et Benyoucef Benkhedda, il accepte de composer un hymne national. N’ayant ni papier ni crayon, il honore son contrat en utilisant son propre sang comme encre et le mur de sa cellule comme support . La légende de Kassaman vient de naître. J’imagine une telle légende ailleurs : elle aurait donné lieu à une production littéraire et cinématographique foisonnante. Rien de tel chez nous : je me demande même si cette histoire est racontée dans les écoles.
« Kassaman » s’appelle d’abord « Fach-hadou », selon le refrain . Il est chanté pour la première fois à la Radio Télévision Tunisienne en 1957. Après plusieurs essais non concluant, la composition définitive de l’hymne revient au compositeur égyptien Mohamed Fawzi.
Moufdi Zakaria a vécu les dernières années de sa vie à Alger comme représentant d’une société italienne de cosmétiques et n’avait pas de domicile fixe. Cette information est délirante. Que Dieu nous pardonne, même si l’Histoire ne nous pardonnera jamais. Cela me rappelle l’histoire du plus grand poète argentin Jorge Luis Borges, directeur emblématique de la Bibliothèque nationale de de Buenos-Aires , qui s’était opposé au coup d’État militaire de 1976. Croyant sans doute l’humilier , la junte militaire le nomme « contrôleur de la volaille et des lapins » au marché central de Buenos-Aires.
Le régime algérien n’ira pas jusque-là dans son mépris des élites. Mais rien n’explique que Moufdi Zakaria vécut à Alger sans avoir de domicile fixe. Le mépris est là. Heureusement que la Tunisie voisine, qu’il aimait tant, lui a toujours réservé le meilleur des accueils, Bourguiba en tête.
Il est difficile de se prononcer sur la nature exacte des relations que Moufdi Zakaria entretenait avec le régime depuis 1962. Il n’a pas subi d’oppression même s’il a gardé intact son franc-parler. Cependant, deux interventions publiques de sa part donnent à réfléchir. La première est la longue lettre qu’ il adresse à Ben Bella, alors président, au mois de mai 1965, soit un mois avant qu’il ne soit chassé du pouvoir par un coup d’État . Une lettre d’une acuité et d’une actualité étonnante dans laquelle il met en garde contre les dérives du pouvoir.
La deuxième intervention a lieu en 1972, au cours du Séminaire sur la pensée islamique. Au moment où Moufdi Zakaria monte à la tribune pour faire sa communication, un groupe d’étudiants présent dans la salle entonne « Fidaou el-Djazaïr ». Bientôt, toute la salle debout reprend en chœur sous le regard inquiet de Mouloud Kassem , grand ordonnateur du séminaire. Il faut dire que ce chant est historiquement associé à l’ENA et Messali Hadj, toujours bête noire du régime.
Le sort des élites oscille entre oppression et oubli, forme la plus courante du mépris. La reconnaissance, lorsqu’elle s’impose, est toujours posthume et se décline dans une hypocrisie absolue et un formalisme de marionnettes. Le poète de l’Algérie et de sa Révolution n’a pas échappé à l’oubli. Par contre, sa dignité est toujours restée intacte, lui qui n’a jamais été demandeur de quoi que ce soit. Il a trop chanté la liberté pour se permettre d’aliéner la sienne contre des prébendes.
Moufdi Zakaria est resté jusqu’à la fin de sa vie fidèle à son idéal maghrébin auquel il croyait tant. Il a célébré dans deux œuvres la Tunisie (A l’ombre des Oliviers) et le Maroc (Inspiration de l’Atlas) et qui lui ont fait mériter plus que tout autre le titre de « poète du grand Maghreb arabe ».