La polarisation de la société civile, c’est la perception de la société en deux pôles irrémédiablement opposés, deux pôles aux intérêts inconciliables, deux pôles dont l’affrontement ne peut aboutir qu’à la disparition de l’un deux. De l’opposition de classes, prolétariat contre bourgeoisie, à la constitution de fronts, progressistes contre conservateurs, islamistes contre modernistes, ce sont toujours deux pôles qui s’affrontent. La stratégie de la polarisation est aux hommes politiques algériens ce que la prose est à Monsieur Jourdain.
C’est en effet, une stratégie présente dans la presque totalité des courants politiques et idéologiques du pays. Son succès provient de son articulation autour d’une question simple et immédiate: « Pour ou Contre? ». Une question portée par l’évidence et le raisonnement primaires.
La stratégie de la polarisation
Cette stratégie possède néanmoins sa théorie et ses penseurs. Plus élaborée, elle trouve ses fondements dans la théorie du développement historique par la contradiction dialectique et la conception de la société comme construction rationnelle. Karl Marx en a posé l’édifice conceptuel en empruntant à Hegel le développement dialectique. Lénine l’a élevé au statut d’art politique en développant les tactiques et stratégies de conquête et de préservation du pouvoir. Ainsi, la tradition marxiste et léniniste rencontre aisément le bon sens dont Descartes a pu dire qu’il est « la chose du monde la mieux partagée ».
Pour cette école de pensée, la Société est divisée en classes et groupes de classes aux intérêts antagoniques. L’affrontement est donc inévitable. Pendant longtemps, la violence restait la forme de résolution de cette « contradiction antagonique ». La polarisation de la Société ignore les liens historiques et culturels qui ont fait émerger en Nation une population dont les intérêts tendent bien au contraire vers l’harmonie que vers « l’opposition antagonique des intérêts ». C’est cette réalité et le refus des citoyens de s’associer à la stratégie de la guerre civile qui contraignent les « mouvements révolutionnaires » à la voix pacifique.
La stratégie de la polarisation prend une forme non violente mais demeure une stratégie de division de la Société en groupes « d’intérêts irréconciliables ». Dans notre pays, au cours des “années socialistes”, les propriétaires des grandes exploitations agricoles, les mandataires et les maquignons qui assurent dans la distribution la fluidité des produits agricoles et de l’élevage ont été désignés comme “ennemis de la révolution”. Cette mise à l’index n’a pas épargné les entrepreneurs et investisseurs. Toute la période socialiste de l’Algérie, de l’Indépendance aux années 80, est imprégnée de cette logique de la polarisation de la société.
Malheureusement, cette idéologie rémanente continue d’occuper une place importante au sein de la société algérienne. Elle influence les autres courants de pensée. L’islamisme, le nationalisme étroit comme toutes les idéologies reposant sur l’identité portent le même risque de polarisation en discriminant la Société civile. En effet, à partir des années 80, avec la montée du mouvement islamiste, la polarisation ne se fonde plus exclusivement sur les intérêts économiques.
Elle opère un glissement vers un clivage idéologique, l’opposition des « projets de société ».
La polarisation par les « projets de société »
La conception attribuant à la compétition électorale, à la compétition politique, la rivalité de « projets de société » comporte des risques sérieux d’affrontement. Un « projet de société » est par nature collectiviste. Il impose par le haut un modèle préconçu aux citoyens et heurte par conséquent leurs aspirations et croyances personnelles. Il est porté et imposé par un Etat central, conquis par les tenants d’un projet.
Cet État use et abuse de son « monopole de la violence » en recourant à la force de la loi et donc à la coercition. Inévitablement, il aboutit à la violation des libertés individuelles. Les « projets de société » divisent la société civile autour de promesses dont la réalisation est loin d’être assurée tant l’avenir est toujours parsemé de doutes, d’incertitudes et d’illusions.
Au nom de « lendemains qui chantent », ils détournent la Société des maux présents dont la réalité est bien concrète. Les « projets de société » constituent des mouvements d’exclusion au sein de la Société. Ils sèment la haine et la désunion en privilégiant les différents idéologiques. Or la Société civile a besoin de plus d’union, de plus d’apaisement pour favoriser l’existence et le libre cours des opinions, divergentes ou convergentes, dans un climat de tolérance et de paix civile.
La conception qui considère la Société comme le lieu d’affrontement de « projets de société » porte en elle et malgré elle, la perpétuation de l’État autoritaire actuel. Elle confie à cet État autoritaire un rôle d’arbitre, rôle qui explique pour une bonne part la soumission de larges pans de la Société à cet État. Les « projets de société » ne peuvent être perçus que comme éradicateurs. La victoire de l’un suppose la réduction de l’autre. A la satisfaction illusoire des uns, s’ajoute la perspective déstabilisatrice pour les autres. La confiance dans les capacités de la Société à s’autonomiser et à garantir les libertés s’en trouve amoindrie. L’Etat autoritaire en tire le plus grand parti.
Penser autrement l’aspiration à des modes de vie différents
La conception des “projets de société” comporte deux tares majeures. La première, c’est l’objectif d’uniformisation des modes de vie qu’elle induit. Déjà, la législation en place dispose de certains domaines de l’opinion en réprimant les opinions divergentes politiques, religieuses ou idéologiques.
Le citoyen ne peut afficher publiquement ses convictions philosophiques, culturelles, sa conception de la vie et sa conception du bonheur. Le projet islamiste des années 90 prévoyait d’accentuer cette tendance liberticide. Le projet moderniste, malgré ses élans humanistes et universalistes, est perçu par d’autres pans de la société comme une perversion, un reniement de leurs valeurs traditionnelles ou idéologiques. Le projet moderniste suscite donc chez une partie non négligeable de la population une aversion car ressenti comme l’imposition d’un modèle étranger à leurs convictions.
La deuxième tare, c’est que les “projets de société” appellent à l’intrusion de l’Etat dans la vie privée du citoyen. Ils s’appuient sur une intervention législative accrue de l’Etat. Par la législation, c’est-à-dire par la menace de la force ou par la force, l’Etat est appelé à s’ingérer dans la vie privée du citoyen. Ce sont les libertés individuelles qui sont sacrifiées. Obliger un citoyen à vivre au rythme d’un Ramadan imposé ou interdire le port du voile choisi volontairement par une citoyenne sont deux actes liberticides. Dans la conception de la suprématie du droit, c’est-à-dire des libertés fondamentales, l’Etat assure au contraire la liberté à chacun de choisir son mode de vie. Il doit veiller à ce qu’aucun citoyen ne soit menacé, contraint ou violenté pour ses convictions religieuses ou philosophiques.
Aujourd’hui, face à un État autoritaire sous influences idéologiques multiples et contradictoires, la Société civile reste suspendue entre deux perspectives globalement portées par les deux “projets de société”. La conséquence de cette impasse est un statut quo vécu contradictoirement par chacun des “pôles”, islamiste et moderniste, comme une régression. Pour sortir de cette impasse, il faut revenir à l’élément fondamental de la Société: l’individu, le citoyen. Pour cela, l’Etat doit être réduit à ses fonctions régaliennes. Les institutions de l’Etat doivent accéder à un niveau de neutralité idéologique.
Malheureusement, la récente constitution recèle des options idéologiques contraires à la vocation de l’Etat. Il dépend ainsi du réalisme des gouvernants d’en limiter les effets liberticides. Ce qui place les citoyens à la merci des rapports de force et des humeurs idéologiques des gouvernants. Dans une perspective d’instauration des libertés, une grande place doit être laissée aux choix individuels. La loi devra être réduite et elle devra encadrer les types de contrats que les citoyens choisissent librement. Par exemple, le mariage relève de la responsabilité des citoyens qui ont décidé de s’unir.
Selon leurs convictions philosophiques et religieuses, ils optent librement pour un mariage civil selon les normes universelles ou pour un mariage régi par la législation religieuse. Le rôle de l’Etat est de veiller à ce qu’aucun de ces mariages ne résulte de contraintes. L’objectif est de tendre vers la règle: Une plus grande place pour les contrats qui expriment les volontés des citoyens qui s’associent et moins d’ingérence de la loi dans la vie privée du citoyen.
L’héritage offre une autre possibilité de flexibilité: La loi se contenterait de respecter la liberté d’opinion du citoyen qui choisirait librement de s’inscrire dans une démarche coutumière, religieuse ou civile. L’Etat respecterait également la libre disposition du patrimoine du citoyen qui traduirait tout simplement son droit de propriété. La Société a besoin d’une démarche progressive qui peut être pensée comme le “compromis historique” entre les “projets de société” dont chacun d’eux prendrait forme dans les choix individuels et volontaires. C’est une démarche qui nécessite de surmonter nombre d’obstacles qui se dressent sur ce chemin. Parmi eux, les séquelles de la guerre civile.
Les séquelles de la guerre civile
La guerre civile qui a endeuillé profondément l’Algérie demeure un facteur de polarisation. Les pertes en vies humaines ont été considérables au cours des affrontements violents de la décennie 90. Cela engendre inévitablement haine et passion. Les veuves, les orphelins et les amis et proches sont inconsolables. La rancune et la vengeance habitent les esprits.
En 1962, dès la veille de l’Indépendance, malgré les accords d’Evian qui accordaient l’amnistie aux auteurs de crimes de guerre, des actes de vengeance furent malheureusement perpétrés contre la population d’origine européenne. Aujourd’hui avec suffisamment de recul, il est possible d’affirmer que ces représailles furent injustes, inutiles et moralement et politiquement condamnables.
Nous n’en sommes pas là mais les rappels répétés des noms des terroristes repentis amnistiés par la loi peuvent conduire à des actes regrettables et dommageables pour la paix civile. Réduire le climat émotionnel relève pour des responsables politiques et des journalistes d’une responsabilité qu’ils doivent assumer pleinement. De même que le rappel des responsabilités prises par des militaires dans la lutte anti-terroriste au sein de leurs unités de combat relève aussi de l’incitation à la vengeance.
L’animosité entretenue vis-à-vis de personnalités politiques qui ont soutenu l’arrêt du processus électoral s’inscrit également dans cette campagne de division et d’éparpillement des forces qui veulent voir l’Algérie se diriger dans la voie de la démocratie et des libertés. L’important aujourd’hui est qu’un consensus national s’établisse pour rejeter la violence, les assassinats extrajudiciaires, les arrestations arbitraires, la torture et toutes les formes d’atteinte à la dignité humaine.
L’important aujourd’hui, c’est ce que consensus consacre la paix civile, la coexistence pacifique des différents courants politiques et idéologiques et la reconnaissance de leurs droits à la libre expression et à leur protection contre tout arbitraire. C’est le contenu profond du rejet de la polarisation de la société.
La polarisation dans le débat public
Le débat public libre est une marque distinctive de la démocratie. Sa nécessité est indiscutable. Ce débat public peut même prendre la forme de polémiques. C’est cette dernière forme qui prédomine actuellement. Elle n’est pas condamnable en soi. Rapporté au besoin pressant d’affirmer l’unité de la Société civile, le débat public doit être balisé pour ne pas entretenir les haines et les divisions.
C’est ainsi qu’il est possible de faire l’économie des attaques visant à discréditer des personnalités ou des mouvements politiques, des attaques tendant à creuser le fossé qui sépare encore des compartiments de la Société civile. Il sera loisible lors des joutes politiques liées aux échéances électorales de confondre des candidats pour leur comportement moral contraire à leurs proclamations programmatiques.
Ces dénonciations doivent cependant être soutenues par des actes de justice. Dans la situation présente, la confrontation des opinions devrait sauvegarder les possibilités de rencontres et de rapprochements autour de l’instauration des libertés individuelles et des libertés politiques. L’anathème dont sont victimes des démocrates pour leurs contacts avec des islamistes, rencontres rendues possibles par le grand mouvement de la Société civile, le Hirak, est injuste. Il vise à perpétuer l’enclavement des forces politiques et l’atomisation de la Société civile. Rencontrer des hommes politiques d’opinions divergentes ne signifie pas renoncer à ses idées.
A la limite, l’objectif de ces rencontres n’est pas de rapprocher les conceptions idéologiques mais de partager la condition de la libre expression de toutes les opinions, l’instauration des libertés individuelles et des libertés politiques. Les emprisonnements et les jugements des citoyens pour délit d’opinion opérés depuis l’avènement du Hirak touchent des citoyens de toute obédience. Ils devraient convaincre de la nécessité d’agir ensemble pour la perspective de l’Etat de droit.
Le Hirak s’est affirmé dès son avènement comme un mouvement unitaire de la Société civile. Il a transcendé les clivages idéologiques. Depuis la suspension des manifestations, il a manqué des forces politiques “centristes” attachées aux libertés individuelles pour prendre le relais et consolider les rapprochements entre les tendances présentes dans la Société civile.
Malheureusement, trop de voix se sont depuis élevées pour rétablir les divisions antérieures. Une vérité évidente devrait frapper les esprits: la confrontation continue des “projets antagoniques” n’offre pas d’issue aux revendications de démocratie et de liberté de la société civile