Rencontre avec Alice Kaplan, historienne américaine : « Baya a beaucoup rafraîchit l’imaginaire en peinture »

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Rencontre avec Alice Kaplan, historienne américaine : "Baya a beaucoup rafraîchit l'imaginaire en peinture"
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L’écrivaine et historienne américaine Alice Kaplan vient de publier aux éditions Barzakh, à Alger, un récit biographique sur l’artiste peintre algérienne Baya Mahieddine, « Baya ou le grand vernissage ». « Le lecteur, captivé jusqu’au bout, découvre le destin extraordinaire de cette adolescente qui, vouée au rôle de « bonne à tout faire » dans l’Algérie coloniale, sera propulsée au rang de célébrité », précise l’éditeur.


Le livre se concentre sur le vernissage de la première exposition de Baya, à l’âge de 16 ans, à la galerie Maeght, à Paris, en novembre 1947. Matisse, Braque, Camus et Breton assistent à ce vernissage, deux ans après le massacre du 8 mai 1945. « A Guelma (…), le sous-préfet André Achiary encourage les colons français à organiser des massacres dans les campagnes.

Quand l’émeute s’étend à Guelma et à l’ensemble de l’arrondissement de Constantine, ce sont des milliers de musulmans qui périssent. Il s’agit bien de crimes de guerre. L’armée incendie des villages, largue du napalm par avion, on tue à la baïonnette, par frappes aériennes… », écrit Alice Kaplan. A Alger et à Blida, Alice Kaplan a animé plusieurs débats autour de son nouveau livre, paru en France aussi.  24 H Algérie a rencontré Alice Kaplan à la galerie Ezzou’Art, au Centre commercial de Bab Ezzouar, à Alger. Entretien.


24H Algérie: « Baya ou le grand vernissage » s’intéresse en grande partie à la première exposition de Baya à Paris en 1947. Cette exposition a-t-elle lancé réellement la carrière de l’artiste-peintre ?


Alice Kaplan: Le titre est « Baya ou le grand vernissage », donc, il y a, d’une part, le personnage de Baya, qui semble résister à toute cette célébrité qui lui saute dessus en 1947, au moment où elle quitte Alger pour Paris et, de l’autre, l’exposition. Il y a, une dizaine d’années, j’avais écrit un livre sous le titre « Trois américaines à Paris » où j’ai raconté comment Jacqueline Bouvier Kennedy (épouse du président John Fitzgerald Kennedy), Susan Sontag (romancière) et Angela Davis (philosophe et militante des droits civiques) avaient vécu une année parisienne et comment ce séjour avait changé leur destin. Baya a passé un mois à Paris en novembre 1947. Ce mois dans le monde l’art à Paris a changé son destin aussi.


Pourquoi l’intérêt justement pour ce premier vernissage à Paris ?


Il s’agissait des débuts de Baya. Il était peu probable à l’époque qu’une petite fermière, à peine âgée de 16 ans, travaillant dans une ferme florale coloniale, puisse, tout d’un coup, côtoyer Henri Matisse, Georges Braque, André Breton, Albert Camus…des grands noms de l’art et de la littérature.  Baya a fait ces rencontres avec beaucoup de dignité. Elle n’était pas impressionnée. Elle a pu garder son être. C’est pour cette raison que j’ai choisi le titre : « Baya ou le grand vernissage » et non pas « Baya et le grand vernissage ».


Vous avez beaucoup travaillé sur les archives …

J’ai étudié la réception et ce qu’on peut apprendre en fouillant dans les papiers de Marguerit Caminat (la femme qui a aidé Baya à poursuivre sur la voie artistique). J’avais beaucoup d’archives autour de l’exposition de la galerie Maeght, à la rue Téhéran, à Paris, le 27 novembre 1947. J’ai consulté des coupures de presse, des correspondances, des lettres…J’ai un énorme dossier de des articles de presse parus à l’époque. La presse en Algérie (journaux coloniaux) en avait parlé aussi.


Et que racontait la presse française sur Baya ?

Il était déprimant de lire dans cette presse que Baya serait « une petite fille de sorcière » de Kabylie. Baya, selon ces journaux, mangeait « avec les chèvres et les chiens ». On a projeté beaucoup de mythes sur elle. « Elle ne sait ni lire ni écrire », « elle jette les sorts maléfiques », « elle punit ses ennemis avec une aiguille »…Marguerite Caminat, qui a hébergé Baya chez elle à Alger et qui l’a  assisté pour son exposition à Paris, avait bien noté dans ses lettres que tout ce qui se racontait sur Baya dans la presse était faux.


Selon elle, la presse a exploité l’enfance de Baya pour se moquer d’elle et pour la mépriser… Les journalistes français étaient dans l’idéologie coloniale (dans son livre Alice Kaplan cite le journal Combat et l’hebdomadaire féminin Elle). Ils avaient beaucoup de mal à admettre qu’une algérienne, indigène, pouvait être une artiste-peintre. Mais, ils étaient à la fois dans l’idolâtrie et dans le dédain. Un bizarre mélange de compliments et d’insultes. Je ne saurai pas vous le décrire, cela donne mal à la tête !  

J’ai décidé d’écrire ce livre quand j’ai su qu’il existait des archives pas encore exploitées.  C’est quelque chose que je sais faire. J’ai décidé de raconter une histoire à partir de ces milliers de documents. Je pense que Marguerit Caminat qui a fait la donation de ces archives aurait voulu écrire sur Baya. Mais, elle n’a pas pu. Il est difficile de rassembler des dizaines et des dizaines de documents. J’ai travaillé sur ce livre pendant trois ans. Il est paru en France, puis en Algérie. Il paraîtra aux Etats Unis en octobre 2024 sous le titre :  » Seeing  Baya, portrait of an algerian artist in Paris » (Voir Baya, portrait d’une artiste algérienne à Paris).

Les œuvres de Baya ont-elles été exposées aux Etats Unis ?


Il y a eu une exposition de Baya à la Grey Art Gallery à la New York University en 2018. Le titre de l’exposition était « Women of Algiers »(Femmes d’Algérie) (Dans la présentation de cette exposition, la première en Amérique du Nord, pour Baya, il a été écrit : « Bien que Baya soit souvent évoquée dans le contexte du surréalisme, elle a rejeté toutes les étiquettes, y compris celles de « surréaliste », d’« étrangère » et de « naïve ». De plus, les thèmes qu’elle a explorés dans ses peintures – les femmes, le déplacement et l’identité personnelle – continuent de résonner auprès des artistes d’aujourd’hui). Quand les toiles de Baya ont été exposées à la Biennale de Venise, en Italie, en 2022, la presse américaine s’est intéressée à elle et à son œuvre. Des historiens d’art ont écrit des articles sur elle (…).  Je pense qu’il serait bien que des algériens se penchent sur la partie de la vie de Baya en Algérie après l’indépendance du pays en 1962. Les algériens ont les clefs et la sensibilité pour cela.


Quel a été l’apport de Baya dans le domaine de l’art ?

Je ne suis pas historienne d’art mais je sais que André Breton voulait que Baya rafraîchisse le mouvement surréaliste. Un mouvement qui perdait du terrain à l’époque au profit de l’existentialisme (un courant philosophique qui considère l’être humain comme l’unique maître de ses actes et de ses décisions). Breton entrait de son exil américain en apportant des dessins d’indigènes américains. Lui comme tous les modernistes pensaient que les peuples indigènes avaient une sorte de magie et qu’ils pouvaient apporter quelque chose au monde de l’art. Des artistes comme la mexicaine Frida Kahlo ou l’algérienne Baya avaient été utilisées en ce sens. Mais, je pense que Baya a beaucoup rafraîchit l’imaginaire en peinture. Elle n’est pas comme Henri Matisse (un maître du fauvisme, un courant qui met en valeur la couleur). Elle a un style propre à elle.


Y a-t-il un parallèle à faire entre elle et Frida Kahlo ?

Je l’ai mentionné dans le livre. Les toiles de Baya et de Frida ne sont pas du tout les mêmes. On pourrait peut-être parler de couleurs saturées mais elles sont différentes. Baya, c’est le rose indien et le bleu alors que Frida c’est le rouge et le jaune. Je dirai en tant qu’historienne que la réception des deux artistes était similaire. En 1938, Frida Kahlo a exposé à la Galerie Julien Levy à New York à l’initiative d’André Breton. Le même Breton a fait venir Kahlo en France. Elle le détestait parce qu’elle se sentait utilisée par lui. Breton a signé l’essai dans le catalogue sur l’exposition de Baya. Baya ne dira jamais à Breton : « allez vous faire f… ». Elle était trop digne et trop polie. Ce n’est pas son style  (Frida Kahlo a, comme Baya, rejeté l’idée que ses œuvres soient classées comme surréalistes). Par leurs fantasmes, les européens voulaient s’approprier autant Kahlo que Baya. Certains d’entre eux parlaient de Kahlo comme si elle était spontanée, qu’elle n’avait aucun savoir. Ils disaient la même chose de Baya.  

Picasso a-t-il eu de l’influence sur Baya ?

Elle a eu, peut-être, elle-même de l’influence sur Picasso. Ils ont passé l’été 1948 ensemble à Valaurisse, aux Alpes-Maritimes, au sud de la France, dans l’atelier Madoura de sculpture. La belle de fille de Baya Salima Mahieddine m’a confié que l’artiste ne savait même pas qu’elle était avec Picasso, l’homme à l’accent espagnol, le maître du cubisme, à Valaurisse. Elle savait seulement qu’il était un homme gentil avec qui elle a partagé un couscous. C’est ce qu’elle aurait dit à sa belle-fille ( « Salima Mahieddine a l’habitude de partager ce qu’elle sait de Baya avec des chercheurs et des conservateurs qui sollicitent la famille de l’artiste en quête d’anecdotes », écrit Alice Kaplan dans son livre). On parle parfois de Baya et Matisse ou de Baya et Picasso… Lorsqu’on lui mettait la pression, Baya répondait : « je ne sais pas ». Elle a maintenu cette dignité et ce refus de répondre aux sollicitations.


Baya a-t-elle  laissé des mémoires ?


Elle a laissé beaucoup de lettres qui sont dans les archives. Je cite une de ses premières lettres, écrite en 1945. Durant cette période, elle apprenait à lire et à écrire avec une enseignante qui s’appelait Mlle Bureau. Elle venait toutes les semaines à la maison à la Rue d’Isly (Alger) pour les cours. Baya a écrit une lettre à Mireille Farges, la fille d’Henri Farges, patron de la ferme florale de Fort-de-l’eau où elle travaillait. Elle a décrit la Seine, les oiseaux, la sortie sur le balcon avec Marguerite pour faire sécher les cheveux. Bien qu’elle maîtrise à peine le français, on sent dans cette écriture qu’elle a déjà l’imagination visuelle. Baya  n’aimait pas faire de la théorie, elle était très modeste. J’ai trouvé une magnifique photo de Baya (page 14 du cahier des images dans le livre). Là, l’artiste est différente de celle qu’on voyait dans le vernissage. Elle est en tenue de travail en plein création. On voit bien que c’était une artiste qui s’assumait et qui a un savoir-faire. Elle a toujours travaillé la terre depuis la petite enfance. Marguerite Caminat aimait prendre ses statuettes d’argile pour les amener chez le boulanger aux fins de les mettre dans le four. On en voit pas mal à la Galerie Maeght en 1947 avec les tableaux.


Quel était le rapport de Baya avec le poète Jean Sénac ?

Senac était lié d’amitié avec Baya. Il a publié au moins un volume illustré  des dessins en encre de Baya. Quand Marguerite a amené Baya chez elle pour la première fois avec son mari (Frank McEwen Bensusan). Ils ont habité dans la même rue (Elisée Reclus) où habitait Sénac et où il a été assassiné  des années plus tard (30 août 1973). Après le départ de son époux, Marguerite a déménagé au numéro 5, rue d’Isly (Larbi Ben M’hidi actuellement). Le 1 mai 1945, lors d’une grande manifestation nationaliste, les habitants de la rue d’Isly ont pris leurs fusils et tiré sur la foule. Il y a au moins eu trois morts. Ces événements ne sont pas beaucoup évoqués dans la presse française de l’époque (…).

Les travaux de Baya ont ravivé des souvenirs d’enfance chez vous, n’est-ce pas ?


C’est vrai. Quand j’avais cinq ou six ans, j’adorais un tableau qui était accroché à la galerie de Minneapolis (Minnesota), ma ville. C’était une toile de Franz Marc (peintre expressionniste allemand) qui s’appelle « Les grands chevaux bleus » (huile sur toile). Le bleu dans ce tableau est incroyable. Quand j’ai vu les tableaux de Baya, je me suis rappelée mon enfance en regardant l’art sans arrière-pensée, sans le poids de ma carrière académique (Alice Kaplan enseigne à l’université de Yale aux Etats-Unis). Baya m’a apporté une fraîcheur, offert un vrai cadeau, m’a donné une vision que j’avais un peu perdu. On n’explique pas souvent le coup de foudre qu’on peut avoir pour un artiste-peintre. Cela fait partie des charmes de la vie. J’ai l’honneur aussi de la faire connaître un peu plus (…) Si Baya avait vécu de nos jours, elle aurait pu avoir des études à l’Ecole des beaux arts, aurait pu entrer dans des musées… Mon livre est la restitution d’une période de la vie de Baya. On a très peu travaillé sur ce qu’a été l’Algérie après la libération de novembre 1942.


Après le débarquement des Alliés opposés à l’Allemagne nazie et au régime de Vichy en Afrique du Nord…


Aux Etats Unis, on parle tout le temps du débarquement allié en Normandie, le 6 juin 1944 (opération Neptune) mais on ne parle jamais de Mers El Kebir et du débarquement allié en Afrique du Nord (le 8 novembre 1942 à Casablanca, Oran et Alger, opération Torch). Henri Farge, qui avait la ferme florale de Fort-de-l’Eau où travaillait Baya, était secrétaire général de la France combattante (Résistance au régime français pro-nazi de Vichy, la capitale de la France libre devenue combattante fut transférée de Brazzaville à Alger en 1943).


Les jeunes américains ne savent pas que des soldats algériens avaient contribué à libérer l’Europe durant la deuxième guerre mondiale. Ils ne savent pas qu’il y eut des manifestations en Algérie en mai 1945 pour réclamer l’indépendance du pays après avoir sauvé l’Europe (du nazisme et du fascisme). Pour un historien, c’est une fascinante chaîne d’événements dans laquelle Baya était prise. On connaît encore mal le foisonnement culturel d’Alger à l’époque avec la création de revues artistiques. Baya a percé dans ce mouvement créatif…


Il y a une tonne de renseignements autour de l’exposition à la galerie Maeght le 21 novembre 1947. Le galériste Aimé Maeght écrit à Marguerite Caminat pour lui confier qu’il était quelque peu troublé par les travaux de Baya. J’ai enquêté et j’ai trouvé des listes de tous les tableaux de Baya vendus en 1947 avec les prix. J’ai essayé de suivre quelques tableaux. L’histoire de Baya a été malmenée par le colonialisme. Je ne me suis pas intéressée à la vie privée de Baya après l’indépendance de l’Algérie. Je n’ai pas eu beaucoup de données (en 1953, Baya, prise en charge par la famille de Ould Rouis à Blida, a célébré son mariage avec le chanteur du aroubi et du châabi Mahfoud Mahieddine avec qui elle a eu six enfants) .


Dans le livre, vous citez Salima Mahieddine, belle-fille de Baya…

Les souvenirs de Salima pourraient faire l’objet d’un livre surtout sur le grand voyage avec Baya en France. Les deux femmes ne dormaient pas beaucoup, passaient la nuit à discuter, à évoquer le passé…Je n’ai pas utilisé beaucoup de mes entretiens avec Salima. Je me suis plutôt fiée aux documents publiés et aux notes de Maeght. C’est aussi un livre sur cette relation difficile, compliquée et ambivalente entre Marguerite Caminat et Baya. 

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