En 1869, âgé seulement de quatorze ans, le lycéen Arthur Rimbaud participe à un concours académique. Comme à son habitude, il va rafler le premier prix. La précocité du lycéen de Charleroi est notoire. Le sujet du concours est rédigé comme suit, concis et précis : « Jugurtha ». Le génie rimbaldien va en faire un poème de quatre-vingts trois vers, rédigé en latin en l’honneur de l’Emir Abdelkader.
Comment un lycéen certes brillant a pu faire ce pas de géant à travers les siècles et réunir dans un poème deux grandes figures de l’histoire de notre pays ? Il se trouve que le contexte historique explique largement ce raccourci pris par un génie naissant qui va marquer pour longtemps la littérature et la poésie françaises, traversant leur ciel comme un météore.
Petit-fils de Massinissa, Jugurtha est un roi numide à la forte personnalité, ce qui lui permet de s’imposer face à tous ses concurrents et surtout les Romains, inquiets des velléités unificatrices de ce chef numide, connu pour sa bravoure et sa témérité . Plusieurs batailles vont opposer l’armée de Jugurtha aux Romains. Mais l’armée romaine finira par l’emporter et Jugurtha, fait prisonnier, est condamné à mourir de faim dans une prison à Rome en 104 avant Jésus-Christ. Cet épisode de l’histoire de Rome est connu sous le nom de Guerre de Jugurtha.
Abdelkader est quant à lui le symbole de la résistance contre l’invasion coloniale française. Après avoir guerroyé sans répit pendant quinze ans, ayant perdu sa smala, il se rend devant la supériorité militaire des Français. Après plusieurs années pénibles d’emprisonnement, il est libéré par Napoléon III et se retire en Syrie où il séjournera jusqu’à sa mort. Résistant, Abdelkader le devient par la force des choses pour ainsi dire. Lettré, amoureux des livres, mystique à ses heures, rien ne le destinait en fait à la vie tumultueuse qui fut la sienne.
« Le génie chez Rimbaud est l’ordinaire »
Rimbaud écrit son poème en trois heures de temps, en latin et en choisissant délibérément de ne pas utiliser son dictionnaire. Durant ses courtes années de création poétique, il fera toujours preuve de sûreté insouciante, frisant la désinvolture, mais marquée par le génie. Le génie chez Rimbaud est l’ordinaire.
Prenant prétexte de Jugurtha, il trouve là l’occasion de s’exprimer sur le combat de Abdelkader, plus actuel que celui de son illustre prédécesseur. Par ailleurs, exergue inspiré des Lettres de Balzac annonce d’emblée la couleur et la parenté des deux personnages historiques :
« La Providence fait quelquefois reparaitre le même homme à travers plusieurs siècles. »
Tout est dit. Le raccourci historique de Rimbaud se trouve amplement justifié par le maître ès-lettres françaises qu’ est Balzac. Mais le Poète, même de quatorze ans, à sa propre justification, scandée en ouverture du poème et quatre autres fois :
Il est né dans les montagnes d’Algérie un enfant, qui est grand ;
Et la brise légère a dit : « Celui-là est le petit-fils de Jugurtha !… »
La connexion est établie et tout le reste est littérature. Grande littérature certes, mais que littérature, malgré ce qu’ en pensent certains qui font de Rimbaud un soutien de la cause algérienne, un militant anticolonialiste, un défenseur de l’Islam, et j’en passe. Ce poème est une fulgurance géniale et Rimbaud, faut-il encore le rappeler, n’a que quatorze ans. Trop jeune encore pour avoir une conscience politique et pour militer. De plus, le sujet traité lui est imposé par l’académie ; il ne l’a pas choisi.
Quelques années plus tard, le poète révolté s’attaquera à la morale des apparences et à l’hypocrisie de la société, tant à travers ses poèmes que par son comportement qui a scandalisé la plupart de ses contemporains.
La conclusion du poème est d’ailleurs d’une plate orthodoxie :
Rends-toi, mon fils, au Dieu nouveau ! Abandonne tes griefs !
Vois surgir un meilleur âge…La France va briser tes chaînes…Et tu verras l’Algérie, sous la domination française, prospère !
Au 19ème siècle, la colonisation est une entreprise positive majoritairement approuvée tant dans les milieux populaires qu’ au sein de l’intelligentsia , à l’instar de Tocqueville et Victor Hugo pour ne citer que ceux-là. Le premier, fervent défenseur de la liberté et père du libéralisme occidental, a soutenu l’invasion et ses excès dès le premier jour. Le second, poète généreux et grand dénonciateur des violences contre la Commune de Paris , au courant de tout ce qui se passait en Algérie, se taira sur tout.
Jugurtha et Abdelkader sont deux personnages historiques faisant partie des programmes scolaires de cette époque. Le statut de Abdelkader va totalement évolué au long du siècle, passant du guerrier décrit souvent comme sanguinaire, sans compassion aucune pour ses ennemis, qu’ ils soient de son peuple ou Français, à celui de héros positif qui n’hésite pas à intervenir vigoureusement pour sauver des centaines de chrétiens d’une mort certaine en Syrie. A ce moment-là , il devient la coqueluche de toute l’intelligentsia européenne et particulièrement en France où il est reçu en grande pompe. Et Rimbaud n’est pas désinformé à ce sujet, loin de là pour ce grand lecteur des journaux de l’époque.
Le lien entre Jugurtha et Abdelkader donne l’occasion à la France, puissance coloniale et impériale, de s’inscrire dans le sillon de la Rome antique. Abdelkader serait le Jugurtha des temps modernes. Et la France , la nouvelle Rome. Des Romains aux Roumis, l’histoire se répète et nos aïeux n’ont pas été dupe.
La connaissance qu’ avait Rimbaud des choses de l’Islam a également fait l’objet de conjectures, sans aboutir à des conclusions probantes. Il a certainement profité de documents divers ayant appartenu à son père qui , lui, avait une connaissance plus poussée sur le sujet et mise à profit pendant son séjour en Algérie en tant qu’ officier de l’armée d’occupation.
Rimbaud tentera en vain une carrière de colon à Harare , dans l’est de l’Ethiopie : il retournera en France en piteux état et mourra dans un hôpital à Marseille, répétant sans cesse dans son délire : « Allah karim ! », seul vestige rapporté de son séjour dans la cité musulmane.
Jean Amrouche et Kateb Yacine ont tous deux évoqué , chacun à sa manière, le souvenir des deux personnages : l’Eternel Jugurtha de Amrouche et Abdelkader et l’indépendance algérienne de Kateb Yacine.
Il n’est pas interdit de poursuivre ce voyage à travers les siècles jusqu’à la Place Audin. Les petit-fils de Jugurtha ont rejoint les petit-fils Abdelkader. Main dans la main, dans le Hirak, ils tentent de faire bouger les choses, de faire éclater les carcans de toutes natures qui enserrent jusqu’à l’étouffement la société algérienne, plus assoiffée que jamais de liberté et de justice.
[…] retrouve l’Algérie comme élément de parcours chez l’un des plus abjects personnages de la Semaine sanglante. Il s’agit du général Gaston […]
Si seulement les gens lisent un peux.
Il était de Charleville et non Charleroi. 😉