Le metteur en scène et comédien, Slimane Benaïssa, commissaire du Festival international du théâtre à Béjaïa, est revenu sur son expérience avec la traduction de textes dramaturgiques. Il s’est exprimé lors d’un colloque national sur la thématique « Théâtre amazigh et adaptation : pratiques et enjeux identitaires » tenu les 13 et 14 octobre 2024, à la faveur de la 13 édition du Festival international du théâtre à Béjaia, qui s’est déroulé du 10 au 18 octobre, au Centre national de recherches en langue et culture amazigh (CRLCA), à l’université Abderrahmane Mira.
« La meilleure façon de dépasser les mystères de l’écriture dramaturgique et d’apprendre à écrire, c’est de traduire les pièces du répertoire universel. Cet exercice m’a beaucoup appris sur l’universalité, les limites et les spécificités de nos sociétés », a -t-il déclaré lors d’une intervention intitulée, « Traduire la réalité ». Il est revenu sur la traduction de la pièce « L’exception et la règle » du dramaturge allemand Bertolt Brecht (écrite en 1830).
« Cette pièce qui traite du rapport d’exploitation entre patrons et ouvriers est une problématique que nous connaissons et pour laquelle nous avons les mots facilement transposables dans le désert sur une plateforme pétrolière. Au-delà de la langue, qu’est-ce qu’il y a vraiment à traduire dans une pièce de théâtre. Si on considère qu’une pièce de théâtre est faite de situations qui vont mettre à jour un certain nombre de conflits et que toutes les constructions dramaturgiques visent à rendre les conflits apparents et compréhensibles, on se rend compte que ce qui est universel dans une pièce est justement le conflit, le reste est spécifique à chaque société et, par conséquent, à la langue dans laquelle elle est écrite », a-t-il souligné.
« Les aphtes d’un traducteur »
Selon lui, les humains vivent les mêmes conflits mais les expriment d’une manière différente, « chacun selon sa culture et à travers sa langue ». « Je traduisais les situations et les personnages, pas la langue pour mieux exprimer le conflit(…) Souvent les scénarios de films écrits en français sont mis à l’épreuve de l’arabe algérien et nécessitent une réécriture, une adaptation en quelque sorte pour qu’ils deviennent des versions originales. En écrivant en français, nous regardons notre réalité à partir d’un espace extérieur à la langue avec laquelle nous communiquons », a-t-il noté.
Il a dit avoir parfois « les aphtes d’un traducteur » dans le traitement d’un texte pour « inventer » des mots qui expriment le mieux le sens. « Pour raconter ma société, je prends dans la langue française juste les mots pour dire sans me référer à elle. C’est-à-dire que je mets cette langue au service de mon univers, à ce moment-là, je ne suis plus auteur, mais bel et bien traducteur. La langue française nous donne une distance par rapport à notre société, et c’est là que s’inscrive la liberté. Mais, cette distance est trop grande et modifie fatalement notre regard sur nous même, ce qui est aliénant », a analysé l’auteur de « Babour ghraq ».
Et d’ajouter : « Mes trois cultures, mes trois langues, l’arabe, le berbère et le français, ne sont pas superposées et indépendantes dans mon esprit. Mon métissage n’est pas seulement la somme des langues que je connais, c’ est une fusion des cultures en moi. Ma pluralité est une synthèse faite de trois cultures. De ce point de vue, mon regard est différent de celui de ma culture d’origine, différent de celui de ma culture acquise, et à ce titre, quelle que soit la langue que j’utilise, je traduis et en traduisant, je prends partie ».
« Un langage par sous-entendus »
Selon lui, les poètes et les narrateurs ne pouvaient pas tout dire en public. « Ils ont alors développé un langage par sous-entendus afin de dépasser les limites du discours social, colonial et populaire. Ils ont développé des codes de communication pour déjouer la censure. Face à cela, la langue n’était plus dans ses mots, dans ce qu’on entendait, mais dans ce qu’elle sous-entendait. A l’école française, j’ai appris que le théâtre ne se réalisait pas totalement dans ce qu’il dit, mais dans le non-dit. J’ai tenté alors de dériver du sous-entendu de la langue maternelle vers la force du non-dit pour construire une langue pour le théâtre algérien.A un moment de cette expérience, j’ai compris que cela ne suffisait pas », a analysé Slimane Benaïssa.
« La langue devait être le personnage principal de toutes mes pièces. Il me fallait mettre en situation des personnages pour qui il fallait inventer une langue, sinon ils ne sauraient pas dire ce qu’ils disent. Ils seraient incapables de dialoguer (…) J’ai eu une plus grande aisance à travailler les textes parce que j’ai libéré la langue de sa quotidienneté et je l’ai inscrite dans une autre réalité, là où elle ne s’est jamais risquée », a-t-il soutenu.
Il a confié que le projet d’écriture lui même guide dans sa décision d’écrire en arabe et en français. « Ce qui détermine mon choix est instinctif mais il y a d’autres paramètres. J’ai essayé de me placer dans le cadre culturel de chaque langue pour trouver ma démarche théâtrale et dramaturgique. Pour moi, chaque situation théâtrale était intraduisible d’une langue à une autre, si je devais traduire, il n’y aurait qu’une seule issue, réécrire », a-t-il souligné.
Le colloque national sur la thématique « Théâtre amazigh et adaptation : pratiques et enjeux identitaires » entre dans le cadre d’un travail de recherche mené par le CRLCA sur l’adaptation au théâtre. « On évoque la transécriture pour éviter de parler d’adaptation. Dans la pratique, on se limite à la notion de fidélité. Cela nous intéresse de questionner le passage d’une écriture à une autre », a précisé Kamal Medjdoub, président du colloque et chef de l’équipe de recherche.